Chapitre 2.6.2
Il suffit d’un échange de regard pour que Lucie comprenne la peine que cet événement lui avait infligé. Une peine encore présente aujourd’hui et qui n’avait été comprise par personne. Bien qu’elle se doutât de la réponse, Lucie demanda à Kayn si sa sœur connaissait cette histoire.
« Cela ne l’aurait pas faite changer d’avis. Ce n’était ni la première ni la dernière fois que cela se produisait, répondit-il d’une voix affligée.
- Si ce n’était pas la première fois que tu voyais ça, pourquoi cette fois-là était différente ? Tu t’étais attaché à cet homme, mais… pourquoi ? Tu nous haïssais déjà, non ?
- Je l’admets, oui, je me suis attaché à lui. Et crois-moi, j’en fus le premier surpris. J’ai commencé à l’observer peu avant le décès de sa femme. Il donnait plus qu’il n’avait même s’il ne recevait rien en retour. On profitait de sa générosité et le qualifiait d’idiot pour en usant autant. Et lorsque le drame l’a frappé, pas un seul n’est venu le soutenir. Il a été abandonné sans qu’aucun ne daigne écouter sa peine. Après tout ce qu’il avait fait pour les autres… Et l’unique personne qui a prétendu tenir à lui l’a finalement trahi pour de l’argent sans jamais éprouver un seul vrai sentiment à son égard. Lorien était quelqu’un de bien… et ce qu’il a subi est à mes yeux une abomination. »
Si habituellement on parlait d’explosion et de braises ardentes pour qualifier la colère, celle de Kayn prit l’apparence d’un masque glacial qui le fit paraître comme une statue à l’expression sévère et figée.
« Il n’y a rien que vous ayez épargné, pas même les vôtres. Tout n’est que souffrance avec vous. Une souffrance qui perdure encore aujourd’hui sans que Nihil ou quoi que ce soit ne puissent vous pousser à vous remettre en question. Des êtres tels que vous, capables de ces atrocités n’ont pas leur place en ce monde. Jamais je n’accepterai cela. Et si je dois mourir à cause de mes convictions, qu’il en soit ainsi.
- Ce n’est pas aussi simple, protesta Lucie en élevant la voix, chose dont elle n’avait pas l’habitude. Le bien, le mal et nous au milieu ? Les humains ne sont pas soit bons soit mauvais. Nous sommes bien plus complexes ! Tu ne peux pas nous condamner pour les actes de quelques personnes ! Moi, ai-je fait quelque chose pour mériter de mourir ? Ou mon frère ? Ou Max ? Tu crois qu’on peut changer à nous seuls l’espèce humaine ? Tu crois que nous pourrions faire quelque chose ? Tu sais ce qui importe à chaque être humain ? Vivre. Vivre avec le moins de contraintes possibles parce que la vie n’est pas un long fleuve tranquille. Nous avons tous notre lot d’épreuve à surmonter.
- Alors quoi ? gronda-t-il soudainement. Je devrais accepter qu’il n’y ait rien à faire ? Vous laisser tout détruire et regarder ? Je suis trop longtemps resté spectateur et je ne supporterai pas de nouvelles pertes ! Vous ne pouvez rien faire contre vous-même ? Quelle chance que je sois ici alors ! Parce que moi, un simple voyageur, vous ai longuement observé et ai jugé que vous n’étiez pas nécessaires à la vie sur cette planète. »
Un silence lourd et pesant s’en suivit. Kayn fixait Lucie, vainqueur auto-proclamé d’un forfait bientôt annoncé. Mais la jeune femme n'était pas encore résolue à la défaite malgré la tristesse affichée sur son visage. Elle finit par relever les yeux vers Kayn et répondit doucement :
« Tu es attaché à cette planète et à tout ce qu’elle abrite, je le comprends. Mais de quel droit nous juges-tu ? De quel droit nous condamnes-tu ? Qu’as-tu fait toi, en tant qu’être humain ? As-tu pu changer quoi que ce soit ?
- Ce n’était pas mon but. Je n’ai fait que m’amuser avec vous pendant un temps, rétorqua-t-il en croisant les bras.
- Oh, je t’en prie, rit-elle nerveusement, tu as créé la Calamité pour nous exterminer mais tu nous as aussi sauvé la vie, c’est bien la preuve que tu ne veux pas complètement nous voir disparaître.
