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Une rumeur gronde au-delà du rideau, ponctuée d’éclats de voix et de protestations. La musique s’est arrêtée et Li-Na a cessé de chanter. Elle fait irruption dans les loges, ses longs cheveux noirs voltigeant autour de son visage, suivi de Yeouda, le casque antibruit toujours accroché à son cou.
— La garde impériale essaie d’entrer dans mon bar ! s’exclame le colosse, visiblement plus furieux qu’apeuré. Mes clients refluent vers la rue et leur barrent le passage, mais je doute que cela les retienne durablement !
— Le ventre de la bête, dit Koni en sautant sur ses pieds.
— Quoi ?
— La petite a raison ! s’écrie Tanto en se levant à son tour. Sortons d’ici en empruntant les conduits de maintenance !
En deux pas, Yeouda atteint l’écoutille de la réserve qu’il tire vers lui, lance vers Tanto un regard inquiet.
— Allez-y. Je fermerai derrière vous et, comme ce matin, m’emploierai à raconter mes plus persuasifs bobards.
— Tu ne viens pas avec nous ?
— Tu veux mettre les voiles, très bien, mais hors de question que j’abandonne mon navire. Qui prendra soin des habitants d’Héliopolis, si tu pars amuser ceux du système de Barnard ?
— Je suis désolé, Yeouda.
Sans réfléchir, Tanto prend dans ses bras l'imposant barman qui, en retour, lui tapote dans le dos.
— Tu vas me manquer, Tanto le tatoué. Tu as sans doute donné ta meilleure prestation, ce soir, et j’aurais aimé pouvoir réentendre cette nouvelle chanson.
— Je suis sûr que tu as tout archivé.
— C’est vrai, avoue Yeouda en dévoilant sa denture éclatante.
— Pardon de vous interrompre, dit Koni de sa petite voix, mais la salle est maintenant presque vide ; la garde impériale sera là dans peu de temps.
— Comment elle sait ça ? demande Li-Na, fixant la petite fille comme si elle découvrait une tache sur une chemise tout juste délivrée par un distributeur et encore emballée.
— Elle le sait, c’est tout, lui répond Tanto en haussant les épaules.
— La gamine a raison, débarrassez-moi tous le plancher !
— Je reste ici, réplique la jeune artiste, même si tout son corps semble hurler le contraire. Je n’ai rien à me reprocher et je ne veux pas d’ennui. Bon voyage, Tanto, ajoute-t-elle en croisant les bras. Envoyez-nous un message laser à votre arrivée.
Son sourire mesquin — son ton glacial — rappelle à Tanto qu’il vient de foutre en l’air sa plus importante prestation de l’année.
— Désolé, Li-Na.
Il prend Koni par la main et l’entraîne dans la réserve, toujours meublée de ses alambics et de ses étagères remplies de casiers. Avec une étrange impression de déjà-vu, il déplace celle qui dissimule l’entrée du conduit, ouvre la trappe, laisse passer la petite puis referme derrière lui.
— Les conduits ne cheminent pas jusqu’au port, murmure Tanto, mais on peut quand même s’approcher du boyau gravitationnel en évitant au maximum l’artère principale.
— Il faut nous dépêcher. La garde impériale met en place des barrages qu’il va devenir difficile de franchir. Le nombre de… manifestants, faute d’un meilleur terme pour le moment, n’est pas négligeable. La tension monte et je redoute de futures altercations. Je crains que des humains ne soient blessés.
Les mini spots enchâssés sur le sol éclairent le visage de la fillette par en dessous, l’imprégnant d’un aspect sinistre.
— Inutile de te demander comment tu as connaissance de tout cela, je suppose.
— Ne perdons pas de temps.
Koni s’enfonce dans le conduit. Tanto lui emboîte le pas, la tête baissée, décidé à ne pas lâcher l’affaire.
— Tu sais où tu vas ?
— Oui.
— Tu sais comment passer les barrages ?
— Non, mais Anija va nous aider.
— Où est-elle partie ?
— Elle a dû atteindre le poste de sécurité de la zone portuaire avant que l’alerte ne soit donnée. Au moment propice, elle ouvrira le sas du boyau gravitationnel du secteur 7.
— Elle sait faire ça ? Je veux dire, il y a certainement des techos qui bossent là-bas, je doute qu’ils la laissent faire.
