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Engoncée dans sa combinaison en Nomex jaune de techos extravéhiculaire, ses cheveux blancs plaqués contre son crâne et la mine fatiguée, Anija reste plantée devant le sas du module qui carillonne. Dans la pièce, qu’elle n’a jamais vue aussi propre et rangée, une petite fille joue de la guitare, assise en tailleur à même le sol. Entre ses mains, l’instrument est disproportionné, ce qui ne l’empêche pas d’égrener un arpège sautillant, parfaitement exécuté.

— Tu entends ça, Anija ? Un vrai prodige !

— Bonsoir, dit simplement la jeune femme avant de franchir le sas d'entrée. Sur son joli visage, un attendrissement certain se dispute avec une inquiète curiosité.

Le sas se referme, enfin, dans un chuintement satisfait. La fillette pose la guitare sur le sol et se lève, rayonnante d'une joie bel et bien enfantine.

— Bonsoir Anija ! Très heureuse de faire ta connaissance. Je m’appelle Koni !

Amusée par cet enthousiasme inattendu, Anija saisit la main tendue par la petite fille, puis grimace.

— Aïe, quelle poigne !

— Ai-je serré trop fort ? Désolée, je ne maîtrise pas encore ce geste de communication.

Anija se tourne vers Tanto, toujours assis sur le coin de son lit, avec une expression franchement dubitative.

— Tanto, qui est cette mignonne poupée ?

— Elle te l’a dit. Elle s’appelle Koni. Je l’ai rencontrée ce matin au bar de l’Apocalypse. Elle aime beaucoup mon nouveau morceau.

— Il est vraiment beau, très touchant, murmure Koni à l’adresse d’Anija dont les yeux papillonnent d’étonnement.

— Dans quel secteur habites-tu ?

— Je lui ai déjà posé toutes ces questions, soupire Tanto en se penchant pour ramasser son instrument. Ses réponses sont surprenantes, et tel que je te connais, tu vas avoir beaucoup de mal à accepter son histoire. (Tanto distille quelques notes, dont la dernière frise horriblement. Agacé, il plaque un accord de septième mineure.) Mais moi, j’y crois.

— Je suis très curieuse d’écouter ça (Anija passe une main sur son front luisant.). Mais d’abord, j’aimerais me rendre un peu plus présentable. Je colle, je pue... (elle désigne la pièce attenante.) vous permettez ?

— Fais comme chez toi, dit Tanto avec un grand sourire.

La jeune femme disparaît dans la petite salle d’eau, tirant derrière elle la cloison coulissante. Aussitôt, le jet de la douche se fait entendre.

— Anija est très belle, affirme Koni en hochant la tête. Un visage équilibré, qui laisse entrevoir à la fois une grande réserve, une forte volonté, et des yeux trahissant une sensibilité certaine. Et puis les cheveux blancs, c’est rare à son âge.

— C’est une teinture, Koni.

— Bien sûr, mais c’est un choix qui pourrait avoir un sens.

Les extracteurs d’air et le friselis de l’ablution par-delà la mince paroi murmurent de concert.

— Ah oui, comme ?

— Affirmer un désir de singularité ? D’ailleurs, le même désir a dû motiver le dessin sur ton visage.

Tanto laisse échapper un rire circonspect ; même si la petite a vu juste, il serait vexant de lui donner ouvertement raison. Pour combler le silence, il libère quelques notes sur un tempo adagio, les yeux fixés sur le manche de sa guitare.

— Tu sais, dit-il finalement tout en continuant de jouer, il ya peu de chance qu'elle veuille — ou même puisse — t’aider. Malgré son apparente singularité, Anija est fidèle à l’Empire. Elle fait partie de ceux qui ne se posent pas de questions, qui trouvent notre condition normale, nécessaire. Pour elle, l’empereur fait de son mieux pour guider l’humanité vers des jours meilleurs (Tanto plaque ses doigts sur les cordes et lève les yeux sur la fillette.). Tu me demandais tout à l’heure ce qu’est la liberté. Si je te dis que maintenant que tu es à Héliopolis, c’est pour y rester pour toujours ? L’Empire se portera garant afin que tu ne manques de rien. Tu pourras grandir, apprendre, exercer une activité qui te plaît. Tu pourras même en pratiquer plusieurs. En échange de ton savoir-faire, on te donnera un logis, on te nourrira. Si tu es malade, on te soignera. Si tu as besoin de quoi que ce soit, on te le fournira. Tu auras des journées de repos, pour te la couler douce dans le parc ou t’enrichir à travers toutes sortes de loisirs. Tu feras des rencontres, tu trouveras très certainement l’amour. Tu perpétueras l’espèce (Un sourire grinçant se dessine un instant sur son visage.). Tu participeras, à ta façon, à la survie de l’humanité. Mais jamais tu ne quitteras la station. Tu seras libre, à la hauteur de ce que l’empereur a décidé pour toi.

