Chapitre 1.3
Lucie, s’en savoir trop comment, s’était assoupie. Sans doute le soulagement de voir son frère en vie l’y avait beaucoup aidé. Elle ne se sentait pas mieux pour autant. Afin de rejoindre la prochaine ville, elle devrait assurément retourner dans le terrible champ de ruines pour y trouver, avec un peu de chance, quelques vivres.
Un peu plus loin, elle aperçut Kayn qui s’étirait en regardant vers ce qui restait de Menave. Elle fut soulagée de le voir en vie et devait bien admettre que le jeune homme ne lui était pas aussi désagréable qu’elle le pensait. Malgré sa nonchalance, il l'avait aidée à se procurer de la nourriture – perdue lors de sa fuite – et avait même tenté de la mettre à l'abri. Et physiquement, il lui plaisait beaucoup, même si elle affirmerait le contraire à quiconque oserait lui faire une remarque à ce sujet. Elle louait volontiers sa détermination sans faille, souhaitant un jour lui ressembler sur ce point.
« J’ai cru que tu y étais retourné, lui signala-t-elle en s’approchant.
- C’est bien le cas.
- Je croyais que tu ne voulais pas risquer ta vie pour sauver les autres, fit-elle, surprise.
- Exact, je n’ai sauvé personne. J’y suis juste allé en spectateur. »
Lucie le fixa attentivement pour comprendre s’il plaisantait ou non. À sa surprise, le visage du jeune homme resta terriblement sérieux.
« En spectateur ? répéta-t-elle en arquant un sourcil.
- Tu as déjà vu la Calamité de près ? Moi oui. C’est une créature majestueuse.
- Ah, fit-elle, déconcertée, tu fais partie des idiots qui se passionnent pour elle ?
- Idiot me parait être un terme plutôt fort. Ne dit-on pas « connais ton ennemi mieux que tu ne te connais toi-même » ? Bien que pour moi, elle ne soit pas une ennemie.
- Parce que tu crois peut-être qu’elle ne te dévorera pas si tu croises son chemin ?
- Je prends le pari, répondit-il avec un sourire en coin. Tout le monde la traite comme s’il s’agissait d’un monstre…
- C’est le cas, commenta Lucie avec un regard appuyé.
- Les humains sont simplement son mets préféré. Le seul, d’ailleurs, poursuivit-il en ignorant son intervention.
- Comment ça ?
- N’as-tu jamais remarqué ? Ah, les idiots sont sans doute les seuls à y avoir prêté attention. Elle ne s’en prend jamais aux animaux. Il arrive qu’il y en ait qui meurent lors de ses attaques, mais ce ne sont que des dommages collatéraux.
- Si tu le dis », fit Lucie, sceptique.
Elle se retourna et constata qu’ils étaient plus nombreux que lorsqu’elle s’était endormie, environ une vingtaine.
« Il va falloir aller là-bas, soupira-t-elle lourdement, il y a peut-être encore des gens en vie. »
- Il y a surtout un jardin laissé sans surveillance », se réjouit Kayn.
Pour la deuxième fois, le visage de Lucie s’assombrit. Là aussi, il était sérieux. Le sérieux d’un homme qui ne souciait que d’une personne : lui-même. Rien dans son attitude ne trahissait de la gêne ou de la honte.
Soudain, il lui jeta le sac qu’elle avait laissé au potager, encore rempli des légumes qu’elle avait récolté.
« Je ne suis pas ton domestique, alors débarrasse-moi de ça », dit-il sèchement.
Elle fut surprise qu’il l’ait gardé ou plutôt, qu’il n'en ait pas profité pour dérober quelques légumes. Etait-il aussi égoïste qu'on le pensait, finalement ?
« Quoi ? fit-il en voyant qu’elle le fixait intensément.
- Tu es vraiment quelqu’un de très étrange, Kayn.
- Il n’y a rien d’étrange chez moi, rétorqua-t-il en la regardant du coin de l’œil, tu ne connais rien de moi, dans le cas contraire, tu me trouverais logique. »
Il s’éloigna en direction des ruines de Menave, Lucie le suivit peu après. La tâche qui l’attendait là-bas était rude, mais elle pouvait compter sur l’aide de son frère et des autres survivants.
Sous les rayons du soleil, la ville ressemblait à un cadavre en décomposition dont tous les os auraient été brisés, pointant vers le ciel. Çà et là, des traces de sang séché recouvraient le sol ou la pierre. Pas une seule structure n’était restée debout. Toutes témoignaient du passage de la calamité. On aurait pu croire que Menave avait été bombardé tant les dégâts y étaient nombreux.
