Je quittais son chevet, je voulais oublier

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Je quittais son chevet, l’inquiétude tapie au fond du ventre. Pour moi, c’était trop ; il n’y avait rien qui aurait pu le guérir de sa mégalomanie avancée, tout comme nul médecin ou géliste avait le pouvoir d’inverser le processus de rigidification. C’était le sort qui attendait tous ceux qui travaillaient dans les mines de Sable Noir et qui, tôt ou tard, finirait par me frapper. Rageur, j’envoyais un coup de pied dans l’androïde infirmier qui bippa de panique. Je m’excusai, renfrogné, les mains dans les poches et le cœur dans les bottes.

Traversant le sas, je serrais contre le moi le souvenir heureux de nos explorations souterraines, là où tant avaient passé leur vie à battre les nuages à plein vent pour en découvrir le moindre secret. Je me rappelais des chutes des Vitre-Neuves, à l’eau nacrée à cause des cristaux d’aragonite et de sélénite ; moi et Kasik, nous nous lancions des défis tels deux huppak en rut. Après douze heures sous la voûte, j’avais allumé la loupiote magnétique pour faire rayonner la caverne. La lumière, déformée par les calcites, offrait aux yeux un spectacle pyrotechnique impressionnant. Puis, à cause des réactions chimiques dues à l’infrarouge émis, les gemmatiques libéraient des ondes sonores discontinues en se désagrégeant lentement, produisant une sorte de mélodie digne des plus grands ballets gothiques d’avant la Fragmentation. C’était dans ces moments-là que mon ami et moi, on oubliait nos craintes et nos rivalités.

En me perdant dans mes pensées, je ne fis pas attention et percutait la troisième sous-officière du pont neuf. Portant une pile de documents qui s’envolèrent à sa chute, son chapeau parfaitement placé sur sa tête tomba sur ses yeux alors qu’elle lâchait un :

— Ouille !

— S’cusez… et je m’apprêtais à partir quand :

— Une minute (elle se releva avec l’adresse propre aux militaires entraînés) votre matricule.

— Relax, Nolah. Ce n’est que moi.

Ton matricule, Olin.

Je soupirai et sorti ma carte en tungstène gravée. Chaque membre de la base planétaire en possédait un et devait le garder sur lui en permanence, du plus humble général au plus odieux travailleur. Elle le passa au crible de son scanner oculaire avant de me le rendre.

— Tout est en ordre.

— Parfait, alors… bonne journée, sous-officière.

Nolah ne me laissa pas m’en tirer à si bon compte : elle m’attrapa par le bras et prit un air bien moins sérieux, bien plus soucieux.

— Comment il va ?

Je me tendis. L’image de Kalik, la peau presque aussi dure que de la pierre et tout aussi cassante, à peine respirant, à peine vivant…

— Mal. Il va pas passer l’hiver tonique.

— Et le docteur Gao ?

— Il continue de lui donner un traitement.

— Qui fonctionne ?

— Lâche-moi ! (je me retirais vivement) Si tu veux tant savoir, va lui demander par toi-même !

— Olin… tu sais bien que je ne peux pas.

— Ah oui ? (ma rage se tourna vers elle) Tu vas me dire que cette connerie de travail militaire est plus importante que ton petit ami ?

Elle se hérissa.

— Ce n’est pas ça, et tu le sais très bien.

— Alors quoi ? Tu supportes plus de plus pouvoir le baiser maintenant que c’est un caill…

Sa gifle partit fort, je la sentis passer. D’habitude, elle prenait des gants avec moi parce que, même si elle mesurait une tête de moins que moi, elle en pesait cinq de plus en muscles. Ma joue rougie me lança quand je l’effleurais, pourtant ce ne fut pas ça qui me fit le plus mal. Le regard de Nolah était si violent que j’en perdis l’usage de la parole.

— Je protège cette cité avec ma force et ma voix, expliqua-t-elle pour la centième fois. Toi, tu la nourris avec tes bras et ton sel. Tout ce que tu peux faire, c’est veiller sur tes proches de bâtiment, rien de plus, rien de moins.

Et elle ramassa ses documents un à un, en silence. Moi, je restais le regard dans le vide, la main sur la joue. L’excuse me resta en travers de la gorge quand je regardais mon amie s’éloigner d’un pas leste et saccadé.

