Mémoire dispersée

2 minutes de lecture

Arrivé à la fin de l'hiver, l'esprit s'évade, se promène, saute d'une image à l'autre. Les senteurs d'autrefois se mêlent aux odeurs d'aujourd'hui. Ainsi en est-il du mien, et je raconte pêle-mêle, à un auditoire fasciné, mes tranches de vie qui brouillonnent.

J'adorais les jours de chocolat gourmand lentement mijoté dans une casserole cabossée ; ils exhalaient un parfum de vanille. Ces moments coïncidaient avec la saison des châtaignes. Grand-père les lançait sur les plaques d'un antique fourneau avant de les récupérer habilement. Alors, il ôtait la coque et révélait la chair du fruit ; fondante et douce. Grand-mère distribuait aux enfants la boisson arômée de cacao. Les grands, quant à eux, avaient droit au café, les marrons grillés profitaient à tous. Hors de la maison, il neigeait ! Oui, vous avez bien compris, elle existait encore en ce lointain Noël.

Des murmures naissent autour de moi. C'est à peine s'ils me croient et pourtant ils m'envient. Pour eux qui n'ont connu, la plupart du temps, que canicules entrecoupées d'orages tempétueux violents, c'est du domaine du mythe. Mais je leur livre un autre souvenir, ô combien marquant.

Un trésor trônait dans la cuisine ; une télévision. Tellement rares dans ces années-là. En ce 21 juillet 1969, toute la famille veillait pour assister à l'événement du siècle : le premier pas de l'homme sur la Lune ; il était 3 h 56. Ma fascination faisait que je ne pouvais détacher mon regard de ces images grisées et tremblotantes. J'avais la tête dans les étoiles, et mon désir d'écrire sur les astres lointains émergea en ces instants d'exception.

Par l'entremise de cette nouveauté, l'histoire contemporaine entrait dans la famille. La vision de l'autre bout du monde, si lointaine, se rapprochait, dans toute sa beauté, sa complexité, mais aussi son horreur.

Que ce soit les guerres, les reportages sur de distantes contrées et leurs peuples étranges, les dissensions politiques, les États totalitaires, nous étions brusquement submergés, par une vérité crue et animée.

En vrac, sans ordre chronologique, je révèle ces réminiscences. Je les cite à mon public suspendu à mes lèvres :

Mai 68,

Faites l'amour, pas la guerre,

La mort de Kennedy,

La guerre froide entre l'URSS et les États-Unis,

Les premiers ordinateurs et le début de l'ère numérique,

L’arrivée du jean en France, le port du pantalon par les femmes.

Les luttes pour le droit à la contraception et l'IVG,

La voiture qui envahit peu à peu les cités…

Mes souvenirs s'égrènent et s'éparpillent, j'effectue un voyage dans le temps, teintée de nostalgie et de regrets. Puis, je me tais. Mon auditoire aussi, il n'ose pas insister pour que je raconte encore.

En réalité, je me suis perdue, au sein de ce passé parfois flou, peut-être rêvé.

Je souris, les effluves gourmands du chocolat vanillé, débordent de mon bol, m'envahissent. Dans la cuisine, nous sommes attablés près du fourneau qui ronronne. Grand-père nous tient en haleine. Nous l'écoutons avec attention ; il raconte les frasques et les événements qui ont traversé sa vie d'enfant. Grand-mère, indulgente, le contemple en caressant le chat tigré qui dort sur ses genoux. Je suis bercée et charmée par les inflexions graves de la voix de mon aïeul.

Dehors la neige, silencieuse, recouvre les alentours, les mots s'envolent dans l'air du temps au gré de la bise glaciale ; comme un éternel recommencement...

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 5 versions.

Vous aimez lire Beatrice Luminet-dupuy ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0