Morrigan

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Une nuit, Sedlyn se réveilla dans son lit, trempé jusqu’aux os. Mais ça n’était pas de la sueur, ni l’eau de la pluie. C’était du sang.

« Merde ! » s’écria-t-il en se précipitant hors de ses draps déjà souillés de rouge.

Il alluma la lampe à huile de la salle de bain et s’arrêta un instant devant le miroir. Méconnaissable. Sans se poser plus de questions. Après tout, il s’agissait de la routine habituelle ! Après s’être faufilé dans la cuve à eau, il se débarrassa de la majorité de la crasse : il frotta tout d’abord sous ses aisselles et sur ses bras, remarquant avec une grimace de douleur quelques bouts de dents plantés dans sa chair, avant de s’attaquer à son torse où des griffures et estafilades saignaient légèrement. Le contact du savon avec sa peau à vif le crispa. Passé ce cap, il se débarbouilla le visage et le reste du corps. Mais plus il passait du temps dans l’eau froide, plus celle-ci se mettait à rougir puis à bouillir. Vite. Sorti de la vapeur brûlante, il se lava les mains en prenant soin de débarrasser ses ongles de la moindre trace. Durant ce labeur, il regretta un geste, un seul : celui de lever les yeux vers son reflet.

Ce n’était pas lui qui le regardait. C’était une femme aux allures aviaires et aussi séduisante que pouvait être la nuit pour les voleurs.

« Morrigan ! » cracha Sedlyn.

La femme prononça son propre nom avec la voix du jeune homme, avant de sourire à pleines dents. Sedlyn prit un rasoir qui traînait là et se trancha la gorge. L’immonde salope.

* * *

« Un cappuccino pour la 8 !

— J’arrive tout de suite ! ».

Un éclair blond et vert. Alain le grand gaillard dansa sur ses pieds pour éviter des clientes un peu têtes en l’air. Il leur assura qu’il leur trouverait de la place avant de se diriger vers la table du fond où trônaient trois intellos de l’université de Paul Sabatier. Il fallait dire que l’Astronef était bondé ce soir-là, entre le gratin scientifique, les écrivains en rut et les divers retraités.

« Voilà pour vous. Morito sans alcool, diabolo grenadine et café frappé.

— Merci bien ! », répondit l’un des jeunes avant de se replonger dans la conversation passionnée qu’il partageait avec ses camarades.

Alain s’éloigna, servit le cappuccino, fit installer les jeunes femmes pour enfin rejoindre le comptoir. Derrière se trouvait son patron non-binaire Cécile puis sa collègue et amie Théa. Alors que le premier lançait un regard de remerciement à Alain, la seconde lui demanda :

« C’est quand que tu termines ?

— 22h30… le serveur coula un regard entendu à son patron qui opina silencieusement. Et toi ?

— 23h00. Tu m’attendras ?

— Ça te coûtera un roulé. ».

Théa grommela mais bon, avait-elle vraiment le choix ? Alain sourit malicieusement quand elle lui passa un de ses « spéciales de cheffe » préparés avec autant d’attention qu’un kondé surveillant la Reynerie. Il était 22h25, le bar fermait à minuit les dimanches et vu comment Alain s’était démené, il doutait qu’on lui en veuille de partir plus tôt. Soupirant d’aise, il se dirigea vers la sortie, non sans ignorer les regards envieux des clientes rencontrées plus tôt. Avec un clin d’œil, il leur glissa son numéro de téléphone sur leur note de frais.

Ce fut en sifflotant gaiement qu’il accueillit et la froide caresse de la nuit et les chaudes lumières de la ville. Une bouffée revigorante qu’il accompagna du geste du roulé au bec, du briquet protégé par la main. Laisser la fumée vous envahir lentement les poumons et la souffler aussi vite par le nez, pour ne ressentir que le soulagement. Les épaules d’Alain s’affaissèrent et il savoura cet instant mérité.