Comme pour souligner la fin de sa démonstration, Tanto fait sonner un accord ouvert d’un geste ample du bras. Koni, restée immobile à l’endroit où elle a serré la main d’Anija, se contente de hausser les épaules.

— Et les voyages interstellaires, la perspective d’être colon ?

Tanto se penche en avant, comme s'il allait livrer un secret.

— Tu sais, il n’y a pas tant de volontaires que ça. Bien assez pour remplir un vaisseau-colonie, si tu te posais la question, mais même parmi les ingénieurs et les scientifiques, il y a des réticences. Il n’y a rien de rassurant à l'idée de s'aventurer dans l’espace. Rien de glorieux non plus. Il faut certaines dispositions pour tout quitter et se lancer dans l’inconnu. (Il soupire.) Évidemment, je suis mordu de quelqu’un qui a ça dans le sang et ne rêve que de partir.

Tanto semble prêt à ajouter quelque chose, mais il ferme la bouche lorsque derrière la cloison, il entend tomber les dernières gouttes du rinçage chronométré. Anija sort de la salle d’eau dans le plus simple appareil, une minuscule serviette autour des hanches. Elle se dirige vers le distributeur, pianote sur l’écran avec ce qui paraît être une solide habitude. Quelques secondes plus tard, alors que Tanto et Koni gardent un silence de connivence, la trappe s’ouvre et la jeune femme saisit un petit paquet en plastique. Tout en le déchirant, elle se tourne vers la fillette toujours plantée, immobile, au milieu de la pièce.

— Je t’écoute, Koni. Raconte-moi ton histoire pendant que je m’habille.

Koni soupire. Tanto se demande si c’est de lassitude, ou de détermination.

— Je veux aller dans les étoiles.

Anija, qui vient de laisser tomber sa serviette afin d’enfiler un legging particulièrement moulant, lâche un rire bref, plein de tendresse, que Tanto connaît bien. Il l’entendait souvent, lorsque elle et lui coulaient encore des jours heureux.

— Je crains que tu ne doives attendre, une dizaine d’années, que le futur Magellan V soit construit. Tu auras alors l’âge de postuler en tant de scientifique ou de colon, et tu partiras vers Epsilon Eridani. (Anija déplie un débardeur carmin, les bras tendus, comme si elle découvrait ce modèle pour la première fois, mais Tanto sait bien qu’il s’agit de l’un de ses préférés) Si tu as la chance d’être sélectionnée, tu voyageras à l’aide de la dernière itération du moteur à antimatière que nos ingénieurs en propulsions sont en train de finaliser. C’est super, non ?

— Je ne veux pas attendre dix ans.

— La patience est une vertu, ma chérie.

— J’ai déjà beaucoup patienté.

De nouveau, ce petit rire, alors qu’Anija considère Koni, attendrie, la tête légèrement penchée ; avec ce regard si particulier sur la poupée vivante aux boucles boudeuses, ce délicat strabisme si envoûtant qui a toujours fait chavirer Tanto. Il arrive pourtant à articuler :

— Anija… Il n’y a vraiment aucun moyen de s’incruster dans les effectifs du Magellan IV ?

Charme rompu. La jeune femme pose ses mains sur ses hanches étroites, le menton levé, comme par défiance.

— C’est toi qui lui as mis cette idée dans la tête ?

— Pas du tout, répond Tanto en serrant sa guitare contre lui, comme si elle pouvait le protéger.

— Tu crois toujours qu’il est dans mon pouvoir de faire quoi que ce soit pour faire infléchir la décision de l’Empire ? (Elle lève les mains en signe d’impuissance.) Je ne suis qu’une techos, bordel !

— Tu devrais rester polie en présence d’une enfant, dit doucement Tanto en baissant les yeux.

Une excuse comme une autre, dans l’espoir d’endiguer la colère de la jeune femme qui plonge ses pieds dans ses bottes lestées, annonçant une fuite inévitable.

— Tu sais quoi, Tanto ? Je… je crois que je vais vous laisser. J’ai ruminé toute la journée notre dispute de ce matin. Je suis revenu ce soir en espérant recoller les morceaux. Mais tu persistes à me prendre pour cible alors que je ne peux rien faire pour toi (Elle baisse les yeux vers la fillette). Pour vous. Je suis désolée, Koni.

D’une démarche raide, Anija se plante devant le sas de sortie.

— Tu viens m'écouter jouer, tout à l'heure ?

— On verra, murmure-t-elle avant de disparaître.

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