Le témoin silencieux (partie finale)

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La nuit fut courte pour Émilien. Il avait changé de place les meubles de la chambre. Coincé dans un coin, son lit avait vue sur toute la pièce. Le résident était en boule, camouflé sous sa couette. Il avait l’impression d’être revenu à l’âge de huit ans, effrayé par le monstre sous son lit. Mais cette fois, c’était différent, il repensait aux premières photos qu’il avait développées. Tous ces visages, et ces silhouettes. Il se sentait traqué par ces forces invisibles qui semblaient l’observer.

Il finit par s’endormir à l’aube, épuisé d’avoir lutté contre le sommeil. Quand il se réveilla, quelques heures plus tard, il était toujours dans un même état. Chaque bruit dans la maison, chaque ombre le faisait sursauter. Un café fortement dosé dans la main, Émilien faisait les cent pas en observant du coin de l’œil le Contax. Il ne voulait plus s’en approcher, cet instrument était maudit. Même si l’homme donnait l’impression d’être paranoïaque, il était convaincu de se laisser une chance en s'éloignant de l’appareil. Il voulait sortir de cette maison, aller dans le centre pour trouver plus d'informations, mais peine perdue. Il se méfiait des villageois, certain qu’ils en savaient plus qu’ils ne le laissaient entendre.

Deux photographes, étrangement liés à cet appareil photo, même spécialité. Émilien commençait tout juste à réaliser qu’il partageait le même destin que Victor Lescron. Destin qui se terminait par une étrange disparition. C’en était trop. Il fallait immédiatement quitter cette maison et ce village. C’était la décision la plus rationnelle. Il ne voyait vraiment pas ce que Stuart avait vu de divin en cet endroit, mais il était certain que cette ville lui faisait plus de mal que de bien. Il passa alors le reste de la matinée à ramasser le peu d’affaires qu’il avait pourtant réussi à éparpiller dans la maisonnette. Durant les préparatifs, Émilien était excessivement agité. Il avait peur, ne pensait qu’à fuir, et vite. Mais une part de lui se sentait irrésistiblement attirée par les photographies qu’il avait prises la veille, comme si l’appareil avait un pouvoir sur lui qu’il ne pouvait ignorer.

Le dernier sac était au fond du coffre. Mais Émilien voulait l’affronter une dernière fois. Il se dirigea, tremblant, mais confiant, vers la porte encore ouverte. Il était attiré, comme enjôlé par l’appareil photo. Alors, il céda à la tentation. Il saisit la dernière photographie, son portrait. Il ne souriait pas. Ses lèvres étaient entrouvertes et il paraissait bien pâle en noir et blanc. Ses jambes le lâchèrent quand il vit le contour de son visage. Des dizaines de visages décharnés, s'amoncelaient autour de lui, et le pire, c’est qu’il les connaissait tous. Il reconnaissait les courts cheveux ondulés de Claire, le rictus dégoûté du paysan et les yeux apeurés de Lucie. C’était trop tard, et il l’avait compris. C’est dans un profond désespoir qu’il comprit que fuir ne le sauverait pas de ce qu’il avait déclenché.

L’appareil photo était un instrument de capture d’âmes. En prenant cette photographie de son visage, il était devenu le dernier « témoin silencieux », et son âme est désormais piégée dans l’objet.

Alors qu’un sanglot étouffé brisa le silence éprouvant de la pièce, le reflet d’Émilien se perça d’un sourire glaçant. Il venait de se réveiller, et maintenant la chasse aux âmes allait pouvoir reprendre.

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