Voilà près de cinq ans qu’il habitait Toulouse. Cinq ans qu’il travaillait dans ce bar à temps plein. Sans faire d’études, de projet, de formation. Il était juste… là. C’était bien et suffisant pour lui. Dans le bar, il y avait un coin où de nombreux livres s’entassaient. Il les lisaient pendant les heures de pause. Parfois, ceux-ci changeaient… Sa vie se résumait à se lever le matin, prendre un café, aller au bar pour préparer les chaises, les tables. Ensuite, il faisait le service, la cuisine, le barman, parfois même les ateliers qui se déroulaient dans la salle juxtaposée. Le seul jour où le bar était fermé, c’était le lundi. Soit le lendemain. Les soirs de dimanche étaient ses soirs à lui.

Les trente minutes passèrent vite, autant parce que les clients et clientes habitués qui partaient prenaient le temps de discuter avec lui, aussi parce qu’Alain pensait, seul. Il pensait au passé et aux souvenirs, au poids qu’ils creusaient dans son âme. Tant d’épineuses questions se soulevaient parfois et s’écorchaient vives dans sa tête, entre certitudes et opinions, croyances et perceptions. Tout finissait par se mélanger.

« Arrête de rêver. ».

Alain se tourna vers Théa. Alors qu’il mesurait deux mètres dix, elle n’était pas en reste avec son mètre quatre-vingt dix. Une fille maigre, pas de formes mais avec un visage si effilé qu’elle lui racontait que ses coups de boule étaient plus mortels que des lames. La chevelure blanche de la grande amie tranchait harmonieusement avec sa peau et ses yeux noirs, sous ses sourcils froncés eux aussi teints. En ce soir comme en tant d’autres, elle portait un jean et un crop top surmonté d’une veste en cuir.

« Arrête de mater, aussi.

— J’ai pas le droit d’admirer la beauté de mon amie ?

— Pas si ton regard me dénude, pervers. ».

Cette remarque acerbe fit sourire l’intéressé, qui présenta le briquet à son amie. Elle le lui arracha des mains sans un remerciement et s’alluma une industrielle. Après une bouffée rapide, elle aussi relâcha la pression du travail.

« Putain, j’en avais besoin.

— Fallait faire une pause », fit remarquer l’autre.

« Mais bien sûr…, et elle agita la cigarette qui laissa une traînée de fumée. Et laisser notre pauvre Cécile seul.e ? Non merci.

— Iel se débrouille très bien seul.e.

Théa lança un regard noir à Alain, qui lui rendit un sourire malicieux. Elle le savait et lui aussi, le jeune homme n’était pas réputé pour sa grande empathie ni sa grande gentillesse. On ne l’avait engagé que par pistonnage et on l’avait gardé parce que c’était le seul jeune qui, avec Théa, acceptait de travailler aussi dur pendant toute l’année.

Elle tchippa.

— Un jour, le mauvais œil va te tomber dessus et tu pourras rien y faire.

— En attendant, on s’arrache ? rétorqua-t-il en regardant l’heure sur son portable.

Son amie roula des yeux mais acquiesça cependant. Là où ils allaient les ressourceraient plus qu’une discussion autour d’un roulé et d’une indus. Un croassement fit sursauter les fumeurs. Heureusement, il ne s’agissait que d’un corbeau.

* * *

Le Malenherbe n’était pas la boîte de nuit la plus réputée dans une ville étudiante mais c’était pour une bonne raison.

Les deux amis sortirent de leur voiture, s’engagèrent dans la rue mal éclairée et bientôt, les lourdes basses se firent entendre. Il n’y avait pas grand monde dans ce quartier et pour cause ; la boîte tournait toutes les nuits. Sourires dégainés, Théa et Alain rejoignirent l’entrée gardée par Kim, la videuse. Ils se connaissaient, s’échangeant des signes de main et quelques petits potins avant que cette armoire à glace ne laisse le duo passer.

