Elle s'appelait Suzanne 

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Le jour venait de se lever sur l’hôpital Sainte Catherine où Martin finissait sa vie. Martin avait toujours été croyant. À sa mort, il s’attendait à rejoindre un grand paradis blanc. Il imaginait une place sur laquelle s’érigeraient de longues colonnes de marbre entourant un homme imposant. Souvent en rêve, il se voyait déjà commencer son ascension vers Lui. Martin n’avait pas peur, les rides qui creusaient son corps montraient à elles seules que sa présence sur Terre avait déjà duré trop longtemps. La société lui échappait, tout comme les boutons de sa blouse d’hôpital négligemment ouverte aux deux tiers. Toute la journée, il regardait le monde à travers l’écran d’une petite télévision murale dont le branchement maladroit semblait pouvoir être arraché d’un coup de vent. Lorsque l'ennui atteignait son paroxysme, Martin se remémorait sa vie passée : le collège où il attendait sur la passerelle rattachant son établissement à celui des lycéens de la rue d’en face, la grille de l’université entrebâillée à la rentrée, la secrétaire du patron qui lui ouvrait les portes de l’entreprise à son premier jour… À trop y penser, il avait eu la plus banale des vies, un emploi, un mariage, un enfant. C’était pour lui d’une fadeur inquiétante, comme si son existence n’avait jamais eu plus de goût que l’immonde gigot du mardi qu’on lui servait ici.

Seul son fils, Jérôme, égayait un peu ses journées. Depuis son hospitalisation, ce dernier venait souvent le voir. Tous deux n’avaient jamais été proches et ça n’avait jamais été un souci. Ils avaient tout simplement tracé leurs chemins séparément, comme de vrais hommes le font. Martin était trop fier pour l’avouer, mais au fond, les venues bien que courtes de son fils le comblaient de joie. En tant que directeur informatique d’une grande entreprise, Jérôme ne pouvait en effet pas s’attarder bien longtemps à son chevet. Il avait choisi, il y a dix ans déjà, de sacrifier ses responsabilités familiales pour ses obligations professionnelles. Peu à peu, il avait transformé cette décision en valeur et jugeait sévèrement quiconque faisait passer sa vie personnelle avant son travail. Ses principes ne l’aidaient pas à se faire aimer au sein de l’entreprise, et ses collègues, le voyant moins à son poste en ce moment, ne réprimaient d’ailleurs pas quelques réflexions. Dès lors, plus le temps passait et plus Jérôme réduisait les heures accordées à son père, au plus grand désarroi de ce dernier.

Un soir, alors qu’il n’était pas venu le voir depuis deux semaines, Jérôme poussa la porte de la chambre où sommeillait Martin.

  • Tiens ! Te voilà toi, s’exclama son père en l’apercevant, tu viens vérifier si tu peux empocher l’héritage ? Eh ben non, je suis toujours en vie comme tu vois !

À ces paroles, Jérôme resta figé. Son père pouvait être aussi détestable qu'attachant, quand il le voulait bien seulement.

  • Eh bah… Fais pas cette tête, reprit Martin sans quitter son fils des yeux, on dirait un mort-vivant, pire que les infirmières d’ici ! Oh si tu avais vu Mirelle hier… qu'elle avait grise mine ! T’inquiète pas, tu le toucheras bientôt ton argent et moi je serai en paix, tout le monde sera content, nan ?

Jérôme sourit tristement, submergé par un sentiment de culpabilité puis s’assit sur un vieux fauteuil à côté de son père. Une fois qu'il le vit bien installé, Martin, froidement, lui demanda :

  • Tu sais, à ton âge, j’étais un fringant chef d’entreprise, marié à ta mère depuis quinze ans… Quinze ans ! Tu imagines ? J’étais un homme sans histoire et sans aucune histoire. L’un de ces gars qu’on peut croiser cent fois dans la même journée sans le remarquer. Ça, ça a toujours était ma vie et je ne m’en suis jamais plaint…

Martin poussa un long soupir. Jérôme, lui, restait muet. Il avait tellement rêvé d’avoir un tel instant de complicité avec son père. À la nouvelle de son hospitalisation, il s’était promis de venir le voir plus souvent. Il voulait un dernier temps lui accorder quelques moments de tendresse, mais son entreprise jusqu’ici restait plutôt vaine. La mère de Jérôme était décédée il y a quelques années, de vieillesse il parait. Jérôme n’avait pas pleuré à l’annonce de sa mort. Il était bien trop âgé pour exposer au grand jour sa tristesse. Il avait juste demandé à son père si tout allait bien sachant sa réponse forcément positive, puis était retourné travailler comme si de rien était. Même dans de tels moments de douleur les deux hommes ne laissaient rien paraitre.