— À cette heure de la nuit, l’effectif est réduit. En temps normal, ça n’aurait pas posé de problème ; le sas aurait été ouvert le temps de nous faufiler, ce qui n’aurait que trop peu attiré l’attention. Maintenant… il faut lui faire confiance.
Elle s’est carapatée y’a pas cinq minutes, a dit Lacius, ce qui est très insuffisant pour rejoindre le secteur 7 sans tomber sur la garde impériale. En conséquence, soit Anija est coincée quelque part sur le trajet, soit elle est partie bien avant ce que l'ivrogne a témoigné. Avant la chanson de Monsieur Marley, dans tous les cas. Même si cela lui fait mal au cœur, cette deuxième option reste la plus souhaitable.
— C’est dingue qu’elle ait fini par accepter de nous aider, souffle-t-il en ayant l’impression de courir derrière la fillette. J’ai peine à croire… comment lui as-tu fait changer d’avis ? Ça fait des mois que je la supplie. Qu’est-ce que tu lui as dit ?
— Certaines choses.
— Des trucs de filles, c’est ça ?
— Nous allons prendre le prochain couloir à gauche. Je sais que tu serais allé à droite, mais Hélios nous surveille.
Tanto n’est pas dupe du fait que la gamine change de sujet, mais curieux d’en entendre davantage sur ce Hélios, il accepte de jouer le jeu.
— L’intelligence artificielle ?
— Oui.
— Et c’est quoi, ça, une intelligence artificielle ?
— Un ensemble de réseaux neuronaux non naturels capables de simuler l’intelligence humaine.
— Hélios est une machine qui pense ?
— Un maître-machines, que l’on a dotée de mécanismes perceptifs, qualifié pour apprendre en s’appuyant sur les mathématiques, les statistiques et les probabilités, pour tenir un raisonnement basé non seulement sur ses connaissances, mais également son expérience, et même, pour créer ses propres paradigmes.
— Je ne suis pas sûr d’avoir tout compris.
— Ce n’est pas un sujet facile à aborder.
La fillette bifurque soudain dans un couloir bardé de câbles et de tuyaux. Tanto manque d’être assommé par un boîtier scellé à la voûte, jure, plie les genoux.
— Une machine qui pense, donc ?
— C’est réducteur, mais exact. Attention, il y a un câble qui s’est détaché devant nous.
— En classes d’enseignement (il tend le bras et se contorsionne afin d’éviter l’obstacle), on nous apprend que les machines automatiques obéissent à des instructions, mais pas qu’elles réfléchissent !
— Il faut croire que l’empereur a décidé de s’octroyer… quelques privilèges.
Un de plus, en vérité, se dit Tanto avec une grimace. S’il a toujours perçu des zones d’ombres au sein de la cité, des trucs bizarres, voire injustes — alors que précisément, l’empereur se gargarise d’avoir fondé une congrégation basée sur l’égalité —, la supercherie lui paraît aujourd’hui très claire. Combien de secrets et de mensonges renferme encore Héliopolis ? À quel point des types comme Judian, certains ingénieurs et scientifiques, ceux-là mêmes qui constituent les équipages des vaisseaux-colonies, trempent-ils dans la combine d’un empereur prêt à tout pour garder la main mise sur l’humanité ? Il y a franchement de quoi devenir paranoïaque ! Est-il le seul, au cours de ces trois cents ans de girations ineptes autour de la Lune, à avoir soulevé ces questions ? Combien de pages d’histoire de la station peu reluisantes sont passées sous silence ? Et si le contenu de l’encyclopédie impériale n’était finalement qu’un vaste tissu de mensonges, de souvenirs tronqués, supprimés ou arrangés au profit de l’Empire ? Tanto est pris de vertiges.
— Putain…
— Nous arrivons bientôt au niveau du secteur 7. La trappe est juste devant nous, à une centaine de mètres. La température a baissé de plusieurs degrés.
— La thermorégulation est en panne, dit Tanto d’une voix absente.
— Oh, et bien je te signale que tes vêtements sont imprégnés de sueur. Son évaporation va encore accentuer la sensation de froid.
— Je survivrai, Mademoiselle Je-Sais-Tout.
Dans l’obscurité du tunnel, Tanto imagine la fillette hausser ses petites épaules, l’entend presque lui dire : je t’aurai prévenu. Cela le fait sourire.
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