Dès lors, Alain fut accueilli par une musique assourdissante qui éteignit toute sensation désagréable dans son corps. La pulsation, la vague balaya les tensions, les soucis de la semaine pour les mélanger en un tourbillon de sensations fugaces et délicieuses. Tout à coup, Théa lui tira le bras pour qu’ils aillent se mêler à la foule. Alain ne lui laissa pas le temps de le dire deux fois. Dans la mêlée, il se déchaîna langoureusement, laissant son corps répondre aux brefs contacts avec ceux des autres. Se balancer au rythme de la musique. Laisser son esprit vagabonder dans les rêves éveillés. Son regard traîner sur les cous, les bras en sueur, les yeux brillants et les bouches qui appelaient, appelaient… Tout ça, c’était le feu. Les minutes passèrent vite jusqu’à que la soif vint bousculer les pas de danse. Avec Théa, il se dandina jusqu’au bar où cette fois encore, il ne servait rien. Le jeune serveur, un petit gringalet dont il oubliait sans cesse le nom, leur adressa un signe de tête et un sourire, leur proposa des boissons.

« Deux vodkas ! », riait Théa alors qu’Alain lui racontait une anecdote amusante du bar. Contrairement à lui, Théa étudiait et ne travaillait que lors des après-midi des week-ends et des soirées.

« On vient à peine de commencer la soirée ! bougonna-t-il. Tu veux pas commencer avec quelque chose de moins corsé ?

— La soirée va vite se terminer, commenta-t-elle en montrant du menton quelque chose qui se trouvait derrière moi.

— Elles ? fis-je après avoir jeté un coup d’oeil par dessus mon épaule. Tu penses que… ?

— Sûr. ».

Une chose était claire entre eux deux : pas de relations, que des coups d’un soir. Théa savait toujours repérer les coups d’un soir. Elle n’aimait s’engager avec quelqu’un – de mauvais redflags passés – et Alain n’avait pas le temps pour les relations. Il préférait simplement bien travailler, bien manger, bien dormir, bien lire et bien baiser. Simple comme bonsoir.

Tous deux s’approchèrent des deux amies qui rigolaient ensemble et, comme prévu, semblèrent tout sauf gênées de leur approche. Théa se chargea de la petite brune au rouge à lèvres rouge, Alain s’occupa de la belle et blonde potelée au regard brillant.

« Salut.

— Salut.

— Tu veux danser ou un verre ?

— Danser. » acquiesça la fille.

Les deux blonds savaient tous deux ce que l’autre voulait. Comble du ciel qu’il s’agissait de la même chose.

* * *

La soirée était encore jeune quand Alain l’amena jusqu’à sa chambre, l’embrassant sur la bouche, puis le cou et les épaules. Il la dénudait avec patience et doigté, prenant de le temps de tâter le terrain. La belle gémit. Ils s’effondrèrent tout deux sur le lit et commencèrent à se chercher, un temps d’adaptation fastidieux mais nécessaire s’ils voulaient passer une bonne nuit. Et c’était leur but, après tout : oublier les douleurs et les peines le temps de quelques instants.

D’abord, Alain caressa les épaules et les bras charnues avant de les glisser dans le dos qu’il trouva doux. Un frémissement. Aimait-elle les caresses à ce point ? Il s’appliquait tout en l’embrassant sur le sternum quand soudain, elle lui mordilla la joue ! Il pouffa et cela fit un bruit peu élégant mais fort heureusement, la sensation sembla plaire à la sauvageonne. Alors il continua gonflant ses joues à la lisière de la peau et faire exploser l’air pour créer de minuscules bourrasques, créant des vagues de frissons sur toute la surface. Elle, de son côté, passa ses mains dodues sur sa nuque avant de les glisser sur ses épaules, son dos à lui. Il avait déjà enlevé son t-shirt. Ils s’écartèrent un instant pour enlever les derniers sous-vêtements qui entravaient leur combat de bêtes affamées.

Leurs corps ne s’unirent pas, ils ne devinrent pas un. La poésie n’a de sens que pour celui qui la goûte. L’on pourrait plus décrire leurs ébats par un marée montante qui caresse le sable de plus en plus loin, jusqu’à qu’Alain parvienne à faire sortir l’écume jusqu’au fond de sa capote.

Et ils recommencèrent. Encore et encore, testant, innovant, revisitant chaque recoin de leurs corps différents et inconnus. Ils ne parlaient pas, ne faisaient que grogner ou gémir. La lumière des lampadaires filtrait à travers la buée, la moiteur des restes d’automne plaquait ses doigts suintants contre la vitre et créait un voile de brume impénétrable à tout regard.

