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Sonné par sa prestation, frappé par une singulière sérénité, Tanto repose son instrument dans son écrin, descend de scène et se fige lorsqu’il aperçoit la silhouette assise à une table non loin du sas d’entrée. Dans le demi-jour du bar de l’Apocalypse, il semble distinguer une poupée à la chevelure blonde et bouclée, habillée d’une robe hors du temps et de toute mode actuelle. D’un pas chancelant, il se rapproche du comptoir sans quitter des yeux l’apparition étrange.

— Ne sois pas timide, lui lance Yeouda, on dirait que ce petit gig lui a beaucoup plu.

— C’est qui ?

— Aucune idée, et je te laisse le découvrir. Moi, je vais m’assurer que ton vacarme ne va pas m’attirer des ennuis. Judian et sa garde ne rigolent pas avec les directives. Bordel, Tanto, c’était super, mais beaucoup trop fort !

— Désolé, Yeouda.

Le barman quitte son comptoir et franchit le sas d’entrée qui se referme, alors que Tanto se rapproche prudemment de la poupée blonde. Ses jambes menues se balancent sous sa chaise tandis qu’elle fredonne, d’une voix étrangement juste, une mélodie familière. Il s’assoit en face d’elle, de plus en plus intrigué.

— Salut...

— Bonjour, Tanto.

— Tu connais mon nom ?

— Je vous ai entendu discuter, Yeouda et toi.

— D’accord (Il se frotte le front, comme si son cerveau était déjà en ébullition, conséquence de la cuite de la veille ou de la singularité de la situation.). Et toi, quel est ton nom ?

— Je m’appelle Koni.

— Je ne t’ai jamais vu dans le coin, Koni. Tu n’es pas du Baz', je me trompe ?

— Je ne suis pas du Baz', répond la petite fille visiblement amusée.

— Où vivent tes parents ?

— Loin, très loin.

— Secteur 9 ? Secteur 10 ?

— Plus loin.

Tanto fronce les sourcils.

— Ne me dis pas que tes parents sont des colons sélènes !

— Plus loin !

— Il n’y a pas plus loin que la Lune, et j’ai du mal à croire que tu puisses habiter là-bas. On laisserait les ouvriers avoir des enfants, dans ces conditions ? (Tanto frotte sa joue tatouée.) Admettons que oui. Comment as-tu atterri ici ? Avec une navette ?

— Mmh-mmh, répond Koni en acquiesçant de la tête et faisant rebondir ses boucles blondes.

Tanto s’appuie contre le dossier de sa chaise et observe la fillette, les sourcils toujours froncés. Quel âge a-t-elle ? Il n’est pas très calé sur ce sujet, comme pour bien d’autres d’ailleurs.

— Sérieusement, où sont tes parents ?

— Sur la Terre, réplique l’enfant sans ciller.

Tanto frappe ses paumes sur la table et ne peut s’empêcher de hausser le ton.

— Écoute, je n’ai pas envie de discuter avec une petite menteuse !

— Je ne mens pas. Je ne sais pas mentir.

— La Terre est en quarantaine. Personne n’habite là-bas, et ce n’est pas près d’arriver !

— Des gens habitent là-bas, c’est un fait.

La bouche entre-ouverte, prêt à répliquer, Tanto voit dans les yeux clairs de Koni une certitude qui le fait frissonner. Son affirmation résonne comme une évidence, en phase avec ses croyances, ses convictions. Il lui apparaît concrètement, dans le regard de cette poupée, que si quelqu’un devait mentir, ce serait l’Empire.

— Merde ! lâche-t-il en oubliant qu’il s’adresse à une enfant.

Le chuintement du sas d’entrée le fait sursauter.

— Tanto ! s’exclame Yeouda qui se précipite vers eux, visiblement inquiet. De l’autre côté de la place. Ils arrivent ! Pas tellement pour ton ramdam, mais j’ai entendu dire qu’ils cherchaient quelqu’un. (Ses yeux se tournent vers Koni) Je ne crois pas que ce soit pour te raccompagner chez toi, petite. (Il s’adresse de nouveau à Tanto, sa grosse main caressant son crâne presque chauve) Je ne sais pas ce qu’il se passe, mais je n’aime pas trop l’idée d’avoir la garde impériale dans mon bar.

— Le sas a sans doute moufeté, dit Tanto à moitié debout.

— Le sas n’a pas moufté, répond Koni.

— Peu importe, fichez le camp d’ici !

Mue par une curieuse intuition, le mauvais souvenir de ses altercations avec les hommes de l’empereur en tête, Tanto prend la fillette par le bras et l’entraîne jusque dans les loges où ils s’engouffrent en faisant voltiger le rideau. L’écoutille de la réserve s’ouvre en geignant et une fois à l’intérieur, il appuie sur un interrupteur. Les plafonniers bourdonnent et clignotent.

— Bienvenue dans le ventre de la bête, dit-il avant de refermer la trappe derrière eux. Ici, pas de scan ni de caméra.

