Chapitre 2.3
La nuit tombait lorsqu’il rentra enfin. Il passa la porte d’une des maisons – choisie au hasard, les deux se ressemblaient en tout point – se jeta sur le premier canapé qu’il vit et s’installa pour dormir. Les yeux fermés, il n’attendait plus que Morphée vînt le cueillir.
« Alors, tu l’as trouvé ? le fit sursauter la voix de Lucie qui s’était approchée à son insu.
- Qui ça ?
- À ton avis, pourquoi on est là ? » le gronda-t-elle en s’asseyant devant lui.
Kayn bailla et s’étira à la façon des chats avant d’appuyer sa tête sur la paume de sa main et lui lança un regard froid :
« Non, mais si tu es si pressée, tu devrais aller chercher toi-même.
- Je ne connais pas son visage.
- Et j’ai besoin de dormir. Chacun ses problèmes », dit-il sèchement.
Les deux s’affrontèrent du regard, puis Lucie baissa les yeux et Kayn sourit brièvement.
« Tu me jures que tu vas le chercher, hein ? voulut-elle s’assurer.
- Ne serait-ce que pour que tu me fiches la paix, oui. »
Satisfaite de la réponse, Lucie s’éloigna. Insister n’aurait fait que l’énerver et elle ne tirerait rien de lui ainsi.
« Cela ne veut pas dire qu’on le trouvera, lui lança-t-il alors qu’elle allait sortir. Tu devrais t’y préparer.
- Ton optimisme me manquait », ironisa-t-elle, les sourcils froncés.
Kayn s’allongea une nouvelle fois et ferma les yeux, signe qu’il ne comptait pas poursuivre plus longtemps cette conversation. Lucie le regarda plusieurs secondes d’un air soucieux. Elle était inquiète : que pouvait-il se passer dans la tête du jeune homme ? Pourquoi changeait-il autant d’attitude ? Elle ne le comprenait pas et se demanda si elle pouvait faire quelque chose pour l’aider, certaine qu’il souffrait silencieusement.
« Kayn, tu as de la famille ? » demanda-t-elle soudainement.
Celui-ci soupira et se tourna vers elle, le visage fermé. Il ne savait pas où elle voulait en venir avec cette question, mais quoi qu’il en soit, il ne voulait pas en parler.
« C’est que… tu n’en parles jamais, insista-t-elle d’une voix douce.
- Parce que tout ça fait partie du passé et je n’y peux plus rien. Tu veux savoir si j’avais une famille ? Oui, j’en avais une. Tu veux savoir si la Calamité m’en a privé ? Si je voudrais pleurer sur ton épaule et partager ce que je ressens ? La réponse est non.
- Ça te ferait sûrement du bien pourtant.
- J’ai suffisamment perdu de temps à pleurer sur mon sort, y accorder une seconde de plus serait idiot. »
Lucie s'accroupit devant lui pour être à son niveau et plongea son regard dans le sien. Ses yeux bicolores étaient aussi froids que de la glace, aussi dur que l’acier. Kayn avait ce regard lorsqu’il était contrarié. L’était-il vraiment ou essayait-il simplement de la faire fuir ? La jeune femme choisit de rester plantée là. Cette fois, elle ne se laisserait pas intimider. Cette fois, elle ne reculerait pas face à lui.
« S’il te plaît, dis-moi ce qu’il s’est passé.
- Si je te le dis, tu me laisses dormir ? » grogna-t-il.
La jeune femme acquiesça d’un signe de tête. Son sang accéléra brusquement dans ses veines, à la fois impatiente et anxieuse d’en savoir plus sur son ami.
« Mes parents sont peut-être encore en vie, je n’en sais rien, je n’ai plus de contact avec eux depuis longtemps. Et j’ai… j’avais une sœur, Thana. »
Lucie l’écouta attentivement. Il était si rare de le voir se confier qu’elle n’osa l’interrompre de peur qu’il se taise.
« Elle et moi avons toujours été très proches. Inséparable. Elle partageait quelques-uns de tes traits de caractère : douce, altruiste et surtout naïve. Mais cela ne nous empêchait pas de bien nous entendre. À dire vrai, nous préférions en rire. Et un jour, elle a changé. Elle m’a abandonné et je ne l’ai plus revue.