Mais les corbeaux regardaient.

Alain s’arc-bouta pour une énième fois, avant de détendre tous les muscles de son corps. Il s’allongea sur le côté, à bout de souffle. Il n’était des plus endurants et cela ne l’empêcha pas d’admirer la formidable énergie qui habitait ce corps dodu. Mais là, il avait besoin d’une pause… Il s’excusa et se leva du lit, attrapa son paquet d’indus et se posa sur le balcon, nu comme un ver. Un type passa, le vit et détourna le regard aussitôt. Il a jamais vu sa bite ou quoi ? pensa Alain avec amusement. Après avoir fumé, il jeta sa cigarette dans la r…

« J’ai faim ».

Alain entendit la voix mais n’eut pas le temps de réagir : sa vision fut engloutie dans un tempête de plumes noires, puis les ténèbres.

Il rouvrit les yeux l’instant d’après mais il fallait avouer n’avoir jamais ressenti… tout, en fait. La première chose qui n’était pas si négative fut le ciseaux qu’il effectuait avec la grosse blonde. Mais ça n’était que la partie positive ; son corps à lui n’était pas le sien, Alain voyait à travers d’autres yeux, tel un spectateur de film porno un poil trop d’auteur. La sensation, pourtant, était réelle. Son sexe contre le sien. Ses propres seins qui se balançaient et claquaient contre sa peau. Ses longs cheveux roux qui s’improvisaient tempête. Fulgurante et nouvelle, la sensation transperçait son corps de part en part et il n’y comprenait rien. Tout se perdait dans une tornade sauvage et qui n’allait pas disparaître de sitôt. Soudain, il entendit de ses nouvelles oreilles la voix de la blonde :

« Arrête ! Arrête ! »

Qu’il aurait voulu stopper ce manège infernal ! Même le plaisir physique que lui prodiguait ce corps avait fini par le rendre malade. Il n’y avait rien de naturel dans cette endurance, dans cet acharnement si violent qu’avec horreur, Alain distingua des taches brunes et rouges sur le lit. Du sang. Leur sang.

« Je m’arrêterais quand je serais rassasiée, petite mortelle ! dit la voix qui sortit de la gorge de ce corps qui n’était pas le sien.

— S’il-te-plaît ! haleta la fille, les larmes aux yeux.

— Supplie-moi ! »

Arrête ! criait Alain dans sa tête. Ce fut comme recevoir une massue dans le crâne : il se heurta à une sorte de mur insurmontable, sans failles. Ce n’était qu’une image mentale et malgré cela, elle lui semblait si réelle qu’il la frappa. La frappa. Encore. Encore ! Toute sa force y passa et il hurla sans détour :

« SORS DE MA TÊTE !!! »

* * *

Alain revint à lui le lendemain matin. Lorsqu’il ouvrit les yeux, la lumière l’éblouit et il grogna. Ce mal de crâne était pas croyable ! On aurait dit que son corps était fait de plomb. Avec un effort surhumain, il se redressa puis le regretta aussitôt, sa peau parcourue de frissons. Fort heureusement, le lundi était sa journée de repos et il comptait bien en profiter pour reprendre du poil de la bête. Se levant péniblement de son lit, il se rappelait vaguement de son rapport d’hier soir. La blonde et… ensuite ? C’était flou. Sauf qu’un indice assez malin lui rappela que quelque chose d’étrange s’était passé.

Un collier. Celui de la blonde. Tâché de sang par dessus le marché. Le pouls d’Alain accéléra et il se sentit nauséeux. Non. Ce n’était pas le moment d’y penser. Plus tard… Tout en douceur, il se glissa jusqu’à la salle de bain pour pouvoir se mettre un peu d’eau au visage. Son reflet aux yeux caves l’accueillit avec une morne moue. L’eau fit au serveur un bien fou et lui donna l’énergie suffisante pour prendre une douche. Se décrasser après une nuit aussi torride était un must have.