* * *

Plus tard, je me retrouvais sur le pont douze. Alors que j’enfilais ma tenue de mineur avec la désagréable impression que mes articulations se muaient en rouages, mon « oncle de chantier » vint à ma rencontre. Tibeult, qu’il s’appelait ; un vieux nom de l’Ancien Monde qui n’avait pas de signification particulière, là où Olin pouvait se comprendre comme « trapu », Kasik se traduire par « sépage » et Nolah par « hélice ». Tibeult était l’incarnation du sérieux jovial, une chose rare dans un milieu aussi étrange que Malacota.

— On s’enfonce à combien ? lui demandai-je.

— Trente sicrites.

— C’est dix de plus qu’hier. Y a déjà assez de Sable Noir dans les vingt premières.

— Le sécatier a détecté une activité intense au niveau du noyau. Il veut pas qu’on creuse, il veut qu’on utilise les galeries.

— Euh… Je te suis pas.

Je mentais.

— T’écoutes jamais en réu, hein ? Les Galeries Adéaliques sont un vestige du peuple qui vivait sur cette planète. Il y en a des millions qui font de ce monde un labyrinthe souterrain. Mais c’était trop dangereux à cause des cristaux gemmatiques qui réagissent à la lumière de nos torches. Sauf que… (il sortit une loupiotte magnétique) Tadaaa~ ! Regarde-moi cette merveille…

Il me laissa prendre l’appareil. C’était léger, petit et facilement manipulable. Quasiment le même modèle qu’avait désigné le père de Kasik pendant la Grande Envolée. Et pourtant…

— Qui a fabriqué ce truc ?

— C’est Laupok.

Mon sang se glaça. Laupok. Ce fils de haut-dignitaire était un cramé de la science optique, mais il passait plus de temps à faire de la branlette intellectuelle sur des machines à voyager dans le temps qu’à inventer des choses utiles. Il était vraiment imbuvable, surtout parce que Kasik l’avait fréquenté à l’université jusqu’à que son ami se fasse renvoyer. Je le détestais parce qu’il s’était moqué de la plupart des choses que Kalik avait dit à propos des grottes. Mon dégoût se mua en haine.

— Il l’a plagié…, murmurai-je.

— Je te pris de tenir ta langue, minéreux.

Je me tournai pour voir l’opportuniste débarquer en grande pompe. Il portait une de ces nouvelles combinaisons dernier cri qui flamboyait tellement et ce même sous la lueur de la naine rouge. Flanqué de son secrétaire, il s’avança jusqu’à moi pour me prendre l’appareil de mes mains et le lever au dessus de sa tête, tel une statue de héros victorieux. D’une voix solennelle, il déclama

— Ceci sera la phare d’une nouvelle aube, la lumière qui chassera les ténèbres ! (Vivement, il se tourna vers son secrétaire et prit un ton frénétique) Qu’est-ce que tu attends ?

Je me retenais de rire et de le pousser dans le gouffre. Le meurtre de sang froid envers quiconque était puni par la désintégration et on perdait tout espoir d’être ressuscité – avec l’exception de la rigidification – alors je levais un sourcil et ignora royalement l’hurluberlu. Il interpréta mon absence de réaction pour une admiration muette et un large sourire cicatrisa son visage.

— Je sais, je sais, je suis un génie. Si seulement Kasik était là, nous aurions pu discuter… À la place, je dois vous supporter, toi et ton air de silure.

— Un mot de plus et il se pourrait que tu tombes accidentellement dans une mare mavrosique, lâchais-je sans équivoque.

Je croisais son regard pour lui faire comprendre que je ne rigolais pas. Je me détournai pour faire les réglages thaumiques de ma combinaison, ce qui prenait pas mal de temps. Négliger cet aspect vous amenait à une rigidification immédiate, sans espoir de guérison. Parfois, j’entendais dans les couloirs que le remède se trouvait à cinquante sicrites sous la surface. Kasik et moi étions descendus à cent.

* * *

Il faisait si noir que mon regard ne dut que se porter sur le cou de Kasik. Bien que son père soit homoïde, sa mère était une jilkonund. Ainsi, son ascendance lui permettait d’être à la fois nyctalope et amphibien. L’eau autour de moi était boueuse à cause de la quantité énorme de Sable Noir qui nous entourait, pourtant Kalik s’y déplaçait comme dans de l’air. Je m’étais attaché à lui pour profiter de son aspiration et tous deux, nous voguions dans ces abysses oubliés.

Je regardais mon compteur : 20 %. C’était normal après tout : cela faisait plus de huit ticks que nous nous étions enfoncés et mon incubateur à oxygène était à sec.

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