Sur le visage de ceux qui étaient en vie se trouvait la même expression éteinte. Le désespoir était grand dans les esprits comme dans les cœurs. Les sempiternelles questions revenaient une nouvelle fois : pourquoi ? Quelle était la cause de cet acharnement ? Y avait-il un moyen de s’en sortir ? De tuer la bête ? Dans ces moments-là, on se fichait bien de son origine, on voulait la voir disparaître de n’importe quelle façon.
Lors de son apparition, trente ans auparavant, on avait pourtant utilisé les armes les plus puissantes contre elle sans pour autant ne serait-ce que l'égratigner. Si tout d’abord, la bête n’avait pas semblé dotée d’intelligence, elle démontra bien vite que ce n’était pas le cas en s’attaquant aux armées. Une fois celles-ci anéanties, elle avait poursuivi avec les centrales nucléaires. On ne savait trop comment, la plupart d’entre elles avaient été arrêtés, chacune après son passage. Certains pensaient que c’était Dieu lui-même qui les avait stoppées. D’autres, que la créature possédait la faculté de se changer en homme et s’était ainsi chargé de les mettre hors service, les plus terre à terre, que les employés les avaient éteintes en prévention d'une visite de la créature, pour éviter un accident.
Lucie attrapa le bras de son frère et le serra contre elle. Cela lui donna un peu de courage pour commencer les recherches ; elle savait déjà qu’ils ne resteraient pas longtemps à Menave. La Calamité pourrait revenir, et les vivres manqueraient rapidement. Elle avait entendu le nom de Ghudam dans les quelques murmures qu’elle avait perçu. C’était une ville bien plus grande, bien plus dense. Elle était connue pour son mur de protection dont les rumeurs chantaient maintes fois les louanges : il aurait plus d’une fois repoussé la bête. Depuis plusieurs années, un flux ininterrompu de survivants s’y rendait dans l’espoir d’une vie meilleure. S’ils devaient aller là-bas, ils mettraient plusieurs jours. Sans ressources, c'était impossible.
Manquant de moyens matériels, Lucie et Alexandre s’éloignèrent tout d’abord des autres pour tenter de percevoir un appel, un cri, un gémissement, quelque chose qui leur indiquerait qu’une vie se cachait dans les décombres. Mais il n’y avait rien. Menave était silencieuse. Désespérément muette. Aphone.
« Il faudrait savoir ce qui était habité et ce qui ne l’était pas », dit péniblement Alexandre en inspirant profondément pour garder son calme.
S’il craquait devant tant d’horreur face à sa sœur, elle se laisserait aussi aller et aucun mot ne saurait la réconforter. Celle-ci, le cœur lourd, acquiesça d’un faible signe de tête, les yeux fixés sur les éboulis de ce qu’elle pensait être l’épicerie où son frère s’était rendu la veille.
« Je vais aller demander aux autres, ils sauront certainement nous guider. Reste là et écoute, peut-être que quelqu’un est encore en vie », ajouta-t-il en s'éloignant.
De nouveau, elle hocha la tête, tel un automate. Seule face aux bâtiments éventrés, elle se demanda pourquoi était-elle encore en vie alors que tant de personnes étaient mortes cette nuit. Pourquoi, une fois encore.
Comme le lui avait demandé son frère, elle laissa ses oreilles guetter le moindre bruit. Les yeux fermés pour se concentrer, un désert se dessina dans son esprit. Blanc, stérile, où seul le soleil réchauffait son visage.
Il n’y avait rien. Pas un bruit, pas un espoir.
Alexandre revint peu après et lui désigna du doigt un tas de pierre. Il lui indiqua qu’une famille nombreuse y vivait et qu’ils avaient un sous-sol.
« Alors, ils s’y sont sûrement réfugiés ! s’enquit-elle immédiatement.
- J’ai parlé à un homme, Ethan, il m’a dit bien les connaître et il pense la même chose. Il va venir nous aider, mais avant, il donne des directives à tous ceux qui veulent aider aux recherches.
- Trois, c’est très peu pour s’occuper de ce bâtiment, lui fit-elle remarquer. Je vais aller chercher Kayn.