Il sortit de la salle de bain la serviette sur la tête et s’empara de son téléphone posé sur la table de nuit. Quelle ne fut pas sa surprise quand il vit la photo que Théa venait de lui envoyer : elle en train de prendre le café avec son chat sur les genoux, la mine aussi fatiguée que son ami. Ça le fit sourire et il prit lui même une photo dans son plus simple appareil en guise de remerciements. Tout ce qu’il ne reçut fut un gif de personne qui vomit.

Ensuite, comme chaque lundi matin, Alain s’échina à préparer un copieux petit déjeuner. C’est là qu’il remarqua quelque chose de vraiment bizarre : en agitant sa spatule dans les œufs brouillés, ses yeux se glissèrent sur son poignet qui était tatoué d’une marque rouge stylisée. Les entrelacs lui étaient familiers, rappelant ces designs celtiques un peu cheap. Curieux, il approcha son poignet pour mieux regarder : il s’agissait de sang séché et imprimé à même sa peau. Il éloigna son bras si vite qu’il se cogna contre la poêle, renversant son contenu.

« Merde ! » s’écria-t-il en ramassant à bout de doigts les morceaux de bacon, d’oeufs et de tomates cerises. Soudain, son téléphone sonna.

« Allô ?

Alors, c’était comment ?

— Même pas un bonjour… Être polie te tuerait, Théa ?

Ouh là, t’es de mauvais poil ce matin ! Tu t’es fait rembarré ?

— Non. J’ai juste fait…, et il soupira : des cauchemars.

Toi, des cauchemars ? En plein ébat torride ?

— Tu sais que je dors aussi, la nuit.

À d’autres. Un café sur la place, ça te tenterait ? »

Bien sûr qu’il accepta. Après s’être habillé et prit ses clés, ses papiers et son portable, il s’engagea dans le métro toulousain pour s’arrêter à François Verdier. Là, il rejoignit à pied la place St-Aubin où se logeait un merveilleux petit café du nom de l’Allégresse. C’était leur point de rendez-vous hebdomadaire avec Théa, à n’importe quelle heure de la journée. Ce mois-ci, cependant, était le plus tôt qui fut.

Théa l’attendait assise à une table et le salua de la main. Il s’installa et les deux commencèrent à discuter :

— Je te croyais très matinal. Bordel, on dirait que tu sors d’une tombe ! se moquait-elle.

— Tu l’as entendu, j’ai eu une mauvaise nuit, grommela Alain.

Le serveur les interrompit pour prendre sa commande. Lorsqu’il s’écarta, Alain crut voir une silhouette entre deux voitures…

— Ça va ? s’enquit son amie en voyant son regard troublé.

— C’est rien, juste… (il se frotta les yeux) mal réveillé.

— Je vois ça… Putain, tu crois que la meuf que t’as ken a… ?

— Non, je serais au fond de mon pieu si elle m’avait drogué.

— Alors quoi ? C’est la première fois depuis que je te connais que ça arrive ! Tu tombes jamais malade, t’as jamais ni trop froid ni trop chaud, t’es en forme tout le temps.

Alain garda le silence. Lui non plus ne comprenait guère ce qu’il se passait et encore moins ce qu’il s’était déroulé hier soir. L’expérience qu’il avait vécu après avoir cette voix… Devait-il en parler à Théa ? Elle qui était plutôt superstitieuse… Il décida que oui et se mit à raconter son hier-soir avec un air détaché. Au fil du récit, le visage de son ami devint de plus en plus sombre. Quand il eut terminé, elle lui demanda :

— T’as déjà fait d’autres rêves comme celui-ci ?

— Du plus loin que je me souviennes, non. Pourquoi cette question ?

Il s’alluma une clope le temps qu’elle réponde et souffla deux fois de la fumée avant que ça n’arrive :

— Je sais pas. Ma grand-mère me parlait de la sienne, tu sais, avec ses pouvoirs vaudou.

— Hmm hmm, fit Alain, sceptique.

— Je me souviens d’une de ses histoires à propos des esprits qui rentraient dans le corps de sa mamé pour s’amuser un instant ou deux. C’est peut-être ce qu’il t’est arrivé !