- Bien, et après ? Que veux-tu m’entendre dire ? Qu’en tant qu’être humain je ne peux rien faire ? Très bien, je ne peux rien faire ! Satisfaite ?
- Ta seule réponse en tant que voyageur a été de créer la Calamité, lui fit remarquer Lucie. Parce que là non plus, tu ne pouvais rien faire d’autre.
- N’est-ce pas la preuve que j’ai eu raison ? » dit-il en arquant un sourcil vers elle, l’air satisfait.
Lucie se plongea dans une profonde réflexion, tournant et retournant la situation dans sa tête pour y trouver une nouvelle échappatoire. Plus elle creusait, plus elle sombrait dans un abîme vide et froid. La voyant brusquement si affligée, Kayn s’approcha, posa ses mains sur ses épaules et lui dit sur un ton qui se voulait réconfortant :
« Je sais ce que ça fait. Le désespoir qui s’immisce petit à petit chassant la moindre once d’espérance en toi, je suis passé par là. Cela va prendre du temps mais, tu finiras par l’accepter : j’ai fait la seule chose qui devait être faite.
- Ou peut-être que ta sœur avait raison et que tu aurais dû laisser faire les choses, soupira-t-elle en ne croyant pas un mot de ce qu’elle venait de dire.
- Ne t’y mets pas, grogna Kayn en s’éloignant brusquement et en la fusillant du regard.
- Qu’aurait-il été judicieux de faire, je n’en sais rien. Je ne connais pas aussi bien ce monde que toi et même si c’était le cas, je ne suis pas certaine qu’il y ait de réponse. Mais… est-ce que tu as bien fait ? Je ne peux pas croire qu’exterminer une espèce parce qu’elle ne vit pas de manière saine soit la seule issue. Je veux croire qu’il y a une solution à laquelle tu n’as pas pensé. Et ta haine envers nous n’a rien arrangé.
- Insinuerais-tu que je me sois précipité ? lui lança-t-il en fronçant les sourcils.
- Peut-être as-tu plus en commun avec l’humanité que tu ne le crois ? »
Sa remarque le piqua au vif. Comment pouvait-elle souligner une quelconque similitude entre lui et ces déchets qu’étaient les humains ? Il avait conscience d’avoir commis des erreurs au cours de sa longue vie, mais de là à le comparer à eux… cela blessa son ego. Il passa dans ses prunelles un sentiment de haine et de mépris profond qui fit tressaillir Lucie.
« Ce que je veux dire… commença-t-elle.
- C’est que les sentiments peuvent nous faire commettre les pires choses, la coupa-t-il sans sourciller, à vous les humains, ou à moi-même. Bien que cela me coûte de l’avouer, il est vrai que nous sommes… semblables sur ce point.
- Alors peut-être as-tu agi un peu vite ? insista Lucie en guettant sa réaction.
- Désolé de briser tes espoirs, mais non. L’idée de créer Nihil avait germé depuis longtemps dans mon esprit. Certes il a suffi d’un événement pour allumer la mèche, mais je ne peux nier qu’un seul nouvel affront envers cette planète m’aurait poussé à lui faire voir le jour. Vous n’êtes à mes yeux que des parasites se nourrissant de tout ce qui les entourent. Votre faim n’a d’égale que votre cruauté, votre cœur est aussi vide que le néant. De vous il n’y a rien à garder et je ne me laisserai pas berner par vos misérables actes de bonté car ils ne sont que de la poudre aux yeux. »
À ce moment Lucie sut qu’elle ne parviendrait pas à le convaincre. Il avait vécu longtemps et n’avait que trop constaté les côtés sombres de l’humanité pour consentir qu’elle ne se résumait pas qu’au mot néfaste. Il ne restait plus aucune pitié pour elle dans son cœur. Lucie le comprit quand elle lui demanda pourquoi ne les avait-il pas simplement tués d’un coup au lieu de créer la Calamité et qu’il répondit :
« Cela aurait été satisfaisant, je te l’accorde mais… bien trop rapide et… indolore. Après avoir entendu les cris d’agonie de cette planète, vu ses blessures ne jamais se résorber et le sang teinter son sol, il fallait que vous soyez punis et que vous ressentiez tout ce qu’elle a ressenti. »
Il tourna ses yeux hétérochromes vers elle et un sentiment de tristesse s’empara de la jeune femme comprenant à travers son regard qu’il ne regrettait pas son choix.
