Marcher et se rappeler de l'odeur d'un souvenir
Camélia est enfin sortie après des jours d’isolement dans la maison de son père. Il fait beau, les oiseaux chantent et le parfum des fleurs titille son nez. Soudain, la voilà prise d’éternuement : le pollen pullule dans l’air et elle en est allergique, alors elle se couvre le nez d’un châle parfumé à la lavande. Les gens de la ville s’agitent sous ses yeux, vaquent à leurs occupations et ignorent tout du décès du plus grand aventurier de tous les temps. Mais ce n’est pas grave, se dit Camélia : après tout, c’est l’Heureuse Heure, quand les oiseaux reviennent enfin de leurs longues migrations et que les mirabilis ouvrent leurs pétales. Camélia observe de loin les charrettes ramener, en contrebas les cargaisons du distillat des fleurs, plus précieux. Des enfants courent après les mirabiloculteurs, chahutent et crient, au point que leurs visages heureux provoquent chez Camélia un sourire triste et un sentiment de jalousie. Derrière elle, quelqu’un sort de la maison, son pas résonnant sur le pavé : elle retourne et croise le regard de son père. Le vieil homme est fatigué, mais un léger rictus bienveillant se voit sur sa face. Il tend son bras vers sa fille qui le prend pour soutenir son vieux paternel et ils se mettent à marcher. Dehors, le soleil est bas, c’est le matin et la bise fraîche fait passe dans les cheveux de Camélia, qui frissonne. L’air marin que le vent amène a l’odeur d’une légère eau saumâtre. L’étrange mousson qui est survenue trois jours après la mort de la seule personne qu’elle ait jamais vraiment aimée a laissé une trace d’humidité sur les pavés et les pierres de passage, trace qui prend une teinte rouge sous la lumière de l’aube.
La fille et le père s’assoient à une terrasse non loin de leur demeure. C’est le meilleur soupier de la ville qui vient à leur rencontre, il porte un sourire franc et un tablier tâché de sauce, mais ses manches sont blanches et sans brûlures. Il leur propose à tous deux la spécialité de la maison, ce qu’ils acceptent sans hésiter. Après tout, c’est dans l’habitude. Une fois leurs petites préférences acquises, le cuisinier complimente Camélia sur ses atours et elle rougit. Il lui promet de lui offrir des fleurs ce qu’elle décline gracieusement, car elle sait que le cuisinier a des vues sur elle depuis qu’elle avait croisé, enfant, ce petit plongeur du dimanche avec ses traits grossiers. Désormais, il est beau, cela va sans dire. Mais elle aime quelqu’un d’autre et ne peut pas passer à autre chose. Le cuisinier sait, lui aussi, que la fille de noble n’est pas pour lui, que ses yeux sont dans le vague quand elle lui parle. Mais il ne cesse d’espérer qu’un jour elle le regarde comme elle l’avait vu, il y a si longtemps, quand il nourrissait ce petit piaf à la becquée. Le cuisinier rejoint ses cuisines et va s’affairer, là où le père de Camélia s’adresse à elle en ces mots :
— Tu rayonnes, ma petite fleur.
— Je ne suis plus une enfant, papa. Arrête de m’appeler comme ça, répond-elle en un sourire.
Un silence calme survient. Quelques étournelles pépient et passent. L’une d’elles se pose, sautille, pose son regard sur la jeune femme. On l’aurait dit curieux, cet oiseau, au point de lui rappeler son air curieux à lui. C’était il y a longtemps… mais Camélia se souvient de la fois où ils étaient partis chasser un gobeur de cristal.
C’était quand le fumeur de chaos avait rit des moutons de cendre : la curieuse, encore soumise à l’enseignement fataliste des éruditions secrètes, avait suivi le doux rêveur qui poursuivait plus l’aventure que sa destination. Une porteuse de robe déchirée et une farouche envieuse de démons murmurait à l’oreille des sages pierres pour les charmer, leur faire révéler le chemin vers le losangier des chuchoteurs de gouffres. Lui, l’intrépide soudard lettreux, passait parfois sa tête sous le visage de la lune pour lui dire un secret ou deux et ça plaisait à cette petite chipie. Le duo des bras cassés, mais pas trop durent passer dans des escarpements qui auraient fait pâlir les plus courageux acrobates, sans parler des doigts cristallins qui écorchaient la peau duveteuse de l’ortie indignée, trop indignée par la mollesse des enracinés de l’Académie. Il fallut à la charmante espiègle d’user de quelque désenchantement liquide pour occulter sa forme et celle de son caractériel compagnon, afin de les soustraire à la vision d’un traîneur de collines. Le corps massif long de plusieurs chevaux dévalait une pente raide et laissait pestilence et frétillement titiller l’olfactive des malheureux scrutateurs. La greulaude confia au squale sans dents :
— Il est plus volumineux qu’un décret sur les orges.
