Un marché pas si parfait 

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Toute la nuit, les deux hommes s’attelèrent à modifier le cliché. Sylvain vieillissait avec soin les traits de la jeune femme. Minutieux, il ne laissait aucun détail lui échapper, réalisant sur cette photo un véritable travail d’orfèvre. De temps en temps, il se tournait vers Jérôme pour recueillir son avis. L’homme, assis à ses côtés, lui signalait alors son approbation d’un signe de tête. Au levé du jour, où les deux compères partirent chacun de leur côté se rafraîchir. La journée durant, ils agirent comme à leur habitude tentant, non sans difficulté, de cacher l’immense joie qui les submergeait. En effet pour Jérôme, le profil de Suzanne était désormais parfait. Même un professionnel en l’analysant, aurait pu s’y tromper. Pour Sylvain également, le marché s’annonçait plus qu’avantageux. Avec la somme obtenue ce jour-là, il avait maintenant de quoi vivre décemment durant plusieurs jours.

Quand vint le soir, Jérôme se rendit, impatient, au chevet de son père. Les heures passées, il n’avait pensé qu’au moment où son père reverrait Suzanne. À l’émotion qu’il ressentirait. Au sourire qui s’étendrait sur son visage. C’est plein d’entrain, qu’il pénétra dans la petite chambre d’hôpital où il fut encore reçu avec fracas :

  • Que viens-tu faire là si tard Jérôme ? s’écria son père à sa vue, c’est l’heure de ma série et tu sais que je déteste rater un épisode, après on ne sait plus qui est qui ! C’est qu’il y a trop de personnages aussi on s’y perd ! D’ailleurs c’est de moins en moins bien je trouve…

Martin avait son air des mauvais jours, à se demander s’il en avait eu des bons. Jérôme se trouvait déçu, un brin vexé, il prit un ton pourtant des plus solennels et tenta péniblement d’enchainer :

  • Papa, tu te souviens la dernière fois quand tu m’avais parlé de Suzanne…
  • Suzanne ? Oui, eh bien ? interrogea Martin l’air agacé.
  • Eh bien, j’ai eu l’idée de raconter ton histoire au bureau et avec un ami on a réussi à retrouver Suzanne.

La voix du vieil homme se brisa. Haletant, les yeux écarquillés, il s’agitait, posant mille questions à la fois tout en scrutant la porte espérant y voir la belle apparition.

  • Suzanne ? Ma Suzanne ? Vous l’avez retrouvée ? Mais comment cela est-il possible ? Où est-elle ?

Jérôme attrapa vivement son ordinateur, ouvrit l’écran puis le retourna vers son père.

  • Juste ici !

À sa vision, Martin resta muet, comme Jérôme l’avait d’ailleurs été en découvrant le vieux cliché. Il l’observait, son corps comme paralysé sous le drap blanc qui le recouvrait. Sa bouche légèrement entrouverte remuait un peu. De ses yeux rivés sur le profil une larme puis deux perlèrent sur sa peau.

  • Oh ma Suzanne, c’est bien elle ! Viens voir Jérôme, regarde comme elle est belle. Tu vois ce petit grain de beauté là, juste à côté de son oreille droite, il était son plus grand complexe. Moi, je trouvais qu’au contraire cela faisait son charme. Elle est belle, n’est-ce pas ?
  • Oh oui Papa ! s’exclama Jérôme, heureux comme depuis longtemps il ne l’avait été.

Ce soir-là, il resta un bon moment au côté de son père. Assis sur le fauteuil décrépi, il le regardait contempler celle qui le rendait vivant, comme s’il voulait se souvenir de chaque détail.

Depuis plusieurs jours, Jérôme avait un mauvais pressentiment. Il ne voulait pas se l’avouer, mais plus le temps passait, plus son père semblait affaibli. Il l’avait connu sportif et bon mangeur. Il se rappelait leur week-end au ski, leur matin à chausser les raquettes pour partir dans de longues promenades à travers les sapins. Les soirs où ils préparaient charcuteries, pommes de terres et fromages pour entamer un vrai festin, il y en aurait eu pour douze alors qu’il n’était que deux. Jérôme était fils unique. Les vacances, il les passait souvent seul avec son père. Sa mère préférait quant à elle se morfondre dans leur grande maison vide. Jérôme n’avait jamais su ce qu’elle y faisait d’ailleurs lorsqu’ils étaient partis. Il l’imaginait continuer sa vie monotone et réglée comme du papier à musique dans un ennui qui dépassait l’entendement. De toute façon, sa condition l’importait peu. Quand il rentrait avec son père, ils racontaient leur séjour, mangeaient et allaient se coucher. La vie se poursuivait ainsi, sans que personne n’eut quoi que ce soit à redire là-dessus. Suzanne, pensait-il, n’aurait pas été comme sa mère. Elle lui aurait donné rendez-vous en bas de la piste et il aurait gagné la course, mais de peu. Jérôme rêvassait et le temps doucement passa. Il commençait à se faire tard et, poussé par les infirmières, il devait maintenant quitter la chambre. Il laissa bien sûr l’ordinateur à son père pour la semaine. Il pourrait comme cela contempler Suzanne… les heures défileraient plus vite.

