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Au travers des haut-parleurs disposés à intervalle régulier le long de l’artère principale, la voix grave de l’empereur résonne dans tous les secteurs d’Héliopolis. Sur tous les écrans, son visage anguleux et sa mine sévère soulignent une inébranlable volonté, alors qu’il poursuit son monologue.

… l’empire ne peut pas se permettre de laisser quelques individus, soudainement épris d’une liberté égoïste et dangereuse, mettre en péril l’expansion contrôlée de notre espèce. (Le masque paternel s’adoucit perceptiblement.) Soyez raisonnables, dispersez-vous. Ne gâchez pas toutes ces années d’efforts.

Beaucoup hésitent. D’autres opèrent un demi-tour prudent, estimant sans doute que la fête est terminée. Koni et Tanto se fondent parmi cette vague descendante, moins tapageuse, et pénètrent discrètement dans un passage étroit et peu profond, dissimulé entre deux distributeurs éventrés. Au bout de l’impasse, un sas bardé de panneaux d’avertissement indique ostensiblement le caractère technique et réservé aux techos du secteur.

— Tu trouveras ce que tu cherches derrière cet accès. Il est verrouillé, évidemment.

— D’accord. Recule-toi un peu, s’il te plaît.

Tanto s’exécute, dubitatif. Koni pose la main sur la plaque de commande et aussitôt, un déclic signale l’ouverture des serrures. Sans hésiter, elle se glisse dans le local et se plante devant une console encastrée dans le tableau du fond.

Tanto reporte son attention sur l’avenue, où l’agitation semble avoir monté d’un cran. Il constate que de plus en plus d’individus battent en retraite, tandis que de petits groupes se dirigent en sens inverse, en direction du cordon de la garde impériale. Pas sûr que ceux-ci viennent grossir le rang des insurgés. Ce peut tout aussi bien être des curieux téméraires que des colons du Magellan IV, qui ne voient certainement pas d’un bon œil l’objectif du mouvement. Le rassemblement serait alors pris entre deux feux. Inquiet, Tanto se tourne de nouveau vers Koni et aussitôt, le rouge lui monte aux joues. Même si le local est plongé dans la pénombre, et même si elle lui tourne le dos, il devine sans peine que la fillette a dégrafé sa chemise.

— Koni, qu’est-ce que tu fabriques ?

— Encore quelques secondes, ce cryptage est coriace.

— Oui d’accord, mais est-ce une raison pour...

— C’est bon, je le tiens.

Koni se tourne vers Tanto qui soupire, déconcerté. Il s’abîme dans ses grands yeux bleus, pour éviter de regarder plus bas.

— Qu’est-ce que tu f...

— Écoute-moi, c’est très important. (Elle lui agite une sorte de galette anthracite sous le nez et prend un air très sérieux.) Anija vient de se faire arrêter par la garde de l’empire. Je suis désolée, Tanto, mais on ne peut plus compter sur elle. Alors, voilà ce que l’on va faire. Je vais insérer cette mémoire de masse dans le lecteur de la console, afin de me confronter directement à Hélios. Le sas du boyau gravitationnel va rapidement s’ouvrir et moi, je vais m’éteindre.

— T’éteindre ?

— M’évanouir, défaillir, tomber.

— Mais pourquoi ?

— Je veux ensuite que tu récupères cette mémoire et que tu me portes jusqu’au Magellan IV.

— Mais...

— Quand tu seras dans le vaisseau-colonie, je fermerai tous les accès au port afin d’initialiser l’appareillage. Ce sera le bon moment pour introduire le matériel dans ma poitrine. Si tout va bien, je devrais rapidement me réveiller.

Tanto baisse le regard et découvre avec stupéfaction qu’entre les seins à peine formés de la jeune fille est encastré un bloc rectangulaire, comme la façade d’un système électronique complexe.

— Ben merde, bafouille-t-il, abasourdi. Qu’est-ce que…

— Je suis une mécatronique autonome. Une intelligence artificielle disposant d’un véhicule d’apparence humaine. Je suis désolée de ne pas te l’avoir dit. J’ai estimé plus prudent de m’en abstenir. (Tanto reste bouche bée, les yeux rivés sur le trou dans le torse de Koni.) Secoue-toi, Tanto, l’empereur vient de donner l’ordre aux gardes de faire reculer tout le monde. Tu as bien compris ce que tu dois faire ?

— Oui, je crois... récupérer le machin, te porter jusqu’au vaisseau-colonie, si on y arrive...

— Je te fais confiance, Tanto, nous allons partir dans l’espace !

