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De l’avis de Mara Kuzpit, la façon la plus agréable d’émerger de biostase est de le faire en musique. C’est pourquoi, dès son premier voyage avec l’Amundsen III, elle a ordonné que sa cuve soit équipée d’enceintes, et commandé à l’I.A. de diffuser, dans tout le vaisseau, la Symphonie Fragmentée de Mulwin Nan à chaque décélération. Bien sûr, ce n’est pas du goût de tout le monde. Après chaque remontée, elle essuie quelques plaintes lors de ses inspections par Intercom. Elle apprend des nouvelles invectives, des expressions inédites venues d’autres planètes. Elle a même entendu dire que certains plongeaient avec des protections auditives avancées. Mais ces lamentations ne sont pas son problème, d’autant que personne n’a jamais osé les lui formuler en face. Tant qu’elle sera capitaine, il en sera ainsi. Autant dire pour toujours, car le cargo de classe EVPM2 Amundsen III lui appartient.
Bien qu’il s’agisse d’une séquence maîtrisée et régulière, l’émergence de biostase reste une opération désagréable, et pas seulement à cause de l’horrible bruit de succion pendant le siphonnage de la cuve. Désorientation, nausées, démangeaisons, corps affamé sont des symptômes fréquents lors de la remontée. Plus rares, mais authentiques, sont les menaces de paralysie locale ou globale, temporaire, voire permanente, et l’on peut même y trouver la mort. Chaque grand voyageur sait que le risque zéro n’existe pas — évidemment, certains affirment le contraire, davantage par frime que par conviction, car en réalité, chacun use de son petit rituel pour se souhaiter ne pas expirer en biostase. De ne pas traverser de nuage de poussière inconnu. De ne subir aucun vague de rayons cosmiques, aucune éruption gamma. D’arriver vivant à destination.
Il est hautement recommandé, lorsque l’on choisit sciemment de parcourir le vide interstellaire, de ne pas trop réfléchir au fait que l’on confie sa vie à une machine aux instructions précises, mais non exhaustives, et que l’on peut mourir à chaque instant.
Mara Kuzpit émerge lentement, bercée par la mélodie étrange du photron, rejoint lorsqu’elle ouvre les yeux par une antique guitare acoustique. C’est cette simplicité, cette sensibilité historique et organique qui incite le mieux son métabolisme à réactiver ses fonctions vitales jusqu’au réveil pleinement conscient. N’en déplaise aux membres grognons et atteints d’anhédonie de son équipage.
Nue comme au premier jour, tout juste douchée et enveloppée d’une intimité que nul n’oserait troubler, Mara Kuzpit savoure le liquide qui lui brûle la langue puis irradie tout son corps. C’est un trésor importé des serres d’Héliopolis ; un véritable café, destiné uniquement à ceux qui portent un patronyme ayant traversé les âges. Chaque gorgée est un délice d’une extrême singularité. Alors que le troisième mouvement de la symphonie égrène les arpèges de la six cordes en bois autour de laquelle virevolte un vif mellotron, elle parcourt des yeux sa cabine, un lieu qu’elle tient à garder banal, sans aucun souvenir sinon quelques fantômes du passé, et peut-être la trace ténue d’un parfum masculin.
L’intercom général du vaisseau est ouvert. Tout en mastiquant ses pancakes au sirop, Mara Kuzpit prend connaissance du moral de son équipage. De son expérience, il est toujours important d’être curieux de l’état d’esprit collectif du personnel, d’être informé des ragots et des éventuelles distensions ; aussi change-t-elle de canal régulièrement. Elle s’attarde un moment sur le quartier des officiers où discutent ses lieutenants et maîtres, des femmes et des hommes qu’elle a recrutés avec minutie au fil des siècles, et dont elle ne doute ni du savoir-faire ni de la loyauté. Sans surprise, ils planifient déjà la mise en orbite et ne s’appesantissent que très ponctuellement sur des considérations personnelles. Elle s’intéresse donc à son équipage, des enfants de colons centauriens pour la majorité, quelques cétites, une poignée de fidèles et vaillants terriens, toutes et tous hautement qualifiés et voués à leur bâtiment. Ils se préparent bruyamment ; les conversations sont peu captivantes, ponctuées de plaisanteries et de rires, ce qui est une bonne nouvelle.
Alors que les enceintes diffusent le mouvement final de la Symphonie fragmentée, pièce grandiloquente de trente minutes durant lesquelles s’affrontent sonorités synthétiques et percussions analogiques, Mara Kuzpit s’inquiète de l’état du vaisseau. Il lui suffirait de demander un rapport à l’I.A., mais elle préfère se fier à ses hommes. D’une pichenette, elle actionne un interrupteur de son intercom.