« Je voulais que vous vous sentiez impuissants, poursuivit-il en avançant lentement vers elle, que la peur que vous inspirerait Nihil vous poursuive jusque dans vos rêves. Que vous n’ayez aucun repos si ce n’est celui que la mort vous offrirait. Et quand même bien vous décideriez de vivre, votre vie ne serait qu’une succession de perte et d’abandon. Pour le dire plus clairement, je voulais vous voir souffrir. Histoire de vous rendre la monnaie de votre pièce. »
Il se tût un instant et inspira profondément tandis que Lucie, troublée, le regardait peinant à l’imaginer créant sa créature avec ces choses en tête. Il ne correspondait pas au Kayn qu’elle connaissait. Ce gentil Kayn qui malgré son caractère d’ours mal léché, les avait aidés à survivre plus d’une fois.
« Pourquoi vous ai-je aidé ? lâcha-t-il comme s’il avait lu ses pensées. J’ai fait ce que j’ai pu pour vous rester indifférent, mais…
- Tu as trop de cœur pour ça », finit Lucie à sa place.
Pensant qu’il s’agissait sans nul doute de son pire défaut, elle se mit à sourire malgré elle. Car il y avait bien pire pour qualifier quelqu’un, surtout lorsque ce quelqu’un était responsable de la mort de millions d’individus.
« Ne voudrais-tu pas au fond de toi que nous puissions vivre ? En respectant la planète et ses habitants ? Tous ses habitants, ajouta-t-elle.
- Si, bien sûr. Mais je ne peux changer la nature de l’Homme. Je ne suis… qu’un simple voyageur. Et vous avez montré à bien des égards que vous n’êtes pas capables de changer, même lorsque l’on vous pousse au bord du gouffre. »
Lors de sa rencontre avec Thana, Lucie avait compris que celle-ci avait misé sur sa proximité avec l’humanité pour le faire changer d’avis. Quel échec… Trente années n’avaient pas suffi et d’autres seraient vaines. L’humanité s’éteindrait bien avant. Et finalement… Kayn n’avait-il pas raison ? Les Hommes étaient bel et bien en train d’aspirer toute vie sur cette planète, la leur y compris, et ceci, qu’ils soient bons ou mauvais. N’y avait-il pas qu’un être tel que lui pour juger de la valeur de l’humanité ? Mais dans ce cas, pourquoi Thana ne pensait-elle pas la même chose ?
Lorsque Lucie questionna Kayn à ce sujet, il répondit l’air dépité :
« Thana n’a jamais dit qu’elle ne partageait pas ma vision des choses. Elle ne veut pas prendre parti. C’est tout. »
Si ces deux êtres avaient pu en venir à cette conclusion, n’était-il pas vrai de penser que l’humanité était nocive ? Cette pensée tétanisa les muscles de Lucie. Puis son regard se dirigea machinalement sur Kayn, comme si elle attendait une nouvelle réponse de sa part.
« Tu n’as peut-être pas tort à notre sujet, fit-elle finalement devant son silence, mais je sais une chose : nous ne naissons ni ne vivons avec la volonté de détruire cette planète. Les Sanciens ont raison, nous pouvons prendre l’apparition de la Calamité comme une chance de nous améliorer. Nous pourrions tout recommencer à zéro.
- Nihil n’a pas été créée pour cela, lui rappela le jeune homme, et je refuse de vous donner une chance supplémentaire de détruire cette planète. »
Une question brûlait les lèvres de Kayn dont il ne parvenait pas à lire la réponse dans le regard que Lucie lui jetait. Celui-ci laissait paraître sa tristesse et la douleur de la trahison dont elle était victime, et quelque chose d’autre qu’il ne parvenait pas complètement à identifier.
« Pourquoi n’avoir rien dit aux autres sur mon identité ? se sentit-il obligé de demander.
- Parce que la moitié d’entre eux voudra te tuer, et l’autre moitié… à vrai dire, je ne sais pas trop ce qu’ils feraient de toi. Peut-être te vénéreraient-ils comme un dieu ?
- En ai-je l’étoffe ? » fit-il en se redressant fièrement, un sourire amusé aux coins des lèvres.
Lucie retint un sourire, bien qu’elle retrouvait l’attitude du Kayn qu’elle avait toujours connu, elle ne parvenait pas à se dire que sa pirouette allait les réconcilier. Elle était terriblement consciente qu’il lui suffirait de fermer les yeux un bref instant pour qu’il disparaisse à tout jamais.
« Les dieux sont miséricordieux, Kayn… » lui fit-elle remarquer sur le ton du reproche.
