10.
Le destin de Kayn se jouait dans l'église et celui de l’humanité se dirigeait droit sur Sance. Le voyageur marchait aux côtés de sa créature à quelques kilomètres de là. Le ciel masqué par les nuages accompagnant Nihil laissait les environs baignés dans une obscurité profonde.
La calamité suivait docilement son créateur ; elle n'avait pas été conçue dénuée de sentiments, c'est pourquoi elle percevait son trouble. Soucieuse, elle le poussa délicatement de son large museau noir comme pour l’inciter à parler. Mais Kayn ne répondit pas à sa demande. La mine sombre, le regard perdu dans le vague, il donnait une piètre image de lui-même. La créature répéta son geste, attirant cette fois le regard de son maître.
« Pardonne-moi de t'avoir mêlée à tout cela, dit-il finalement, j'aurais dû les supprimer moi-même. Voilà qu'ils veulent ma mort, ensuite ce sera la tienne. Ton corps meurtri à maintes reprises aurait dû me faire réagir, pourtant il n'en est rien. Je t'ai utilisée comme un outil sans me soucier de la souffrance que tu allais endurer. Pour cela, je te demande pardon. »
La créature avança la tête pour recevoir quelques caresses. Son regard pâle resta posé sur son maître – elle le connaissait bien et savait que ce n'était pas la seule chose qui le tourmentait.
- Est-ce trop demander que d'espérer te voir me suivre jusqu'au bout ?
Une nouvelle fois, Nihil répondit positivement. Kayn aurait presque préféré la voir refuser mais elle lui était trop fidèle pour cela.
- Pourquoi ne pas abandonner ? le fit sursauter une voix féminine qu'il aurait aimé ne plus jamais entendre. T'aurais-je surpris, mon frère ?"
- Je ne m'attendais guère à te voir ici. À vrai dire, je pensais même ne plus te revoir. Que veux-tu, chère sœur pour qui je ne compte plus ?
- Tu sais que c'est faux, sinon je ne viendrai pas tenter de te dissuader une dernière fois.
- N'es-tu pas à court d'arguments ?
- Pas un seul ne serait suffisant à tes yeux. Mais je tiens à toi alors je suis là. Si tu vas là-bas, tu pourrais bien te faire tuer.
- Et il ne te resterait qu'à tuer Nihil.
- Mais je t'aurai perdu.
- Tes précieux humains te consoleraient sûrement, lui fit remarquer Kayn en glissant vers elle un regard sévère.
- Rien ne le pourrait.
- Pourtant tu as décidé qu'ils étaient plus importants que moi.
- Tu peux parler ! C'est exactement pareil pour toi, soupira-t-elle en mettant les mains sur les hanches. Kayn... avant tout cela, tu étais la Mort toi aussi. C'est le nom que les humains nous ont donné et c'est un rôle très noble.
- Tu parles... les humains ne voient que le haut de l'iceberg. Ils n'ont pas idée de tout ce que nous avons fait pour cette planète et ses habitants. Et ce nom te va bien mieux qu'à moi. Je n'ai jamais aimé voir la vie quitter leur corps. Avant.
- Cela en fait partie pourtant. Mais c'est là toute la différence entre toi et moi : j'accepte l'ordre naturel des choses et toi non. Je te comprends, tu sais, lorsqu'on aime aussi intensément quelque chose, on voudrait ne jamais la voir disparaître.
- Cesse de pointer cela comme une faiblesse, la gronda-t-il alors que Nihil glissait son museau sous son bras pour quémander de l'attention.
Voyant qu'il ne pouvait s'empêcher de cajoler sa créature malgré la colère qu'il ressentait, Thana se mit à sourire.
- Tu aimes vraiment cette bête, fit-elle en s'approchant pour l'observer de plus près.
- Tu en doutais ? Quelque part, tu en es aussi à l'origine, sans toi, elle n'aurait pas vu le jour.
- C'est ton entêtement qui est à l'origine de tout, répondit-elle en croisant les bras.
- Pas le tien, évidemment. Tu peux t'en aller l'esprit tranquille, Thana, il n'y a rien que tu puisses dire pour me faire changer d'avis. Si je meurs comme l'un de ces humains que tu aimes tant, qu'il en soit ainsi, j'accepte mon sort. Mais, ne compte pas trop là-dessus, Nihil et moi iront jusqu'au bout. Laisse donc à ces humains une chance de faire ce que tu n'as pas le cran de faire.
- J’ignore moi-même de quoi je suis capable, tu es mon frère et je ne te souhaite aucun mal.
Cette fois, la voix de Thana laissa paraître sa tristesse. Son visage cependant, resta impassible comme si elle ne voulait pas lui montrer sa peine. Kayn ne la connaissait que trop bien et pouvait lire à travers son masque ; il s'éloigna de Nihil et vint prendre sa sœur dans ses bras. Cette dernière, bien qu'étonnée, lui rendit son étreinte et éprouva une peine immense lorsque le corps de son frère se sépara du sien.
- Je regrette que tout cela nous ait séparé, lui avoua Kayn dont le regard s'embrumait. Nous étions si proches avant. Pourquoi a-t-il fallu que cela nous arrive ? Nous pouvons influencer le destin des autres, mais le nôtre nous échappe.
- Depuis quand crois-tu au destin mon frère ? s'amusa-t-elle avec un sourire triste.
- Lucie m'a sans doute partagé sa naïveté. J'ai trop fréquenté cette humaine.
- Je crois au contraire que tu n'as pas suffisamment appris d'elle.
Et sur ces mots, elle jeta un dernier regard à son frère puis disparut. Kayn fixa un instant l’endroit où elle se trouvait quelques secondes plus tôt, le cœur serré. Puis il ferma les yeux et inspira profondément, espérant que l’air qui entrait dans ses poumons le débarrasserait de sa peine.
Ensuite il fut pris de doutes ; son action avait-elle réellement un sens dans un univers où tout changeait en un battement de cil et où à la fois, tout semblait n’être qu’une répétition immuable ? Devait-il pour autant abandonner ce qui lui tenait à cœur ? Ce qu’il avait là, sous ses yeux ? Et après tout, qui était-il pour se donner le droit de vie ou de mort sur toute une espèce ? Et c’est après cette question que sa colère refit surface. Les humains se l’étaient approprié les premiers sans même se demander s’ils y étaient légitimes. Ils en avaient usé encore et toujours plus, allant jusqu’à décimer des espèces entières, invoquant l’ignorance lorsqu’ils constataient les conséquences de leurs actes.
Derrière lui, la calamité l’enveloppait de son regard pâle comme un chien veille sur son maître aux dernières heures de son existence. De nouveau, elle vint coller son énorme museau contre lui, le tirant de sa torpeur. Kayn se tourna immédiatement vers elle et flatta le cou de la créature presque aussitôt.
« Après cela, tu seras libre toi aussi. Je te le promets. Tu pourras retrouver ta sœur et je ne vous demanderai plus rien, fit-il en se serrant contre Nihil. Je ne l’ai pas revue depuis que je l’ai créée, mais ne crains pas pour sa vie, elle est aussi forte que toi. Penses-tu que je sois devenu comme eux au fil des années ? »
La calamité ne broncha pas. Non pas qu’elle pensait que son maître soit devenu comme ces petites créatures qu’elle balayait d’un coup de patte, mais elle craignit de le voir davantage tourmenté.
- Tu as raison, il ne vaut mieux pas trop y réfléchir, déclara Kayn avec un soupir. Allons-y ma belle, il faut finir ce que nous avons commencé.
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