Se moquer était une option alléchante mais il savait que ça la blesserait car elle y croyait dur comme fer. De plus, Théa était une amie de longue date et il ne souhaitait voir leur amitié se flétrir sur une simple disjonction de croyances. Alors en bon diplomate, il dit :

— Peut-être que oui… ta grand-mère t’aurait parlé d’un moyen de s’en protéger ?

— Je verrais si j’ai pas quelque chose chez moi.

La voilà qui se levait de sa chaise, le regard brillant et déterminé. La voir dans un tel état n’était pas bon signe, seulement il s’agissait du seul moyen qu’Alain avait trouvé pour éviter de la vexer. Il soupira et lui dit au revoir, la regarda s’éloigner de sa démarche gracieuse et maudit de nouveau le hasard que Théa soit lesbienne. Putain, qu’elle était canon !

— Je peux m’asseoir, mon mignon ?

Il sursauta si bien que sa chaise racla le sol. Cette voix ! C’était celle qu’il avait entendu hier soir. Et là, devant lui, s’assit une grande femme rousse au visage comme nul autre pareil. Dès qu’il la vit, Alain sentit son cœur battre à la chamade et dire : « DANGER ! ».

— On se connaît, affirma-t-il d’une voix tremblante.

— Bien entendu. Nous avons fait plus ample connaissance hier soir, si je ne m’abuse.

C’était bien elle. La voix. Elle se trouvait être une femme qui, selon lui, remettait en question ses croyances en la science et le rationnel. Pourquoi ?

Cette mystérieuse femme était d’une beauté glaciale et foudroyante, portait un costume branché viking et était plus grande qu’Alain. Sa voix portait et avait un accent très prononcé. Pourtant, personne ne la regardait.

Le jeune homme se tassa dans sa chaise, les mains moites.

— Vous êtes qui ?

— Je me présente (elle tendit sa main par dessus la table) Morrigan.

Il ne lui serra pas la main. Le faire lui donnait la désagréable impression que quelque chose d’horrible allait se passer. Morrigan haussa un sourcil et recula. Le sourire qui naquit sur ses lèvres fines donna la chair de poule à Alain.

— Tu as raison d’avoir peur. Je suis très loin d’être le genre de personne que tu as l’occasion d’aborder (avec une grâce presque féline, elle s’accouda pour regarder dans la direction qu’avait prit Théa pour partir) qu’elles soient ou non tes proies nuptiales.

— Vous voulez quoi ? lâchait avec bravache le jeune homme.

Morrigan tourna ses yeux vers lui, le pétrifiant sur place. Son regard, bleu acier, magnétisait jusqu’à la plus petite particule de son être.

— Tu es un problème, Alan MacÌosaig. Normalement, je devais me réincarner dans un corps de femme (elle sembla s’étirer jusqu’à lui toucher le biceps) Tu n’es pas dépourvu de talents, c’est certain…

Pour la toute première fois depuis très longtemps, Alain fut répugné par le contact d’une femme. D’un geste vif, il repoussa Morrigan en s’écriant :

— Dégage !

Un rire accueillit sa riposte et tout ce qu’il vit en face de lui, ce fut une chaise vide et d’autres clients le regarder brièvement d’un air inquiet ou moqueur. Après une foulée d’injures, Alain s’enfila tout son café d’une rasade et fit claquer la monnaie sur la table.

* * *

Alain ouvrit son ordinateur et commença à chercher des choses sur Morrigan, ce qu’il trouva rapidement : il s’agissait de la déesse celte du « massacre » et de toute ce qui y est associé, soit les armes, la guerre, les corbeaux, la mort, les cadavres… Plus il fouinait, plus il tombait sur des articles rédigés en breton ou en gallois. Il les fermait systématiquement. Trop de souvenirs… trop de plaies à peine refermés. Il ne voulait pas prendre le risque de les rouvrir.