Un ton involontaire qui fit retomber le soudain aplomb du jeune homme. Il n’en était pas dénué, bien au contraire, néanmoins il ne voulait pas en user avec les humains.
« Tu pourrais l’être, ajouta Lucie en glissant vers lui un regard amical.
- Non, je n’en ai pas le droit. Pour le bien de cette planète.
- On n’arrivera pas à se mettre d’accord, n’est-ce pas ? »
Elle n’obtint qu’un sourire triste en guise de réponse car Kayn savait que cela affecterait rapidement son moral : tout espoir n’allait pas tarder à la quitter. Et il ne s’y était pas trompé. L’instant d’après, le comportement de Lucie changea brusquement. Les yeux remplis de larmes, elle supplia pour une nouvelle chance promettant que les choses changeraient s’il leur laissait plus de temps. Elle insista sur la Calamité et ce qu’elle avait provoqué à Sance pour appuyer son propos. Mais le visage du voyageur resta impassible.
« Bien que cela soit vain, finit-il par l’interrompre, tu essaies de gagner du temps. Tu t’accroches à ton existence sans admettre qu’il y a bien plus important que toi ou que l’humanité.
- Facile à dire pour toi, tu n’as rien à perdre », rétorqua-t-elle plaintivement.
Il y eut un silence qui rendit le regard de Kayn terriblement dur. Quelques secondes qui parurent une éternité à Lucie qui l’encaissa avec une gêne insondable.
« J’ai perdu bien plus que n’importe qui. Je suis bien loin de l’être que j’étais et je ne serais sans doute jamais plus un voyageur. Crois-tu vraiment que mon véritable nom est Kayn ? Et ma relation avec Thana… puis-je encore parler de relation ? Si c’est le cas, cela n’ira pas en s’arrangeant. Et qui sait ce que le sort me réserve encore.
- Pas une mort atroce entre les crocs de la Calamité en tout cas, lui souligna Lucie qui dut se faire violence pour ne pas user de son empathie habituelle avec lui.
- Il y a des choses bien pires à mon sens.
- Comme ?
- Mourir seul dans l’indifférence la plus totale. »
Bien sûr, il parlait de lui, et si Lucie aurait voulu rester de marbre, peut-être même lui dire qu’il l’avait cherché, elle préféra se laisser envahir par la tristesse qu’elle ressentait. Parce qu’après tout, rester indifférente à quelqu’un n’était pas quelque chose qui lui ressemblait, même si ce quelqu’un voulait décimer toute son espèce, il restait son ami. Elle avait plus d’une fois imaginé Kayn comme un être voulant rester seul mais jamais comme quelqu’un qui craignait de le finir. À cette pensée, son cœur se serra un peu plus.
« Ta sœur pourrait te pardonner si tu changeais d’avis, non ? » demanda-t-elle d’une petite voix.
Kayn sourit tristement. Rien n’aurait pu le faire se raviser, surtout pas pour quelque chose en sa faveur. En face de lui, une colère grandissante s’installait dans l’esprit de Lucie. Une partie d’elle le détestait et prenait le pas sur tout ce qu’elle ressentait pour lui. L’envie de dire qu’il méritait bien de finir seul fut contenue par l’empathie qu’elle éprouvait à son égard. Mais cela lui aurait fait un bien fou !
« Je ne peux pas te laisser faire, lâcha-t-elle péniblement d’une voix déterminée. Je vais tout dire aux autres.
- Est-ce censé me faire peur ?
- Non, ce n’est pas une menace. Je préfère que tu sois au courant.
- Pour ne pas que je me sente trahi ? fit-il avec un sourire sceptique. Délicate attention.
- Ils vont probablement vouloir te tuer, insista-t-elle d’une voix maladroitement soucieuse.
- Alors tu essayes de me protéger, c’est surprenant. J’aurai cru que la mort de tes parents eut été une bonne raison de m’en vouloir.
- Je mentirais si je disais que je ne t’en veux pas, malgré tout… je ne te veux pas de mal.
- Tous ceux que tu connais vont mourir. Ton frère va mourir. Et tu vas mourir, lui souligna-t-il sur le même ton monocorde et sinistre.
- Ose dire que ça ne te fera rien », lui lança-t-elle soudainement, le cœur serré.
