Le quotidien d'un dragon

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La première chose que je fais toujours en me réveillant, c’est me brosser les dents. C’est important, l’hygiène dentaire chez un dragon. On dirait pas, pourtant ! On se dit qu’on est des bêtes puissantes, immortelles, que lorsque l’on parle, le ciel tonne et la terre tremble. Mais je vous raconte pas comment c’est énervant, après avoir déchiqueté joyeusement les entrailles d’une princesse ou d’un chevalier, quand on a ces petits bouts coincés entre les dents. Ça tiraille, ces tendons, ça déraille sur les sons que je siffle sur ma langue fourchue. Le sang coule et teinte mes quenottes d’ocre et de cuivre. Donc je me lave toujours les dents.

Mais en ce moment, je suis tellement pressé entre les raids de village et les pillages de palais que j’oublie, parfois. Aujourd’hui, alors que j’affrontais un autre héros à l’épée claironnante, je me suis trouvé dans la situation la plus embarrassante qui soit. Laissez-moi vous dépeindre la scène : je me trouve là, sur le rocher, la queue qui ballotte, prête à décrocher la tête de ce petit humain comme on cueille un diamant pour l’offrir à sa dragonne préférée. Mon nouvel adversaire – si j’ose dire – est là, juché sur son petit canasson qui m’offrirait un repas bien plus alléchant que cette boîte de métal. Bref, je m’égare. Voilà qu’il s’avance vers moi et moi, je pense aux cris et aux hurlements d’effroi provenant des centaines de maisons en flammes. Le chevalier me tire de mes pensées les plus lumineuses :

— Monstre honni ! Descends de ton estrade et subis le courroux de ma lance !

— Moui, moui, baillai-je en guise de réponse.

— Par tous les saints, immonde odeur ! Quel relent infernal, quelle affreuse moiteur !

Aïe. Ai-je oublié de préciser ce détail important ? Ce n’est pas pour l’haleine que je ponce mes crocs, mais à cause de mon souffle : si je lance un jet enflammé avec autant de sang incrusté dans mes merveilleuses épées, cela me provoque un mal bien pis qu’un petit pique bien senti. Je suis donc déboussolé par la révélation du chevalier, n’ayant senti ma propre haleine. Le godelureau enchaîne :

— Ces vapeurs infernales sont une preuve vivante que tu es l’engeance du démon ! Persifleur perfide, je me ferais une joie de terminer de cet hast ton odieuse chanson.

Je suis tout gêné. J’ouvre ma gueule et fais crisser ma griffe entre mes dents et horreur ! Un bout de métal est coincé. C’est toujours le problème avec ces satanées armures : elles gâchent tout le plaisir de mastication couplé au bruit des os qui se broient. Des morceaux se coincent puis ils fondent lorsque vous crachez du feu. Pire encore ! Le métal grince et perce occasionnellement mon palais, qui est habitué à des mets plus raffinés comme les cœurs, les foies ou les poumons.

— Ah ! (je me tourne vers le chevalier qui s’exclame en tirant son épée) Je vois que tu me sous-estimes ! Bête infâme, péris sous les nobles coups de la justice !

D’ordinaire, je les préfère cuits dans leurs armures. Ça leur donne un petit côté lasagne pas piqué des hannetons – mon cousin, un Italien, aime empiler des paysans et les aplatir avant de passer à la cuisson. Malheureusement, je devrais me contenter de la solution primitive. D’un coup d’un seul, je gobe le chevalier qui s’est élancé dans un « yaaaah » des plus désopilants, puis je l’avale sans prétention. Quoi ? Vous les humains, vous mangez des pommes avec leurs peaux. C’est pareil.

Après ma digestion, je me cure les dents à l’aide de la lance du chevalier. Le bout de métal tombe et, tout en reposant ma tête le long du cours d’eau, je souffle d’aise une gerbe de feu. Le village en contrebas se met à brûler. Les cris me bercent dans mon sommeil.

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