Chapitre 2.1.2

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La nuit fut fraîche, les rues de Ghudam, silencieuses. Des cris s'élevèrent parfois dans le lointain, dont tous furent ravis qu'ils ne fussent pas ceux de la Calamité.

Un matin, après quelques jours à observer les alentours, Lucie s'était décidée à explorer, persuaduée qu'en apprendre plus sur la ville ferait disparaître ses craintes. Et elle souhaitait que son chemin la fît croiser celui de Kayn. Le jeune homme n'avait pas donné signe de vie depuis leur arrivée.

Son frère sur ses talons, elle alla de rue en rue, y observant le même spectacle perpétuel de misère. En voyant combien attendaient encore pour un logement, Lucie sut qu'ils n'en obtiendraient pas un avant longtemps. Des semaines, des mois, des années peut-être. Pourquoi diable acceptait-on encore de laisser entrer des gens ici ? Était-ce le prix de la bonté de Ghudam ? Celui de la sécurité ?

Les sans-domiciles vivaient à même le sol, leurs espaces délimités par des sacs ou des draps étendus sous eux en guise de lit. D'autres n'avaient que leurs corps. Il n'y avait nul endroit où se laver, leurs peaux étaient aussi sales que leurs vêtements troués et miteux. Certains présentaient des plaques rouges et granuleuses qu'ils grattaient sans cesse. Et devant eux passaient nombres d'habitants qui manquaient parfois de leur marcher dessus tant le lieu était bondé.

Lucie se faufila à travers la foule, espérant rejoindre une rue adjacente, mais elle se retrouva bien vite coincée.

« Pardon, excusez-moi », tenta-t-elle à l'attention des gens qui l'entouraient.

Personne ne semba l'entendre , tous essayaient d'avancer. Elle jeta un regard en arrière, peinant à voir où se trouvait Alexandre. Et lorsqu'elle ne le vit pas, une profonde angoisse s'empara d'elle. Son corps se figea brusquement, une vive chaleur l'envahit et son souffle se fit plus court.

Elle se stoppa net.

Sentant qu'on la poussait sans ménagement, Lucie résista, encrant ses pieds dans le sol du mieux qu'elle le pouvait, puis fit péniblement volte-face. Elle tomba nez à nez avec une armoire à glace qui la fusilla d'un regard sévère puis força le passage, se fichant bien de la bousculer. Derrière lui, tout un groupe suivit, ne lui laissant aucune seconde de répit. Elle manqua de tomber et se retint in extremis à une femme d'une quarantaine d'année qui fronça immédiatement les sourcils dans sa direction. Elle lui adressa un air désolé qui fut aussitôt ignoré, et essaya de se calmer pendant que ses yeux cherchaient comment sortir de ce bourbier.

La marée humain l'empêchait de rejoindre son frère, elle choisit donc d'avancer avec elle. Chaque mètre gagné la rapprochait de l'autre côté. Là-bas, elle aurait une vision d'ensemble et pourrait repérer Alexandre. Elle se glissa dans chaque interstice créé par la foule et finit péniblement par arriver à destination. Sortie du flux, elle se hissa sur la pointe des pieds et scruta chaque visage. Lorsqu'elle vit enfin son frère, elle lui fit de grands signes.

« Bon sang, quel enfer ! pesta-t-il une fois près d'elle.

  • Où est-ce qu'ils vont tous comme ça ?
  • Chercher du travail, des vivres ou... j'en sais rien. Quel monde ! »

Ils se glissèrent dans une ruelle, prêtant attention à ne piétiner personne et arrivèrent dans ce qui avait été une rue marchande. Des boutiques ne restait que les dévantures, usées par le temps et décrépites. Les bâtiments y semblaient plus vieux qu'ailleurs, et les pavés gris qui jonchaient le sol n'avaient pas été rénovés depuis longtemps.

« C'est l'ancien centre-ville, déclara Alexandre.

  • C'est moins encombré ici. On n'aura pas à batailler pour se déplacer. »

Elle avait à peine fini sa phrase qu'un brouhaha éclata non loin. Dans une succession de cris et de pleurs entrecoupés de jet d'objets – casseroles, poêles, vêtements volaient de l'entrée d'un immeuble vers la rue – Lucie et Alexandre virent débouler une femme et ses deux filles, pourchassées par un couple.

« Dehors ! Sales voleuses ! hurlèrent ces derniers en leur jetant ce qui semblait être leurs affaires.

  • Non, vous ne comprenez pas ! Nous avons loués cet appartement ! se défendit la mère de famille.
  • C'est ça ! Et à qui ? C'est le nôtre, sale menteuse !
  • Non, il... il avait les clefs, ils nous a fait entrer, jura-t-elle. Je vous en prie, nous n'avons plus rien !
  • Et c'est notre problème peut-être ? » lança l'homme en poussant violement les deux fillettes dans la rue.

L'une d'elle tomba lourdement sur le sol. Les genoux en sang, elle se releva et imita sa sœur et sa mère qui ramassaient leurs affaires sous les repproches et les insultes de leurs assaillants.

Lucie s'avança pour les aider mais Alexandre la retint, lui chuchotant qu'il valait mieux ne pas s'en mêler. Ils regardèrent impuissants la petite famille subir les agressions du couple et supplier pour qu'on les laissât avoir un toit.