Une remarque des plus pataudes qui mijota dans l’esprit de l’un tout comme elle avait marmité sur la langue de l’autre. Le traîneur des collines s’arrêta en chemin et bâilla, laissant les deux dandys de la forêt grimper sur son dos de parterre de fleurs. L’herbe y était d’une verdure papillonnante, les fleurs avaient cette couleur qui caressait vos yeux dans le sens du poil et, jura sur le Trimuvat, la sorcière aux talents drus pouffa qu’un « un jardinier y avait fait sa tombe ». N’empêche que rester là, sur le dos d’un traîneur à flâner en regardant le ciel jonché de moutons sans chair, c’était ce qu’on pouvait appeler une belle fin d’après-midi, en particulier après les nombreuses embûches qui avaient ponctionné leurs forces tels des moustiques aguicheurs. La brunette aux yeux de loutre se laissa emporter par son ami conteur qui, enivré des vapeurs de pollen, narra les hauts faits et gestes des sabreurs de tempête qui dérobaient les fleurs pour les offrir au vent, aux vagues et aux nuées d’embruns. Celle qui portait le nom d’une fleur se perdit dans la contemplation d’un portrait attisé de fureur passionnelle, qui portait plus d’amour de feu envers la mer que l’aurait fait un triton.
Mais il était l’heure de partir, sauter du bastingage terreux. Le traîneur ne remarqua rien, tout porté sur la vue périphérique, mais aveugle de tout son, tout bruit tâtonné. Et quel spectacle, très chers tous ! S’offrait sous leurs mirettes un champ d’éponymes, qui tiraient sur le crépuscule pour annoncer la venue d’une nuit chaude, pleine de chansons grillonneuses et d’un lendemain aux effluves de pluie, d’humeur joyeuse et de beautés fugaces. Ce fut un trésor merveilleux que cet instant d’éternité à compter toutes les petites joies qui tournaient leurs cœurs vers le soleil.
Ah, le mangeur de diamants ? Il faudra que la femme attablée attende le prochain printemps pour s’en rappeler, car l’odeur des fleurs est un souvenir fugace, mais tenace.
* * *
La forêt est loin de chez moi
Pour l’atteindre je dois
Avancer jusqu’à la source
Passer le pont de l’ours
Monter le col de Lanelle et
Passer la porte des Crécerelles et
Me voilà arrivé à la forêt
Il n’y a grand-chose en soi
À faire ou à regarder dans ce sous bois
Mais je sais qu’il existe des lieux
Qui ont des choses à dire, très vieux
Très anciens en effet, au point
Qu’on aurait pas fini d’en parler jusqu’au loin
Là se trouvent les lucioles.
Leur nid est gardé par les lierres
Qui bordent la falaise où le loup sur sa pierre
observent d’un œil vif les perdrix qui s’envolent
Du saule pleureur, près de l’églantier.
Le long du torrent, si vous attendiez
Ne serait qu’un instant, vous vous apercevrez
Qu’un lit s’est découvert, de galets décorés
Dans le fond de l’étang par l’eau vont se jeter.
Glaçons de miroirs soufflent une histoire
Courte, plus longue néanmoins qu’un songe
Qui file une largeur où lisent les volumes
D’un heureux grabataire aux manches infinies
Le reflet effleure le vrai, ou est-ce le contraire ?
N’empêche qu’un monde les sépare au sein de cette assemblée
De vénérables mères, au port altier, aux robes d’écorce
Ils sortent des cosses et coassent les talents
Des jeunes oiseaux, trop bavards
Le glou glou incessant envahit
Les oreilles de l’envahisseur indolent
Il dorlote une dalle d’où diluent
Le pédiluve mouche
Mouches qui s’invitent à son cortège
Elles ont l’odeur de la syncope
De celle qui vient au plus tard
Non loin, il y a un trop tardif
Qui dort et s’étiole
Mais son corps se fait terre
Et bientôt arbre
Le visiteur sait que tout recommence
Il sait, il sent
Le visage des mondes qui l’entourent et ne le voient pas comme lui les voient
Un parfum de misère, certes, mais un parfum tout de même
Atteint les curieuses narines
Les enquinquine un peu, les titille tout au plus
Mais il ne reste plus que des vestiges
Clameurs enfouies de l’été stentor
Accalmies de la morsure glacée qui dure un quart d’année
Les choses se réveillent, entre temps elles induisent une forme de douleur
D’une transformation elles cassent une habitude
Une hibernation, une révolution
C’est l’heure de la libération
On cesse les turpitudes dictatrices, il sent les salvatrices qui bûcheronnent en redoublant de force et de courage.
Où sont les rivages ? Nulle part. Ici, on arrive et on change à jamais, on ne reste pas et on part sans mot dire ; quiconque nous a vu ne nous verra plus.
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