— Hélios est partout.

— Tu es du genre à avoir une réponse pour tout, hein ?

Koni hausse les épaules, Tanto soupire et reporte son attention sur la réserve, même si le terme de laboratoire est plus approprié. Au milieu de la petite pièce en demi-cylindre, quatre gros alambics en inox, parfaitement entretenus, distillent doucement l’eau-de-vie de l’Apocalypse ; une prérogative consentie par l’Empire, une denrée prisée dans toute la station, la fierté de Yeouda. Peu étonnant que ce dernier préfère éviter toute histoire avec la garde impériale. Plusieurs fois, il a confié à Tanto que si on lui interdisait d’exercer sa marotte, il ne saurait pas quoi faire de lui. La crainte d’avoir affaire à Judian, le chef de la sécurité sur Héliopolis, ne l’empêche pas d’échanger en douce un certain nombre de denrées habituellement rationnées contre quelques bouteilles. Cette manie de la contrebande explique la petite trappe, dissimulée derrière une étagère remplie de casiers vides, que Tanto s’applique à déplacer en silence.

— Je connais bien ces conduits de maintenance, ils m’ont évité pas mal d’ennuis. En théorie, il est possible de se rendre dans tous les secteurs de la station, mais en réalité, beaucoup d’endroits sont inaccessibles. (Plongeant ses mains dans ses poches, il frôle le plectre du bout des doigts) Merde, ma guitare !

— Trop tard, Tanto, ils viennent de passer le sas d’entrée.

— Merde, merde, merde !

— L’Empire connaît ce lieu, ainsi que tous les conduits. Hélios est partout.

Tanto poserait bien un millier de questions à cette poupée étrange ; elle en sait beaucoup trop pour son âge, et exprime ce qu’elle sait de manière beaucoup trop adulte, mais l’urgence le pousse à baisser la tête et se faufiler dans le tube bardé de câbles soigneusement fixés et de tuyaux colorés.

— D’accord, contentons-nous pour l’instant de sortir du bloc.

Koni pénètre à son tour dans le conduit. Tanto replace l’étagère dans l’espoir d’au moins gagner un peu de temps, puis prend les devants et s’enfonce dans l’artère seulement éclairée de mini spots plantés au sol à intervalles réguliers.

— Tu sais, avant, toute la station n’était qu’une succession de couloirs comme celui-ci, et de petites chambres qu’ils appelaient des modules.

Tanto marque la pause, dans l’attente que la poupée lui réponde « oui, je sais », ou alors, « pas du tout, les leçons que tu as apprises à l’école sont des mensonges, moi je vais te dire comment cela s’est vraiment passé », mais elle reste muette, à quelques pas derrière lui.

— Ça ne devait pas être marrant, d’être colon à l’époque. Lorsque je me morfonds dans mon studio, que je rumine mes petits tracas, je repense à eux. Entassés sur de misérables couchettes, à manger toujours les mêmes repas lyophilisés, à colmater sans cesse les mêmes défaillances. C’est incroyable, quand on y réfléchit. Ah, voilà notre sortie.

Tanto pousse d’une épaule la trappe qui cède sans bruit. Après avoir vérifié que personne ne traîne alentour, il s’extirpe hors du conduit, la fillette à sa suite.

— Nous sommes dans le secteur 5, dit-il en époussetant ses manches, davantage pour se donner contenance que pour balayer une quelconque poussière. C’est principalement un secteur d’habitations. À cette heure-ci, nous ne devrions croiser personne.

Il regarde Koni, à la lumière des panneaux-ciel. Il ne sait toujours pas estimer son âge — une dizaine d’années, peut-être ? —, mais, au moins, peut-il enfin apprécier la finesse de ses traits, ce visage de porcelaine, ce petit nez rond, et l’horrible motif désuet de sa robe.

— On va commencer par te trouver de nouveaux vêtements. Je ne connais pas la mode terrienne, mais ici, tu es terriblement voyante, ce que nous souhaitons éviter, n’est-ce pas ? (Koni approuve timidement.) Bien, cherchons un distributeur.

L’artère principale du secteur 5 est déserte, si calme que l’on entend les extracteurs et les ventilateurs jouer de concert la mélodie la plus répandue sur Héliopolis, que chaque habitant connaît par cœur, depuis plusieurs générations. Bien des artistes ont tenté de reproduire cette association de notes sifflantes et de percussions cahotantes ; Tanto n’y a jamais trouvé aucun intérêt.

Au bout de quelques mètres, Koni se plante au milieu du passage, les mains sur les hanches et la tête tournée vers le haut plafond.

— Quatre-vingt-sept pour cent, dit-elle d’une voix distraite.

— Alors, jeune terrienne, que penses-tu de notre ciel ?

— Il est relativement fidèle, mais il manque le Soleil.

— Le Soleil est dans le secteur 10, tu veux le voir ? (Koni acquiesce, faisant rebondir ses boucles blondes.) D’accord, mais d’abord trouvons le dispensateur de vêtements.

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