Sous l'arbre coincé
Si bien qu’il me fallut plus de temps pour commencer à comprendre que j’étais empêtré que de temps pour m’en sortir, je dus bien entendu crier à tue-tête :
— Putain, y a personne dans ce bled de merde pour m’aider ?
Laissez-moi vous poser le contexte : il est de ces matins qui vous restent en travers de la gorge à cause d’une mauvaise soirée mal avalée. Vous savez, de celles qui vous amènent au bar frais comme un gardon, pour vous en sortir essoré comme une vieille chaussette. La raison pour laquelle j’ai passé ma soirée dans ce fameux bar irlandais, c’était pour noyer mon énième dernier rendez-vous raté. Enfin, raté ! On m’accuse de goujaterie et je ne sais quelle…
— Vous pouvez arrêter de brailler ?
Je m’interrompais dans ma beuglante plainte pour constater, de la position coincée où j’étais, une sorte de gugusse singulièrement disposé à bousculer toute norme vestimentaire. On aurait dit qu’un porte-manteau de resto familial avait pris forme humaine, avec le genre d’œil qui vous scrute sans vous voir vraiment, un peu furtive et fuyant à la fois.
— Aidez-moi à sortir de là ! me plaignis-je après un grognement d’effort pour m’en charger moi-même.
Pour vous investir d’un contexte un peu plus précis sur la situation présentée, ma fatigue et mon sale caractère m’avaient amené à m’empêtrer dans l’enchevêtrement de racines de l’arbre qui poussait au milieu du parking, perçant effrontément le bitume au gré de tout. Je ne vous raconterais pas pourquoi je suis allé dans l’arbre pour essayer de retrouver ce petit souvenir cristallisé que j’avais enterré des années plus tôt.
— Il faut dire le mot magique, me répondit mon potentiel allié en mâchant ses mots.
— Eurgh, quoi ?
Je tournais de nouveau la tête, bien que la position me soit très inconfortable : l’autre grattait l’arrière de son oreille en regardant dans le vague. Et c’était moi le goujat ? Avec force de soupirs et morigénations, je lâchais :
— S’il vous plaît.
Mais, aucune réaction. Je le regardai de nouveau : il était carrément en train d’ouvrir la porte de l’immeuble pour s’en aller. Excédé au plus haut point, je lui lâchai non sans mal :
— Pourriture de babtou fragile !
Il s’arrêta sur le seuil et j’eus peur. Oui, moi, du haut de mes vingt-sept ans d’existence à la dure, je n’avais eu peur que deux fois : quand ma mère m’a trouvé avec le pot de pâte à tartiner dans ma chambre, les mains et la bouche couvertes de pâte collante et huileuse ; et quand j’ai eu mon premier rendez-vous galant, à l’âge mature où l’on vous botte le fessier hors du lycée. Voilà que maintenant, la liste s’allongeait à trois.
Je clignais des yeux et, soudain, le visage crâneur de cet hurluberlu fut à quelques centimètres du mien. Il se tenait à quatre pattes tel un contorsionniste et sa tête n’était non pas penchée, mais dévissée légèrement.
— Vous êtes vraiment sûr que vous voulez que je vous aide ?
Sa voix n’avait pas l’accent naturel de mes pairs et semblable. L’effroi primaire que j’en ressentis me fit comprendre qu’il faisait partie du peuple de la Lisière : les Invermondains, ou le genre de personnes avec qui on ne veut pas avoir à faire affaire. Je faillis dire non, mais l’arbre, que mon souvenir avait fait pousser, commença à taillader mes jambes et mon torse de ses racines cruelles.
— D’accord, d’accord, dit en arrachant ses mots de ma gorge à contrecœur.
Sans que sa tête bouge, le corps Invermondain se déporta sur la gauche puis s’étira jusqu’à atteindre l’arbre ; là, il le caressa gentiment du bout des doigts et mon kidnappeur desserra son emprise. Je me précipitais hors du creux en ignorant les zones rougies qui m’élançaient, et m’écartai à toute vitesse de mon libérateur. Mais ça ne servait à rien de fuir : j’avais accepté le marché.