La fillette déborde d’enthousiasme. Son sourire est ravissant, ses yeux pétillent, mais Tanto ne sait vraiment plus quoi en penser. Puis elle se tourne de nouveau vers la console et s’écroule aussitôt.

— Merde, merde, merde ! grogne-t-il en se précipitant pour la recueillir de justesse dans ses bras.

Il inspire un grand coup, éjecte d’une main tremblante le galet qu’il range dans la poche avant de son blouson, puis se penche sur le corps inerte de Koni qui semble simplement endormie. Il reboutonne sa chemise puis la hisse délicatement sur son épaule. Écrasé par le poids de la petite fille, Tanto souffle et se redresse, solidement campé sur ses jambes. Tout ce dont Koni lui a parlé, son origine terrienne, la façon dont elle est arrivée à Héliopolis, prend maintenant sens, et le mystère dévoilé soulève encore davantage de questions. Mais ce n’est pas le moment d’y penser. Atteindre le vaisseau-colonie ne va pas être une mince affaire. Aucun doute que le cordon de garde ne soit pas le seul obstacle à franchir. Sans compter les probables colons prêts à tout pour défendre leur navire interstellaire, il y a fort à parier que l’empereur réserve quelques surprises.

L’écho d’une formidable explosion dans l’artère principale le sort de ses pensées. Fébrile, passablement sonné, il assure sa prise sur le petit corps inerte et s’élance hors du local. En quelques enjambées, il est sur l’avenue. Il bifurque en direction du cordon, mais s’arrête aussitôt. Le sas menant au port est ouvert, et l’affrontement a commencé. D’une fumée noire qui se propage rapidement, épaisse et irritante, résonnent des cris et des coups. Un drone gît sur le sol, cabossé. Un homme ensanglanté se tient le visage à deux mains. Une femme est penchée sur un corps désarticulé.

Tanto longe la paroi dont les automates ont été vandalisés, luttant pour ne pas céder à la panique. Le moment n’a rien à voir avec une bagarre de nuitards ivres, mais plutôt, toute proportion gardée, à la fresque peinte à l’entrée du bar de l’Apocalypse. Il croise un second drone, envahi par les flammes. Il avance à tâtons, effaré, le col de son t-shirt remonté au-dessus du nez.

Il voulait simplement faire ses adieux. N’est-ce pas la façon dont procèdent les artistes, sur la scène, devant leur public ? Comment cela a-t-il pu dégénérer ainsi ? La réponse est évidente et sonne comme un très mauvais canular : il a réagi à la provocation de Kornel, le plus lamentable des mange-merdes de la galaxie. Et comme un con, il s’est senti obligé de se justifier. Pourquoi n’a-t-il pas simplement quitté la scène ? Non. Pourquoi n’a-t-il pas tout bonnement fermé sa gueule ? Stupide, idiot, abruti. Au lieu de partir en direction de l’étoile de Barnard avec Anija et la petite Koni, cette mécatruc attachante et mystérieuse, il vient d’amorcer — peut-être, comment savoir ? — le plus grand mouvement contestataire de l’histoire post-terrienne. Il ne fait d’ailleurs aucun doute que l’empereur, omniscient en son royaume, connaît le coupable de ce désordre ; les caméras implantées partout le certifieront, des témoins bienveillants le confirmeront. C’est même encore plus simple que cela. Il lui suffisait, tranquillement installé sous son dôme, de regarder le média pour être fixé. Stupide, idiot, abruti.

Vraiment.

Y a-t-il suffisamment de biostases dans le vaisseau pour les convives imprévus ? Que se passera-t-il si ce n’est pas le cas ? Les fermes hydroponiques et la forge sauraient-elles encaisser ce complément de passagers ? Les colons et l’avant-garde scientifique sont-ils déjà à bord ? L’empêcheront-ils d’embarquer ? Tandis qu’il progresse, les yeux et la gorge irrités, alors qu’il lui semble apercevoir des ombres se mouvoir quelques pas plus avant, un tas d’autres questions assaillent son esprit.

Un garde de l’empire émerge soudain du rideau de fumée, toussant, titubant et sans casque. Un épais filet de sang coule de sa tempe et imbibe sa combinaison blanche et or. Sans réfléchir davantage, Tanto se jette sur lui et de son bras libre, lui envoie un grand coup de coude dans la mâchoire. Le garde s’écroule, laissant tomber sa matraque électrique que Tanto s’empresse de ramasser. Ainsi armé, il s’élance de nouveau dans l’épaisse fumée, un peu rassuré. Un peu seulement, et surtout pas très fier.

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