La nageuse (nec mergitur)
Elle pousse la barrière en plastique bleu qui entrave la sortie des vestiaires collectifs. Vingt-cinq ans. Un soutien-gorge enserrant une poitrine généreuse, trois ou quatre bourrelets bistre (le dernier déborde de l’élastique de la haute culotte noire à bandes verticales blanches). Les cuisses adipeuses mais les mollets fermes, les bras potelés mais pas encore flous.
À sa façon de se tenir immobile, entre vestiaires et bassin, les épaules remontées, le ventre rentré, le regard fixe, on voit qu’elle livre un combat intérieur. Elle a dû se motiver pour venir à la piscine. Je devine comme elle a dû s’exhorter pendant des jours. Comme elle a dû additionner les arguments, pour trouver la force de se dévoiler. Comme elle a dû lutter contre l’habitude, devenue instinctive, de se cacher sous des vêtements. Avant de conclure d’un : « Et puis, après tout, je ne suis pas grosse. » Elle ne l’est pas. Sa jeunesse l’en maintient à quelques minces encablures.
S’armant de volonté et de courage, elle a pensé qu’après tout, qui irait détailler son physique un jeudi midi dans une piscine de banlieue ? Elle a imaginé un stratagème : en plongeant vite dans l’eau, elle disparaîtrait et pourrait enfin commencer à muscler ce corps qu’elle ne supporte plus de croiser, dans le miroir du matin. Au moins maîtrise-t-elle la mise en valeur de son joli visage aux cheveux noirs tirés en arrière, aux yeux vifs et pétillants.
Pour l’heure, alors qu’elle s’avance comme on pénètre dans l’arène, son regard est aux aguets sous les paupières baissées. À la manière de l’enfant qui, les deux mains devant les yeux, annonce fièrement : « caché ! », elle a l’espoir qu’en faisant mine de ne pas remarquer les gens, ils ne la verront pas non plus. La serviette est déjà posée sur la paillasse. Plus que quelques pas, l’air détaché, vers l’échelle, et elle aura remporté l’épreuve la plus difficile.
Cependant, avec moi, tous les baigneurs maintenant sont attentifs aux réactions des quatre moniteurs assis qui la fixent. Scandalisés par son outrecuidance ou bien désarçonnés par sa maladresse. En général les contrevenants finissent par jeter un œil dans leur direction. Les maîtres-nageurs peuvent alors se gonfler de leur autorité pour avertir, condamner ou sanctionner, du geste ou de la parole, le manquement au règlement. Or la personne ici ne se préoccupe pas d'eux. Elle s’avance vers le grand bain avec indolence.
L’un des surveillants de bassin s’empare du talkie-walkie, interpelle un quidam responsable et attend diplomatiquement l’arrivée de l’employé pour se mettre en marche vers l’indélicate, l’incivile, l’infortunée qui ne se doute de rien et qui a déjà de l’eau à mi-ventre. Les deux hommes se campent devant l'échelle, elle remarque leurs pieds avant de lever les yeux. Elle qui espérait passer inaperçue est rabrouée, puis raccompagnée dégoulinante au seuil de la partie réservée aux scolaires, dans laquelle elle s’était égarée. Priée de déménager ses affaires, elle y disparaît un long moment. Quand elle ressort enfin du bon côté des douches, les regards ironiques ou amusés des spectateurs la suivent. J’aurais aimé qu’elle leur sourie. Cela m’aurait rassurée sur sa capacité à mettre l’évènement à distance. Mais se prête-t-on à l’autodérision lorsqu’on a vingt-cinq ans ?
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