Lorsque finalement les agresseurs furent rentrés chez eux, Lucie s'approcha pour ramasser plusieurs vêtements et les rendit à la mère. Celle-ci la remercia d'un léger signe de tête avant de se tourner vers ses filles, l'air hagard.

« Que s'est-il passé ? l'interrogea Lucie avec douceur.

  • On m'a loué un appartement ici pour un mois, sauf... qu'il est déjà habité, sanglota la femme. Il était vide quand on l'a visité. Il y avait bien du mobilier et des affaires mais... le propriétaire... enfin je croyais qu'il l'était... il nous a dit que tout lui appartenait et que nous pourrions les utiliser à notre guise. Cela faisait à peine deux heures que nous nous étions installées quand ces deux dingues ont débarqués.
  • Que lui avez-vous donné en échange ? Peut-être que nous pouvons vous aider à le récupérer ? » proposa-t-elle en lui adressant un sourire amical.

Devant son regard horrifié, Lucie comprit que cette chose n'était pas récupérable et fit taire son imagination quant à sa nature.

Resté en retrait, Alexandre finit par appeler sa sœur, lui soulignant qu'elle ne pouvait aider tous ceux qu'elle croisait. Elle revint vers lui, la mine triste, puis ils reprirent leur chemin.

Après quelques heures à flâner sans but, ils décidèrent de retourner auprès des autres.

Lucie s'apprêtait de nouveau à s'enfoncer dans la foule lorsque qu'une habitante lui aggripa le bras.

« Voilà une bien jolie jeune fille, fit la femme d'une soixante d'année sur un ton aguicheur. Bonjour !

  • Euh... bonjour ?
  • Vous êtes seule ? demanda-t-elle sans remarquer Alexandre. Vous cherchez du travail ? J'aurais bien besoin d'aide chez moi. Ménage, cuisine, des tâches de ce genre, vous voyez ? Et quelques petites choses en plus. Je vous donnerai deux bons alimentaires pour chaque jour, qu'en dîtes-vous ? »

Avant même d'obtenir une réponse, elle s'approcha et colla sa bouche à l'oreille de Lucie, son parfum piquant le nez de celle-ci tant il avait été appliqué généreusement.

« Et je vous donnerais bien plus si mon mari est satisfait de vous. »

Un frisson parcourut sa colonne vertébrale. Elle resta figée, craignant ce qu'elle croyait comprendre. Un intérêt malsain passa dans les yeux de la soixantenaire ; elle attendait une réponse.

« Elle n'est pas intéressée ! » intervint Alexandre en tirant sa sœur près de lui.

La femme eut une grimace contrariée, les regardant avec un soudain dégoût. Puis elle tourna les talons et se précipita sur une nouvelle proie un peu plus loin.

« J'ai bien entendu ce qu'elle t'a dit ? grogna-t-il, elle voulait te donner à son mari contre de la bouffe ?

  • Oui. Je n'aime pas du tout cette ville, Alex.
  • Si elle nous protège de la Calamité, nous n'auront pas d'autre choix que de s'en contenter.
  • Je me demande quel est le pire : elle ou Ghudam ?
  • Sans hésitation, la Calamité ! Ici, ce ne sont que des humains, avec leurs vices. Mais ils n'ont pas tués plus de la moitié de la population mondiale. Alors tu vois, pas de quoi s'inquiéter ! »

Son sourire se voulait rassurant, mais Lucie n'était pas duppe : Alexandre craignait cette ville autant qu'elle.

« Tu crois que Kayn va bien ? On ne l'a pas revu, fit-elle, soudainement affectée.

  • Mais oui, maugréa-t-il en retenant un soupir exaspéré. S'il est parti tout seul, c'est bien parce qu'il se sent suffisamment à l'aise pour le faire.
  • Mais il va forcément s'attirer des ennuis avec son caractère...
  • C'est pas un gosse, il sait ce qu'il fait. Et quand le faire. Allez, on rentre ! On en a assez vu pour aujourd'hui. »

Lucie acquiesça péniblement de la tête, priant secrètement pour que cet imbécile de Kayn ne se soit pas attiré d'ennuis.

Prenant sa main pour la rassurer, Alexandre la tira avec lui à travers la marée humaine. Le sourire affiché sur ses lèvres masquait son inquiètude, mais cette expédition lui avait appris une chose : il lui faudrait davantage veiller sur sa sœur ici.

Ils rentrèrent auprès des autres en même temps qu'un Linus furieux. L'ancien soldat pestait, jurait, invectivait tous ceux qui osèrent une question à son égard. Finalement, il dévoila être retourné voir le maire pour savoir où en était la promesse de leur trouver un logement. L'homme à la tête de Ghudam lui avait suggéré la patience, rappelant qu'ils étaient nourris et en sécurité ! et ce, sans qu'ils n'aient rien à donner en retour.

« Je vais y retourner chaque jour jusqu'à ce que nous obtenions ce qu'on nous a promis ! » lâcha Linus en relevant le menton.

Ce qu'il fit. Jusqu'à finalement ne plus être reçu par le maire. S'il avait voulu insister, plusieurs le l'avaient prié de se calmer, craignant d'être expulsés de la ville par sa faute.

Et lorsqu'une nuit, le cri de la terrible créature résonna, ils eurent la preuve qu’elle ne parvenait pas à entrer dans Ghudam.

Après cela, il ne fut plus question de réclamer un toit. Ils se contentèrent de l'abri de fortune qu'on leur avait offert. Peu importait qu'il fût dehors.

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