Mais à part des infos sur des légendes, il ne trouva bien sûr aucun article sur son cas de « possession ». À chaque fois, il s’agissait d’esprits défunts ou d’anges, soit de créatures enchanteresses. Et les auteurs des articles ne semblaient pas forcément très fiables… Dans tous les cas, aucun ne faisait mention d’un cas similaire au sien. C’était inquiétant, parce qu’il ignorait quand Morrigan reviendrait le voir. Il savait malheureusement que ce n’était pas un rêve : le collier tâché de sang, ce tatouage sur son poignet, le corbeau et la voix… Des preuves on ne peut plus suffisantes si on excluait ce changement de corps la nuit dernière.

Dans un soupir défaitiste, Alain s’adossa sur son dossier de chaise en passant une main dans ses boucles blondes. Comment pourrait-il faire face à une divinité qui s’était réincarnée dans son corps ? Son humeur s’assombrit lorsque son téléphone vibra. C’était Théa qui lui avait écrit : « Rejoins-moi chez moi au plus vite » et dès lors, l’espoir vint éclairer le gris installé dans sa tête. Il partit le plus vite possible en prenant les notes de recherche avec lui.

Quand il arriva dans la rue de chez Théa, il pleuvait. Sans parapluie, il se précipita jusqu’à l’entrée de l’immeuble et appuya sur l’interphone. « Entre » dit son amie et la porte s’ouvrit toute seule. Alain rentra, maudissant la pluie et le mauvais temps et commença à gravir les escaliers – l’ascenseur était en panne depuis deux ans – avant d’arriver devant la porte entrouverte de l’appartement de l’étudiante. Il entra sans toquer.

C’était toujours un autre monde, l’appartement de Théa : les pages collées sur les murs étaient noircies de dessins, de mots épars et de calculs. Au sol, il y avait une masse déraisonnable de tapis coincés les uns sur les autres et colmatés par une bonne dose de poussière. Les étagères croulaient sous les gri-gri, les amulettes, les pierres précieuses ou non et la simple présence d’une lampe semblait tout à fait fortuite. Un immense tableau surplombait un canapé au confort aussi odieux que possible ; le tableau, c’était Saturne dévorant un de ses fils. La première fois et toutes les autres qu’il était venu ici, Alain avait déploré le manque de goût de son amie mais celle-ci lui avait toujours rétorqué que le goût et lui, ça faisait deux. Aujourd’hui, il trouvait ce tableau moins glauque que le visage trop parfait de Morrigan.

Son regard se porta sur Théa, assise en tailleur au centre de la pièce. Au milieu d’un cercle de bougies et d’encens allumés, elle avait les yeux fermés et les mains sur les genoux. Cet état-là, Alain le connaissait que trop bien alors il fit comme d’habitude : il s’assit en tailleur devant elle et attendit. Attendit. N’avait-elle pas dit qu’il fallait qu’il vienne au plus vite ?

— T’en as mis du temps, déclara-t-elle de nulle part.

— Ouah ! T’avises plus de me flanquer une trouille pareille…

— Comme si je te faisais plus peur que l’autre cinglée (elle ouvrit les yeux) Alors, tu l’as vu ?

Alain se tendit.

— Tu parles de qui, là ?

— Morrigan, andouille.

Là, c’était vraiment un choc. Déjà parce qu’il s’agissait d’une preuve irréfutable qu’il n’était pas fou à lier mais aussi que son amie trempait dans quelque chose de vraiment sordide…

— Tu me fais marcher.

— Allez, Alain, ne me prends pas pour une débile finie. Je sais que tu l’as vu, c’est une évidence. Son aura transpire de la tienne.

— Attends une minute… (il prit un instant pour digérer les informations) Tu es en train de me dire que tu étais au courant de ces trucs depuis le début ?

— Je t’ai toujours dit que j’étais une shamane.

— Ouais, mais tu te doutes que je te croyais pas.

— Tu as tort.

Elle inspira un grand coup avant de souffler. Dès lors, les bougies s’éteignirent, provoquant un sursaut chez Alain. Théa pouffa et se leva sans un bruit pour aller ouvrir les fenêtres puis les volets. La lumière ne sembla pas l’éblouir. Non. Elle fit quelque chose de plus étrange encore.

— Oh.

Oui, « oh ». C’était la réaction [...]

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