Les yeux aveuglés par les phares, elle freina inconsciemment. A contre-sens bordel. Elle venait de prendre la route à contre-sens. Elle hurla tandis que son poing partit s'écraser sur le plafond de la voiture. Cet impact violent fit jaillir de ses yeux des torrent de larmes, comme retenus depuis trop longtemps. Des coups de klaxon, des appels de phare appuyés de quelques insultes. Des flots de larmes salées continuaient de couler jusque son cou. "C'est la parfaite illustration de ma putain de vie, à contre-sens" pensa-t-elle. Elle resta là un moment sans bouger en regardant les silhouettes des conducteurs déverser leur haine tour à tour. Elle hésita un instant à redémarrer et foncer droit devant. Elle aurait voulu heurter une voiture suffisamment fort pour crever, juste là, sur cette route ; la route de son enfance, du retour de l'école, des départs en vacances, de son premier job mais surtout la route de la maison de Mathis.
Il était mort. Ces mots résonnaient en boucle dans sa tête et lui provoquaient des hauts-le-coeur. Elle aurait préféré mourir à sa place plutôt que de vivre une seconde de plus dans cet enfer. Il était son avenir, son amour, son âme soeur, et il ne serait plus jamais là. Elle sentit sa vie s'arrêter, son esprit cesser toute pensée. Etonnament son coeur reprit un rythme correct, mais sa poitrine resta tout de même serrée. Contre toute attente, elle venait, elle aussi, de perdre la vie. La joie, la tristesse, la peur ; plus rien de tout cela n'existait, et c'est un vide existentiel qui s'installa pour ne plus la quitter. Il la laissa complétement inerte : envahie d'un profond néant, comme si son coeur s'était scellé à jamais.
Un homme frappa à la vitre et remit ses sens en éveil. Une voix sourde couverte par la pluie lui demandait si tout allait bien. En vérité, elle n'en avait aucune idée. Elle démarra, fit demi-tour et roula dans la nuit en laissant l'air frais sécher ses dernières trainées de larmes. Ce sera la dernière fois qu'elle pleurera avant de longues années.
Une bonne demi heure s'écoula alors qu'elle regardait le paysage devenir de plus en plus montagneux, et c'est finalement sous le lampadaire d'un parking désert qu'elle finit sa course. Elle se laissa happé par un sommeil lourd, non sans espoir de ne jamais plus émerger.
Bip bip bip. La sonnerie de son téléphone la rappela désagréablement à la vie. 5% de batterie, 10 appels manqués, de nombreux messages. Elle aurait voulu dormir encore une semaine ou deux. C'était sa mère, Nath, qui fidèle à ses habitudes était toujours dans un excès d'inquiétude. Elle lui donna un court appel et la rassura, prétextant être chez une ancienne amie. N'ayant aucune envie de retrouver sa maison et ses hôtes, elle décida de s'écouter. De toute façon, c'était bien au dela de ses forces. Elle fit un rapide inventaire de ce qu'elle avait à disposition. Ses papiers, sa carte bleue, quelques vêtements, de quoi se laver les dents et son chargeur de téléphone : le nécessaire, finalement. Elle rentrerait dans quelques jours, quand elle se sentirait un peu mieux, s'était-elle naivement dit. Elle jeta un coup d'oeil à sa jauge d'essence, elle était remplie, c'était toujours ça en moins sur sa liste d'obligations. Elle avait fait le plein la veille avec Mathis, juste avant de le déposer chez lui. Il l'avait forcé avec bienveillance à s'arrêter et remettre de l'essence, elle qui roulait souvent sur la réserve. C'était typique de lui : prudent, prévoyant, attentionné. Comme s'il avait choisit de laisser cette dernière image. Il était descendu lui-même de la voiture et avait tenu à ce qu'elle ne s'occupe de rien. En guise d'au revoir, son geste devenu habituel : glisser la pulpe de son doigt le long de son front jusqu'a son nez, survolant ses taches de rousseurs et passant rapidement entre ses yeux. Une marque de tendresse envers elle. Il disait que c'était sa façon de lui arracher un petit sourire dont il ne se lasserait jamais. Ces pensées ne lui firent ni chaud ni froid. De simples souvenirs, sans intêret à présent, puisque tout cela ne serait jamais plus.