Tel un caramel à moitié fondu mis au réfrigérateur, sa silhouette se remit en place sous les couches de vêtements. Portait les t-il à cause du froid constant – comparé à l’éternel été de la Lisière, si l’on en croyait les rares témoignages – ou juste pour contenir un corps en ébullition constante ? Je préférais ne pas imaginer son corps nu, sachant que j’avais déjà du mal à faire de même avec qui que ce soit.
— Je m’appelle Caeldr. Dis-moi ton nom.
Cela sonnait moins comme une invitation que comme un ordre. J’obtempérai néanmoins :
— Jack Damien Yerkes.
Je passai une main sur mon crâne presque chauve pour chasser la sueur. Le soleil perça un trou dans les nuages, éclairant la face de renard de Caeldr. Il n’avait pas la tête d’un habitant du monde réel, et cela m’étonna : j’avais lu que les Invermondains aimaient se fondre dans la foule sous des traits on ne peut plus communs… qui au final ne l’étaient plus tellement ils l’étaient.
— Tu sais dans quoi tu t’es engagé ? (Caeldr montra l’arbre d’un geste et d’un sourire lapidant) Quand tu m’as demandé de l’aide.
— Oui, oui, finissons-en. Mange mes dents, ou mes ongles ou je ne sais quelle connerie.
J’attendais presque en tapant du pied qu’il prenne son dû, parce que même si j’avais peur, je n’étais pas idiot au point de fuir, et de mettre à dos plus de problèmes en ne respectant pas les traditions ancestrales d’un peuple voisin. Caeldr me surprit en haussant des épaules et lâcher un « pff » moqueur.
— Tu nous prends pour des sauvages ? C’est une tradition abolie depuis longtemps, ça.
Je décroisai les bras, confus, le regardant sourire de joie face à ma réaction.
— Oh, allez, je vais pas te manger ! Mon cher Jack, je ne vais qu’emprunter un peu de ton temps. Disons… quelques jours ?
— Je ne te suis pas… Ça va me faire vieillir ?
— Tu aurais vieilli que je ne serais même pas venu, alors sois heureux que je sois là !
Ah oui, quel plaisir…, pensai-je en le voyant discuter avec l’arbre. Sauf que j’ai un travail, des factures à payer et une vie à gérer ! Mais je gardai mes considérations ; dans tous les cas, je pourrais demander une prime de risque pour avoir accompli une tâche d’Invermondain.
— Qu’est-ce que tu me veux exactement ? finis-je pas dire, exaspéré de le voir m’ignorer malgré la situation.
Caeldr leva son doigt vers moi sans se tourner de l’arbre.
— Chut ! Je discute… Oui, oui… Vraiment, il a fait ça ? (Il me lorgna du coin de l’œil) Il n’en a pas l’air, pourtant, avec son style.
— Dites, vous faites quoi là ?
Mais je n’eus pas le loisir d’obtenir plus d’explications que Caeldr me prit par la main ; je me sentis me tordre et me diffuser dans l’air au travers des frontières du temps et de l’espace, avant de m’écraser au sol avec un bruit de sourd. Ce fut tellement soudain que je n’en criai même pas, mais dès que je me relevais, la douleur m’arracha un grognement. Je suis tombé de Charybde en Scylla…
Je me trouvai sur une corniche rocheuse surplombant une vallée touffue de pinède, au travers de laquelle je distinguai les lueurs distendues des demeures invermondaines. La chaleur moite de l’été me força à enlever ma doudoune, déjà trempée de sueur.
Soudain, Caeldr de l’ombre d’un figuier. Son sourire ravi m’agaça immédiatement et ses yeux pétillaient. Il avait des feuilles dans ses cheveux bouclés qui lui donnaient l’air d’un brocéliard, l’un de ses petits êtres des branches qui volaient vos pommes dans votre panier.