Kayn fut surpris mais ne le laissa paraître que quelques secondes avant de détourner les yeux. Et pas un son ne sortit de sa bouche. Néanmoins son attitude prouvait qu’elle avait raison et de cela Lucie fut satisfaite. Jamais il ne l’avait formulé, jamais il n’avait même avoué un quelconque sentiment pour quelqu’un, excepté sa sœur.
« Crois-tu vraiment que ta sœur va te laisser faire ? l’interrogea-t-elle en lui adressant un regard compatissant. Si j’y ai pensé, tu y as forcément pensé aussi. »
Les lèvres de Kayn restèrent closes ; il fut comme figé tandis que l’idée d’être tué par sa propre sœur lui pénétrait de nouveau l’esprit. Cette pensée, il l’avait trop longtemps mise de côté. Et si Lucie en parlait, c’était sans doute car elle l’avait compris pendant son entretien avec Thana.
« T’en a-t-elle parlé ? Est-ce son dernier recours ? Me tuer ? »
Avant même qu’elle n'émit un son, il la stoppa d’un signe de la main et reprit :
« Je n’ai pas besoin que tu me le confirmes. Je le sais déjà. Soit, si nous devons en arriver là, l’un d’entre nous devra mourir. »
Kayn voulait croire qu’il pourrait tuer sa sœur s’il le devait, mais en était-il réellement capable ? À ce propos, son esprit se refusait à prendre parti et se mura dans un silence imparable. Et sous son air déterminé, le voyageur tenta de masquer une profonde tristesse. Une duperie vaine car Lucie savait exactement quelle émotion le traversait puisqu’elle la partageait. La gorge nouée, les yeux baissés sur le sol et l’air absent, elle songeait qu’elle ne voulait pas voir Kayn mourir ni affronter sa sœur. L’un ou l’autre serait une destinée vraiment terrible pour un être qui s’était donné pour objectif de sauver toute une planète. Et quand bien même il avait provoqué la mort de milliards de personnes – elle eut une pensée toute particulière pour ses parents – elle ne comprenait que trop bien son point de vue pour oser penser qu’il mériterait ce qui lui arriverait. Elle le maudit néanmoins pour son entêtement tandis qu’une larme s’échappa et fila rapidement sur sa joue.
Lorsqu’il vit sa tristesse, le voyageur laissa tomber toutes ses barrières et s’autorisa à la prendre dans ses bras. Un geste que Lucie ne pensait plus possible après ce qu’ils venaient de se dire. Et même s’il n’en dirait jamais rien, ce contact, Kayn en apprécia chaque seconde comme s’il s’agissait de la dernière.
« Je dois reconnaitre que tu es l’une des rares individus de ton espèce que j’ai appris à apprécier.
- Je ne suis pourtant pas différente des autres, sanglota-t-elle, le visage collé contre son torse.
- Tu possèdes la même bonté que Lorien. Une bonté inconditionnelle qui m’oblige à te dire ceci : ne laisse personne profiter de toi, ne laisse personne te faire du mal en pensant que tu sauras passer outre. Je sais, c’est un peu hypocrite de ma part après en avoir tant usé, et pas de la meilleure façon mais…
- Tu vas t’en aller ? demanda-t-elle en pressentant qu’il lui tenait un tel discours parce qu’il allait partir.
- Oui. Nous sommes ennemis désormais », annonça-t-il sur un ton solennel.
Il la tint encore un instant contre lui jusqu’à ce qu’elle détache elle-même son corps du sien. Lucie avait repris son calme, bien que le chagrin ne l’eût pas quittée. Elle plongea soudain son regard dans celui de Kayn, un regard mi-réprobateur mi-affligé qui s’adoucit définitivement face à la douceur des prunelles qui la fixaient. Et ses lèvres s’entrouvrirent pour avouer enfin ce qu’elle ressentait pour lui. Mais aucun son n’en sortit.
« Ça ne changera rien », se dit-elle intérieurement.
Kayn mit fin à ses songes lorsqu’il déposa ses lèvres sur son front avec une délicatesse qu’elle ne lui connaissait pas. Lucie sut que c'était son dernier geste d'adieu et qu'elle ne le reverrait qu'avec sa créature. Des scénarios improbables se bousculèrent dans son esprit : « et si je le retenais, changerait-il d'avis ? », « et si je lui proposais de tout oublier et de repartir de zéro avec moi, accepterait-il ? ». Mais elle ne fit rien.
Le voyageur recula d'un pas. Puis son corps fit volte-face et tandis qu’il lui faisait un signe de la main, il s’éloigna avant de disparaître.
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