"Les bannis ont droit d'amour"
La cassette VHS arrive à son terme dans un ralement discontinue parsemé de zebrement à l'écran. L'usure à force d'avoir visionné ce dessin animé se fait ressentir. La cassette est à l'agonie et la bande va bientôt céder. Mais déjà, je l'entends réclamer un nouveau visionnage.
Un profond soupir digne des plus grands acteurs français m'extirpe de mes pensées et me ramène à mon sujet de préoccupation.
Visiblement impatient et exaspéré par mon manque de réaction à la note finale de la cassette, il me regarde avec son air malicieux et me fait un geste circulaire du bout des doigts représentant le rembobinage de la cassette. Je m'exaspérais:
- Pas encore ! Cela doit faire quinze milles fois qu'on regarde le bossu de notre Dame. Au moins ! Tu veux pas regarder autre chose ?
- Non ! J' peux pas ! J' peux pas !
Il se redresse difficilement et de toute sa hauteur me surplombe et me bouscule gentiment comme pour m'intimer de rembobiner.
Je soufflais d'exaspération et me renforgnais, aussitôt suivit d'un souffle identique de mon tortionnaire, mimant tel un clown chacun de mes gestes. Voyant que je ne réagissais pas à ses tentatives pour m'amadouer, il vint se planter devant moi et m'attrappa le visage, écrasant mes joues de ses petites mains puissantes, me donnant l'air d'un poisson à l'agonie suffoquant.
- Plait! PLAIT! PLAIT! Rara !
Je repoussais doucement ses mains, et lui souriais. J' adorais l'entendre prononcer le surnom qu'il m'avait donné.
- Bon... Puisque tu demandes si gentillement, d'accord je te le remets.
- Ouais !!
- Mais, l'interrompais-je, c'est la dernière fois d'accord ? Dis-je en imitant parfaitement l'intonnation de ma mère.
- D'accord, d'accord, me repondit-il gaiement, déjà installé et prêt pour un nouveau visionnage.
Il tapait des mains à une vitesse hors norme et riait aux éclats, tout content de pouvoir repartir à nouveau dans ce monde enchanteur, son monde, où il se sent comme chez lui, entouré de ses amis Disney.
Une fois la cassette rembobinée (nous n'avions pas encore la fonction auto reverse), je m'installais à ses côtés au sol, il me grattifia d'une de ses généreuses claques à en décoler les poumons en partant d'un grand éclat de rire. C'était sa façon à lui de me remercier et de me dire qu'il était content de partager ce moment avec moi.
Je pris un air pincé, il me claqua de plus belle la cuisse à plusieurs reprises.
- Oui oui, moi aussi je suis hyper contente!
J'étais en souffrance, je n'avais plus de cuisse. Plus de dos et mes poumons étaient décolés. Mais j'étais heureuse car ce moment là faisait partie de nos meilleurs moments à tous les deux.
Du haut de mes six ans, j'avais déjà pleinement conscience de ce qui se passait. De ce qu'il était. Où plutôt de ce qu'il ne sera jamais.
Oui, j'avais douloureusement conscience que ce que nous vivions était et serait d'autant plus rare et que à ce moment précis nous étions en osmose lui et moi.
Les images de Quasimodo défilaient et prenaient tous leur sens sous mes yeux.
Je le regardais s'émouvoir au gré des aventures du pauvre Quasimodo et de la belle Esmeralda. J'étais aussi triste quand cette dernière refusa l'amour de Quasi (petit surnom que je lui donnait car nous étions devenus amis lui et moi à force de rendez-vous quotidiens).
Un jour, j'etais allé voir ma mère terriblement attristée après un enième visionnage (j'étais une éponge) :
- Maman, pourquoi Quasimodo il a pas d'amoureuse ? C'est pas juste, éclatais-je, revendiquant justice.
Visiblement, elle ne savait pas quoi répondre et se contenta de me prendre dans ses bras et d'essuyer les larmes entre deux gros sanglots.
- Eh bien, disons que c'est parce qu'il est différent...
- Mais non, il est pareil que Cicine ! Il peut pas être différent ! En plus, Cicine il a une amoureuse à l'école.
Je me souviens encore aujourd'hui du regard interloqué de ma mère. Je pensais que j'avais vu juste à l'époque et que ce regard voulait signifier que j'étais très perspicace.
Elle me serra fort dans ses bras et me chuchotta à l'oreille:
- Tu as raison ma chérie, ne t'inquiète pas pour lui, il trouvera l'amour, comme ton frère.
Effectivement, Quasi trouva l'amour dans le deuxième volet sorti quelques années plus tard. Mais pas mon frère. Quasi était différent, je ne compris que bien plus tard pourquoi. Je compris aussi le regard de ma mère qui était en réalité surprise de la comparaison que j'avais évoqué entre mon Yacine et Quasimodo.
A 6 ans j'avais fait l'amalgame entre mon grand frère et un personnage de fiction bossu incompris et mal aimé. Rejeté pour ses malformations et la peur qu'il inspirait.
Un rire enfantin me fit sortir de mes songes. Je connaissais par coeur le dessin animé. Je pouvais énoncer à l'avance chaque parole dans la même intonnation. Je savais quelles étaient les répliques qui feraient rire Cicine avant même qu'elles soient prononcées. Et lui aussi s'esclafait en avance.
Il me surprit à le contempler. Il dut voir l'ombre sur mon visage et il s'approcha de moi pour me serrer dans ses petits bras tous maigres. Il savait me lire comme je savais le lire. On se comprenait, on se complétait. J'aime à penser que nous partagons un lien fort, comme des jumeaux le peuvent.
Je le laissais me faire une de ses rares et très rapides étreintes. J'en avais terriblement besoin car j'étais moi aussi, à l'instar d'Esmeralda, fissurée de l'intérieur. Et j'avais soif de ces tous petits instants.
Il pouffa de rire à un passage comique du dessin animé et s'extirpa de mes bras. Comme à son habitude, il rejeta la tête en arrière et s'exclaffa. Je garde à jamais cette image en moi, figée dans le temps, figée dans ma mémoire, le son cristalin résonnant dans mon coeur.
Mon ami, mon confident, mon frère.
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