— Ah, Jake, te voilà ! Je te croyais écrabouillé sous le pied d’un géant.
— Tu aurais pu me prévenir, grommelai-je.
— C’est vrai, mais ça m’aurait fait rater ta superbe réaction !
Il mima un visage crispé, caricaturalement étonné dont je n’eus aucun mal à découvrir l’origine. Après ça, il guetta ma réaction tel un enfant devant le crêpier qui étale la pâte chocolatée, mais je ne lui offris rien d’autre qu’une profonde indifférence, bien que j’en concevais un agacement personnel déjà associé à cet Invermondain.
— Huh… Tu as enterré ton humour avec ton souvenir ?
— Je vais mettre les choses au clair.
Je m’approchai malgré le danger de mon contractant, qui pouvait se changer en écrabouilleur d’humains d’un instant à l’autre, et ponctuai mes mots en enfonçant successivement mon doigt dans son torse.
— Tu ne parleras pas de ma vie. Tu ne parleras pas de mon manque d’humour. Tu ne parleras pas de l’arbre et surtout, surtout tu ne parleras pas de mon souvenir.
Son sourire enjôleur gardait bien ses émotions derrière un masque, mais je sentais – ou au moins pensait – que j’avais touché un point sensible. Il haussa les épaules.
— Si on peut plus s’amuser… C’est toi qui vois ! Moi, je veux juste que tu m’aides.
— Ah ouais ? C’est pas mon monde, j’y connais connais rien et je n’y ai pas ma place.
— Personne n’est jamais vraiment à sa place, si tu veux une petite sagesse à vendre.
— Combien elle coûte ?
Je frémis en voyant son allure soudainement joueuse et je tournai la tête vers la vallée. Un petit chemin escarpé nous permit de nous faufiler dans la forêt, qui d’après Caeldr n’aimait qu’on la survole. Je pus immédiatement vérifier ses paroles en levant la tête une fois en bas : les aiguilles avaient la forme d’épées et elles cisaillaient l’air en permanence, laissant fureter dans le silence forestier une myriade de sifflements brefs, aigus et désagréables.
— Vous devenez pas fou avec ce genre de trucs au-dessus de vos têtes ?
— C’est qu’ils sont en dessous de nos pieds, alors on s’y fait.
Ma moue le fit rire. Préférant me plonger dans l’observation de mes alentours, je remarquai qu’il y avait peu de différences avec mon propre monde : les arbres avaient de l’écorce, les pierres de la mousse et le sol de l’herbe. Quelques fleurs exotiques poussaient çà et là, mais rien de vraiment enchanteur.
— On y est.
La lumière m’éblouit pendant quelques instants que je dus mettre ma main devant mes yeux. Puis je compris que j’étais vraiment autre part : l’eau des fontaines coulait du sol pour s’éparpiller en vapeur dans le ciel, la lumière était attirée d’on ne savait où vers les lampes et de longues cuves entourant chaque maison récoltait toute la pluie, les feuilles et insectes morts dans une soupe primordiale bouillonnante. Tous les regards allaient autre part que vers moi, l’humain chez les invermondains parce que tous ceux-là étaient figés dans la pierre.
— Ah.
Ce fut ma seule réaction, un mélange d’étonnement, de déception et d’appréhension. Caeldr, nullement triste, vint s’approcher d’une espèce de bipède plus biscornu que tout ce que j’avais pu apercevoir dans un livre de créatures fantastiques ; on aurait cru voir le dessin d’un enfant peu soucieux de l’anatomie se faire statue. Caeldr se tourna vers moi en présentant ce figé.
— Tous ont disparu et n’ont laissé que leurs peaux derrière eux. Tu vas m’aider à les déplacer.
— D’accord, et… où sont ces « tous » ?
— Ici, là. L’important, c’est de les rassembler à cet endroit.