- Une paire de bras en plus ne sera pas de refus. »
Fallait-il encore que le jeune homme daigne l’accompagner, pensa-t-elle sans oser le dire. Elle le retrouva au jardin, comme elle s’y attendait. La petite parcelle avait été complètement saccagée par les énormes pattes de la calamité, il ne restait rien d’exploitable. Pourtant il était là, assis en tailleur, dos à elle, avec quelque chose dans les bras. Lorsqu’elle s’approcha, elle vit que c’était un chat. Son pelage était noir et sale. Et au bout de sa queue était accrochée une boîte de conserve. Il s’agissait de l’animal qui les avait effrayés quelques heures plus tôt. Kayn le caressait avec douceur et Lucie crut l’entendre murmurer :
« Pauvre petite chose, tu ne méritais pas cela. »
Elle vint doucement s’accroupir à côté de lui et remarqua que l’animal ne respirait plus. Manifestement, il était lui aussi l’une des victimes de la calamité.
« Le pauvre », fit-elle en voulant le caresser.
Mais Kayn lui tourna des yeux assassins et l'en empêcha.
« Retourne chercher tes cadavres, lui dit-il sur un ton agressif.
- Je venais te demander ton aide, lui expliqua-t-elle d’une voix douce.
- À quoi bon ? Ils sont tous morts, poursuivit-il sur le même ton.
- Peut-être pas, on n’en sait rien. Pourquoi tu réagis comme ça ?
- C’est une perte de temps, voilà pourquoi. Nihil a-t-elle déjà laissé un seul survivant derrière elle ?
- Nihil ?
- La Calamité ! » rugit-il en posant avec attention le chat sur le sol tandis qu’il commençait à creuser avec ses mains.
La terre volait à chacun de ses gestes tant il était en colère. Lucie le regarda faire sans comprendre son comportement et n’osa pas lui poser d’autres questions de peur qu’il ne s’emportât. Lorsque que le trou fut assez grand, le jeune homme reprit délicatement le petit animal, le libéra de la conserve, déposa ses lèvres entre ses deux oreilles et le glissa dedans avant de le recouvrir. Voulant lui témoigner elle-aussi une marque d’affection, Lucie sortit un instant du potager pour cueillir quelques fleurs sauvages aux alentours et revint pour les placer sur la petite tombe de fortune. Mais Kayn donna un coup dans sa main et les fleurs s’éparpillèrent.
« Tu te rends compte que ton comportement est puéril ? lui demanda-t-elle en le regardant tristement.
- Tu ne peux juger de mon comportement sans me connaître. Je refuse cette soi-disant empathie de ta part car elle est fausse, dit-il, le regard dur.
- Et là, tu ne juges pas mon comportement sans me connaître ? rétorqua-t-elle en croisant les bras. Je veux sincèrement fleurir sa tombe, même si ce n’est qu’un pauvre petit chat. Il ne méritait pas de mourir. Personne ne le méritait.
- Par personne, tu veux dire les humains. Tu es si ignorante, répondit-il, méprisant.
- Eh bien, explique-moi, monsieur le misanthrope. »
Les deux prunelles du jeune homme, semblables à des joyaux, prirent une teinte obsidienne en se glissant dans ceux de Lucie. La colonne vertébrale de celle-ci se hérissa et elle se sentit obligée de faire quelques pas en arrière.
« Je ne suis pas misanthrope. Seulement, j’ai vu assez de choses pour détester les Hommes, assez pour ne pas pleurer un seul d’entre eux. Et tu voudrais que je vienne t’aider à peut-être en sauver quelques-uns ? En ce qui me concerne, la mort est une douce sentence pour eux.
- La haine obscurcit la vision. C’est ainsi que l’on commet des erreurs.
- Je ne peux te contredire sur ce point, j’ajouterai cependant que dans mon cas, bien qu’haineuse, ma vision est limpide. Mais si tu penses que j’ai tort, prouve-moi le contraire. »
Sa voix était devenue plus calme, mais son regard resta de braise. Un feu invisible y brûlait, dangereux et menaçant. Lucie n’avait pas pour habitude d’être face à ce genre de comportement : elle était intimidée. Elle ne pouvait se permettre de l'abandonner à cette ridicule pensée ; mais était-elle en capacité de démanteler son argumentaire ? Si Lucie croyait en ses semblables, elle connaissait également leur côté le plus sombre. Mais elle se refusait en ces temps apocalyptiques à laisser quelqu’un perdre ainsi espoir en les siens.
Elle accepta.
« Dans ce cas, à moi de te souhaiter bon courage », lui lança-t-il sur un ton presque amusé avant de disparaître.
Lucie repartit bredouille vers son frère et l'informa simplement qu'ils ne seraient que trois.
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