Après un moment et comme son père n'avait toujours pas repris, Jérôme osa :

  • Et donc papa n’as-tu jamais été heureux ?
  • Si. Je l’ai été. Martin se redressa soudain, comme s’il avait été transpercé par un second souffle de vie. C’était il y a si longtemps déjà, bien avant ta naissance. J’ai toujours gardé sa photo bien caché dans ce vieux Perec qu’on a à la maison, ta mère le détestait, elle n’y aurait jamais touché. Elle s’appelait Suzanne, Suzanne Marat, avec un «t» à la fin comme elle aimait tant le souligner. Je me souviens de notre premier voyage. C’était à l’occasion de ses 21 ans, on était parti ensemble à l’île de Ré, lorsqu’à l’accueil on lui avait demandé son nom pour les registres, elle était rentrée dans une colère noire. Je crois encore pouvoir l’entendre crier : « Marat, avec « t » à la fin, comme Jean-Paul Marat, le médecin, non mais ça ne vous dit vraiment rien ? ». Voyant l’air ahuri de la pauvre demoiselle qui nous recevait elle avait exigé que l’on nous change d’hôtel.

Le vieil homme, tout en évoquant non sans émoi ce doux passage de sa vie, gardait les yeux rivés sur le plafond décrépit de la chambre, un léger sourire pendu à ses lèvres. Puis, après s’être arrêté un temps, il soupira pour la énième fois et s’exclama comme pour se donner du courage :

  • C’est qu’elle avait un sacré caractère ma Suzanne !

Ce soir là, Jérôme rentra chez lui bouleversé. Cela faisait si longtemps qu’il n’avait pas vu son père heureux à ce point. Ses quelques visites lui étaient profitables, certes mais n’avaient pas autant d’impact que les souvenirs joyeux qu’il gardait enfouis en lui depuis tant d’années. Jérôme avait bien compris qu’il faisait parti d’un passé plus sombre, moins exaltant dans la vie de son père. Il aurait plus que tout aimé lui faire revivre ses bonheurs d’antan mais comment retrouver cette fameuse Suzanne ? Elle devait être âgée maintenant, peut-être même était-elle morte. Alors, n’y avait-il plus rien à faire ? Devait-il laisser son père mourir noyé par son passé, à se désoler, perdu dans un spleen infini ? Jérôme était trop soucieux pour réfléchir davantage. Il aurait aimé mettre un instant cette journée de côté pour profiter d’un moment de repos bien mérité, mais alors qu’il envisageait de se coucher, son portable près de lui retentit. Une notification beaucoup trop lumineuse pour l’heure, clignotait en bleu sur son écran d’accueil. Jérôme plissa les yeux un certain temps avant de pouvoir lire : « Vous avez une nouvelle demande d’ami de : Marie-Claire Vermeil ». Il souffla lentement, agacé. Marie-Claire était une de ses collègues. Elle lui apparaissait plutôt niaise avec ses deux barrettes figées en haut de sa queue de cheval et sa voix plus aigüe qu’un sifflet pour chien. Marie-Claire était le genre de fille qui exaspérait Jérôme. Il faut dire qu’il avait du mal avec toutes. À quoi servaient-elles au final si ce n’est à faire quelques tâches ménagères et à assurer de temps en temps la pérennité de l’espèce… et encore seules certaines se livraient à l’exercice. À bien y penser, ça n’avait pas dû être le cas de Marie-Claire d’ailleurs pensa Jérôme. Ce message avait fini de le fatiguer tout à fait. Énervé et exténué, il reposa brutalement son téléphone et alla se coucher. Une fois dans son lit, il ferma vite les yeux espérant rapidement s’endormir mais son repos ne dura que peu de temps. Après quelques secondes, Jérôme se releva soudainement. Il avait eu une idée. Sans doute l’une des plus géniales qu’il avait eue dans sa vie. Il allait réaliser pour son père un faux compte, le faux compte de Suzanne Marat.

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