— Maître Kard ?
— Bonjour Mara, bien dormi ?
— Pas mieux, pas pire.
C’est un de ses leitmotivs, devenu un tic de langage ; une réponse vague à dessein, coupant court à toute platitude. Mara Kuzpit autorise une certaine familiarité avec ses suppléants, et Kard Solein est un officier compétent, mais beaucoup trop bavard, et avec une fâcheuse tendance à s’éparpiller.
— Bien, réplique-t-il d’une voix blanche, ayant manifestement compris le message.
— État du bâtiment, je te prie.
— L’Amundsen III se porte comme un charme, capitaine. L’inspection et le constat visuel de la coque sont toujours en cours, mais l’intégrité de la superstructure est confirmée. L’accorage de la cargaison est optimal. Petite faiblesse du moteur numéro trois. Rien d’inquiétant, et mes gars sont déjà dessus. Les drones de réparation sont actifs autour du bouclier avant, qui reste opérationnel à quatre-vingt-dix-sept pour cent. Décélération inachevée. Manœuvre orbitale programmée pour dans deux heures.
Un rapport clair, précis et sans fioriture de son maître-machines, comme Mara Kuzpit les apprécie.
— Merci, maître Kard.
Mara Kuzpit éteint l’intercom et avale une dernière gorgée de café. La tasse est toujours trop petite pour ce genre de choses. Machinalement, elle place les restes de son petit déjeuner dans le compartiment du distributeur dont la trappe se referme aussitôt, quitte son banc thermoformé et s’étire. Elle pivote, prête à saisir la combinaison posée au pied de sa couchette, lorsqu’elle tombe sur son reflet dans le miroir encastré au-dessus du minuscule lavabo. Elle penche la tête d’un côté, puis de l’autre, caresse la peau de son cou, le galbe de ses seins, pétrit ses hanches maigres et son ventre creux. Combien d’années a-t-elle perdu, tandis que sa belle au bois dormant patiente dans une cuve en orbite autour de la naine blanche Procyon b ? Saura-t-il encore la désirer, la couvrir de ce regard séduisant et glouton ?
Dans quelques heures, elle sera fixée.
Un sourire fleurit sur son visage de jeune soixantenaire. Le tatoué l’a-t-elle à ce point attendri pour qu’elle se préoccupe de ce genre de considérations ? Elle s’est toujours trouvée quelconque, avec ses cheveux noirs indomptables et coupés courts dès la sortie du lycée, ses yeux aux pupilles indiscernables des iris et ses lèvres trop fines pour supporter le moindre fardage. Elle n’a pas connu de grande aventure amoureuse ; trop impliquée dans ses recherches, certaine d’être transparente, elle passait pour une souris de laboratoire sans horaire ni vie privée, avant de partir dans l’espace et ne finalement jamais revenir. Elle avait ri au nez de sa respectable amie Kirsten Lyell, qui travaillait avec elle chez Fengari sur l’impact de l’exploitation lunaire sur la géodynamique de son couple avec la Terre, lorsque cette dernière avait affirmé que l’archimilliardaire Aris Aftokrator en pinçait pour elle. Est-ce si grotesque, avec presque trois cents ans de recul, si elle tient le compte de tout ce qu’il lui a offert ?
Ironie du sort, elle a sauvé un ennemi de l’empire d’une mort certaine, puis est tombée amoureuse de cet opposant au point de décider, après avoir entendu son histoire, de le cacher dans la ceinture d’astéroïdes d’un système lointain.
La sonnerie de l’intercom la fait sursauter. Elle attrape sa combinaison qu’elle colle contre sa poitrine, comme si quelqu’un pouvait la surprendre dans sa nudité. Penchée en avant, la jambe tendue, Mara Kuzpit actionne l’interrupteur.
— Quoi ?
— Bonjour capitaine, votre inestimable second Yanco au rapport.
Mara Kuzpit sourit, se détend, et entreprend d’enfiler prestement sa tenue.
— J’étais sur le point de me rendre sur le pont.
— Je n’en doute pas, capitaine, cependant, je souhaite vous informer de certains relevés à l’approche de notre destination.
— Continue, dit Mara Kuzpit en boutonnant son col.
— Il semblerait que le système binaire de Procyon a décidé de… et bien… connaître une crise de couple.
— J’arrive.
Mara Kuzpit enfile ses bottes, les mains tremblantes.
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