- Tu l’as cherchée ?
- Dans chaque ville, chaque maison, chaque abri. En vain. Elle est restée introuvable.
- Donc, tu ne sais pas si elle est encore en vie ? fit Lucie, horrifiée.
- Elle est en vie. Il ne peut en être autrement », affirma Kayn en la fixant.
« Sinon, tu serais seul », pensa la jeune femme sans oser le dire à haute voix. Ce qu’il devait être torturé… à chaque nouvelle communauté rencontrée, l’espoir d’y voir Thana parmi eux devait faire battre son cœur un peu plus vite et l’instant d’après, la tristesse de son absence, le serrer jusqu’à ce que plus aucune goutte de sang ne puisse circuler dans son corps.
« Pourquoi tu ne l’as pas dit ? Nous t’aurions aidé, je t’aurais aidé à la chercher.
- Si Thana avait voulu que je la trouve, je l’aurai trouvée. Elle ne veut plus me voir et j’ai fini par arrêter de courir après du vent.
- Mais… vous devriez être ensemble. Surtout maintenant ! »
La voix de Lucie s’enraya sous l’émotion. Elle s’imagina séparée de son frère, sans savoir s’il était en vie, blessé ou même mort. L’imaginer seul à souffrir baignant dans son propre sang fit déborder ses yeux remplis de larmes.
« Je suis désolée, je suis là à insister pour que tu retrouves un homme qui n’existe peut-être même pas alors que tu devrais chercher ta sœur.
- T’es sourde ? J’ai dit que je ne la cherchais plus, râla Kayn qui se demandait pourquoi elle se mettait dans un tel état alors que cela ne la concernait pas.
- Elle doit terriblement te manquer, poursuivit Lucie qui l’avait à peine écouté, depuis combien de temps ne l’as-tu pas vue ? Je ne sais pas comment tu fais, à ta place, je ne pourrais pas supporter de ne pas savoir si elle est en vie ou non.
- Justement ! Tu n’es pas à ma place, répondit-il en haussant le ton, et n’essaye pas de t’y mettre. Nous devrions être ensemble ? Pff, quelle connerie ! Ce n’est pas parce que nous sommes frère et sœur que nous devrions être collés l’un à l’autre toute notre vie. Tout le monde n’a pas la même relation que ton frère et toi.
- Ose dire qu’elle ne te manque pas », fit Lucie en le fixant.
Loin des yeux mais près du cœur, cela décrivait parfaitement ce que ressentait Kayn pour sa sœur. Il ne voulait pas l’avouer ni même y penser de peur de s’effondrer. Mais oui, sa sœur lui manquait.
Naturellement. Il avait grandi et partageait tant de chose avec elle, lui avait confié ses pensées les plus secrètes, fait part de ses doutes. Elle était la personne la plus précieuse à ses yeux, malgré sa trahison, son abandon.
Kayn baissa les yeux, muet. Son cœur, ce traitre, s’était serré dans sa poitrine. Depuis combien de temps n’était-ce pas arrivé ? Pourquoi se sentait-il si triste tout à coup ? Comme si le poids du monde reposait sur ses épaules et qu’il savait qu’il allait flancher d’une seconde à l’autre.
« Laisse-moi tranquille », finit-il par dire en se détournant.
Lucie comprit et décida de le laisser seul, comme il le demandait. Elle referma soigneusement la porte derrière elle afin que personne n’aille le déranger. Elle avait touché une corde sensible et brisé un peu la carapace du jeune homme. Et bien que cela semblait avoir ravivé une profonde blessure chez lui, Lucie pensa que c’était une bonne chose. Il ne pouvait pas constamment tout garder en lui. Elle irait le voir un peu plus tard pour voir s’il allait mieux et s’il voulait parler un peu avec elle. En attendant, elle rejoignit son frère et s’allongea près de lui. Ce dernier s’était couché tôt et dormait profondément la bouche ouverte, ronflant comme un ours furieux à qui on aurait refusé son miel. Cela n’arrivait guère souvent, c’est pourquoi elle sourit, amusée. Évidemment, elle prévoyait de taquiner son frère à ce sujet dès son réveil.
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