Le lendemain, c’est alors gaiment que Jérôme se rendit à son poste pour annoncer la bonne nouvelle à Sylvain, mais sa surprise fut grande lorsqu’il le trouva tout affolé à son bureau.

  • Ça va pas du tout Jérôme, s’exclama ce dernier l’air grave, dis-moi à quoi servait-il ce fameux faux-profil ? J’ai reçu plusieurs messages sur le compte de cette Suzanne, nan mais regarde ça !

Jérôme se pencha alors pour voir ce qui mettait son collègue dans cet état et fut pris de vertige lorsqu’il vu les nombreux messages qu’avaient envoyé son père à Suzanne dans la nuit. Jérôme n’avait pas prévu qu’il la contacte, lui si fier, il avait toujours répété qu’il ne fallait rien céder aux femmes, le pensait-il vraiment au final, ou était-ce juste un genre qu’il se donnait ? Sylvain, pendant ce temps, s’agitait dans tous les sens :

  • On fait quoi là Jérôme ? On a une vraie personne qui nous écrit pensant communiquer avec une femme qu’elle aime sauf que c’est avec moi qu’elle parle, nan mais lis les messages, si c’est encore un coup tordu, je ne veux pas être mêlé à cela !
  • Pas de souci, rétorqua doucement Jérôme, tant que tu n’as pas répondu aux messages, mon père n’osera jamais la relancer il est tout de même trop fier pour cela.
  • Votre père ? beugla alors Sylvain avec un air de dégout, donc c’est avec votre père que j’ai communiqué cette nuit ? Ah non !
  • Comment cela ? Tu lui as répondu ? s’inquiéta Jérôme.
  • Bah oui, au début, pensant vous rendre service, déplora l’employé, mais après ça a pris une certaine tournure que je n’arrivais plus à contrôler, c’était trop bizarre pour moi et je vous l’ai dit je ne veux pas être mêlé à ce jeu, c’est malsain, vous vous débrouillerez tout seul pour la suite.

Cconsterné, Jérôme se trouvait au pied du mur. Il ne pouvait pas en parler directement à son père, il lui aurai alors dévoiler la tromperie. Par ailleurs, ce dernier n’évoquerait jamais ces messages, il était trop orgueilleux pour cela. Jérôme ne se sentait pas de répondre de la sorte non plus à son propre père. Il réfléchit un instant puis se retourna vers son employé, l’air narquois:

  • Bon, Sylvain parlons entre hommes, vous avez besoin d’argent, j’ai besoin d’un service, je suis prêt à doubler votre salaire si vous acceptez de vous faire passer pour cette femme.
  • Mais mon travail ? Si j’ai eu un diplôme en informatique c’est pour gagner ma vie honnêtement, satisfaire mes parents. Je vais pas me mettre à escroquer des gens maintenant, même pour un salaire important, j’ai une fierté moi aussi ! s’agaça l’homme.

Jérôme le regarda fixement puis, grinçant, reprit lentement :

  • Sylvain, réfléchissez bien. Vous n’avez nul part où aller. Vos parents ne semblent pas tant se soucier de vous sinon ils vous seraient venu en aide. Et puis, vous savez, pour l’image de l’entreprise, je ne serai pas en mesure de garder un employé dont l’hygiène parait douteuse… Vous profitiez gracieusement de la générosité du système jusque là mais cela ne peut plus durer et vous en êtes conscient, n’est-ce pas ?

Jérôme au fond, savait qu’il allait trop loin, mais il ne pouvait plus reculer désormais. Sylvain quant à lui restait l’air hébété ne sachant quoi répondre mais l’épreuve du froid et de la faim était trop insurmontable et au vu de son jeune âge et de sa maigre expérience il ne retrouverait pas un poste de si tôt. Le pauvre homme accepta donc. Durant plusieurs semaines, il continua de répondre au père de son patron. Écoeuré, il passait ses journées à pleurer et ses soirées à boire. Avec l’argent supplémentaire qu’il recevait, il pouvait bien se le permettre. Pendant ce temps, Jérôme se concentrait sur son travail et négligeait totalement les visites qu’il devait rendre à son père, le croyant plus heureux ainsi. Dans son esprit, tout s’était bien fini. Son père avait retrouvé son amour de jeunesse, lui sa tranquillité et Sylvain une certaine stabilité. Ce n’est qu’un mois plus tard, en allant au travail, que Jérôme trouva un mot sur son bureau. Il était signé Sylvain. L’homme dans sa lettre, racontait qu’il allait retourner chez sa mère. Qu’il pensait mériter mieux et qu’il préférait pouvoir se voir dans la glace plutôt qu’à travers des billets. Jérôme se pencha sous le bureau, le sac de couchage n’y était plus. Sylvain était parti et avait emmené Suzanne avec lui. Qu‘allait-elle devenir ? Jérôme ne pourrait pas la faire vivre seul à travers ce profil. Une question lui traversa vivement l’esprit. Devait-il la tuer une bonne fois pour toutes ? Mais il n’eut pas le temps de plus y réfléchir, son téléphone sonna soudain. C’était l’hôpital.

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