L’invermondain désigna le centre du « village », si on pouvait appeler ainsi cet amas de matières étranges et peu enclines à rester immobiles. Ce fut avec un certain dégoût que j’enfonçai mes pieds dans cette pâte molle et bulbeuse pour m’approcher d’un des figés. Je le fis légèrement basculer vers moi pour tester son poids et, surprenamment, c’était plus léger que ces pierres ponces volcaniques.
Je passai alors ma journée à déplacer des poids plume jusqu’à l’épicentre où déjà Caeldr disposait les figures les unes dans les autres, tel un jeu de formes dans les trous que l’on trouve dans les crèches.
— C’est une sorte de mue ? demandai-je en posant la dernière statue. Pourquoi la tienne n’est pas là ?
À ma question, mon contractant ne répondit pas et préféra continuer son œuvre artistique avec le dernier habitant de cet endroit. Un peu déboussolé par son comportement, mais aussi en colère parce que j’avais l’impression qu’il y avait quelque chose de louche ici (même venant d’un invermondain), je me lançai dans cette diatribe :
— Bon, qu’est-ce qu’on fait ici à la fin, merde ? Je t’aide à bouger ces… ces peaux comme tu les appelles, tu les empiles et après quoi ? Tu vas les faire flamber ? Un rituel ? C’est un cimetière ? Pourquoi on les bazarde au milieu alors que tu pourrais retrouver tes voisins, tes amis, ta famille ? S’ils sont « ici et là » ?
Je finis dans un cri en montrant grossièrement les alentours dans un geste furieux. Lentement, comme si ça lui demandait un effort considérable, Caeldr se tourna vers moi et je reculai d’un pas : son sourire avait totalement disparu, comme sa face humaine d’ailleurs. À la place, il n’y avait qu’un tourbillon de vieilles histoires et de couleurs intercalées qui se chamaillaient pour prendre le dessus.
L’invermondain enfla pour m’obstruer les étoiles, les arbres, le village et tout ce que je pouvais voir, c’était son espèce de face qui aurait fait pâlir le plus beau des tableaux impressionnistes. Je pris peur et tombais pour me retrouver dos au sien ; l’espace et le temps n’avaient plus d’emprise sur ce que j’étais en train de vivre.
— Tu vois, ça ?
Je ne constatais rien d’autre que son corps enroulé sur lui-même, pourtant j’acquiesçai, ne sachant que trop faire.
— Je n’ai pas d’amis, pas de voisins, pas de famille. Je n’ai aucun lien. Tu peux le comprendre ?
— Non.
Une réponse brute, mais honnête. Même moi, qui aimais la solitude, je ne savais finalement pas ce qu’était d’être là avec d’autres sans jamais vraiment les voir, parce qu’au fond…
—…je ne suis jamais seul, compléta Caeldr. Chaque recoin est moi et je suis là où on ne me devise plus. Je n’ai pas vraiment besoin de toi.
— Alors pourquoi tu m’as demandé de t’aider ?
— C’est simple, non ?
Une lueur attira mon regard à travers ces bleus, rouges et mauves profonds, palpitants. Une lueur qui me donnait la nausée et qui, pourtant, avait la familiarité de l’eau du robinet ou de l’odeur chaude du bitume.
Mon souvenir.
— Ça, c’est aussi moi, dit l’invermondain en me faisant revenir à la réalité.
Caeldr avait repris son apparence plus ou moins humaine. Les deux mains – ou plus – dans le dos, il se balançait sur ses pieds, un sourire pâle de mort. Devant lui, les statues s’étaient rassemblées, amalgamées en une table, deux chaises quelque vaisselle de cuisine. Tout ça avait l’air tellement normal que ça aurait pu être plus beau que vrai.
Dans chaque assiette, de beaux morceaux de caramel ambrés, ceux qu’on me préparait quand j’étais petit.
— Alors, on se le partage ce souvenir ?
Et il s’installa. Après quelques hésitations, je dis :
— D’accord. Mais après, on dégustera les tiens.
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