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Mara Kuzpit ne peut détacher son regard de l’écran. Le drame cosmique qui s’y déroule l’hypnotise. Un spectacle à la fois terrifiant et sublime, témoignage de l’absolue souveraineté des forces de la physique, de la toute-puissance des lois de l’univers. Si la science a su théoriser bien des monstres incroyables, découvrir des anomalies et tenté de les expliquer, elle n’en a que très rarement observé.
Devant ses yeux, une naine blanche vampirise sa compagne, une géante deux fois plus grande que le Soleil. Le duo est condamné par l’instabilité thermique de leur interaction à rapidement engendrer une formidable supernova thermonucléaire, visible depuis la Terre et même d’autres galaxies. En quelques millisecondes, le couple expulsera toute sa matière, à une vitesse inimaginable et dans toutes les directions, donnant ainsi naissance à une nébuleuse de gaz et de poussières. Le cycle de la vie, à l’échelle stellaire.
Le pont principal du vaisseau-cargo Amundsen III est plongé dans un silence seulement troublé par le chant des extracteurs. Mara Kuzpit réussit enfin à s’arracher de l’attraction du phénomène en cours, afin de se tourner vers son équipage. Un casque circum-aural sur les oreilles, le détecteur Lidris affiche une grande concentration. Son travail est d’écouter l’espace et d’étudier, enregistrer et répertorier ses manifestations, évaluer les éventuelles menaces, et sans doute est-il absorbé par le chahut de l’événement ; l’opérateur est un mélomane, amateur des échos électromagnétiques et du caquètement des astres. Rien ne l’agace davantage que de capter les communications de l’empire, via les balayages lasers, et de devoir annoncer, bien trop souvent à son goût, de mauvaises nouvelles.
Certes, la guerre éclair — façon de dire ! — menée par l’empereur contre les colons d’Alvan est terminée, la quarantaine abrogée, mais d’autres protocoles sont à présent en place, et c’est avec humeur que le détecteur Lidris transmet et commente chaque nouvelle Condition.
— L’espace est devenu un véritable foutoir sonore, une horrible cacophonie. J’en ai ma claque, d’être interrompu dans mes écoutes.
— Accouche, Lidris.
L’opérateur lève les mains en signe de capitulation.
— L’empereur vient d’interdire aux centauriens le trafic entre Alpha et Proxima. Désormais, seul un cargo de la guilde est autorisé à effectuer les trajets. Les colons sont furieux.
— C’est bien légitime, répond Mara Kuzpit en haussant les épaules. Ils ont canalisé tous leurs efforts sur la construction de leur propre flotte marchande.
— J’en conviens, mais j’aimerais qu’ils concentrent leurs lasers vers Héliopolis plutôt que d’arroser toute la galaxie !
Ce dernier traité a été mis en place il y a dix ans, juste avant que l’Amundsen III ne plonge vers la constellation du Petit Chien. Aujourd’hui, dans le système de Procyon, seule la crépitation des deux astres mobilise l’attention du détecteur Lidris. Comme s’il avait été entendu, aucun balayage n’a depuis été enregistré. Comme si l’empire en avait terminé d’établir ses Conditions.
Le second Yanco de Nerva, comme à son habitude, pianote sur sa console portative, véritable extension de lui-même et lien essentiel entre lui, le vaisseau et son équipage. Avec cet instrument, il ne peut s’empêcher de tout superviser, à toute heure et en tout lieu, avec calme et fermeté. Un zèle naturel que Mara Kuzpit embrasse depuis longtemps ; pour rien au monde elle ne voudrait un autre chien du bord. Elle le connait depuis des lustres, suffisamment pour reconnaitre qu’il est profondément affecté par la destruction de l’astéroïde et la disparition concomitante de ses habitants provisoires et permanents. Il se cache, vainement, derrière la double barrière de son écran et de ses verres correcteurs, la frustration de ne pas avoir anticipé l’imprévisible.
— Nous savions déjà, avant d’entamer notre installation dans le système, que Procyon A arrivait au terme de son cycle de conversion de l’hydrogène. Son équilibre hydrostatique naturellement brisé, l’étoile était en train de se dilater tandis qu’elle amorçait la fusion de son hélium. Nos synthèses ne présageaient aucun changement pour le couple qu’elle forme avec Procyon B, sa compagne carbonée (Yanco remonte ses lunettes sur son nez et grimace.). Il faut croire que nous avons sous-estimé la sous-géante et sa capacité à influer, par sa taille et sa masse, son environnement.
— Yanco, je sais que tu as autre chose en tête.
— En effet (il pianote sur son terminal). J’ai demandé à nos experts de bord de corriger les simulations en tenant compte des récentes observations, et ils viennent de partager les résultats. Il apparait clairement que les variations dues à son nouvel état ne sont pas suffisantes pour redéfinir si rapidement la période mutuelle du couple. Autrement dit, il s’est passé, dans ce système, quelque chose d’externe et de significatif ce dernier siècle.
— La putain de guerre, grogne Lidris sans lever le nez de ses outils.
— C’est notre théorie la plus probante.
— C’est-à-dire ? demande Mara Kuzpit en fronçant les sourcils.
D’un geste de la main, Yanco fait apparaitre sur l’écran principal une carte stellaire tridimensionnelle, représentant la constellation du Petit Chien. On y distingue clairement Procyon et Gomeisa, ainsi que Gamma Canis Minor et Luyten.
— L’empire a poursuivi les colons d’Alvan jusque sur la planète Luyten b, où ils s’étaient réfugiés en occupant Port Prestige. On imagine bien que cette traque n’était pas prévue, et le vaisseau de guerre, propulsé par la fusion d’Hélium-3…
— Attends, attends ! le coupe Mara Kuzpit avec une irritation certaine dans la voix. Le dernier joujou de l’empereur ne possède pas de moteur à antimatière ?
— Sans doute n’a-t-il pas pris le temps de faire construire de nouveau cargo, car les signatures collectées ne permettent aucun doute sur une chose : l’Harmonie est un ajustement militarisé, un recyclage, si tu préfères, du premier Amundsen.
— Putain de merde, grimace Mara Kuzpit en s’effondrant sur son siège de capitaine. Notre bon vieux rafiot transformé en engin de mort !
Yanco se racle la gorge, mal à l’aise lorsque Mara Kuzpit se laisse aller à de telles injures.
— Après avoir maté la rébellion dans le système de Barnard, le cargo s’est donc mis en route vers l’étoile de Luyten, très certainement conscient — je rappelle qu’il s’agit d’une intelligence artificielle — de ne pas avoir assez de combustible pour arriver jusqu’à destination. Il était impératif, avant de fondre sur Luyten b, mettre fin au siège de Port Prestige et à la guerre, de faire un détour afin de pallier le problème.
— Laisse-moi deviner, Yanco. Le cargo impérial Harmonie est venu puiser quelques millions de litres d’Hélium-3 dans les réserves de Procyon A.
— Déséquilibrée par le manque soudain de pression cinétique et la gravitation prenant le dessus, l’étoile s’est contracté, accélérant et modifiant certainement sa révolution, pour rattraper sa compagne la naine blanche qui, par malchance, entamait sa course vers le périapse de sa propre giration autour du barycentre commun.
— Putain de merde, répète Mara Kuzpit en passant la main dans ses cheveux courts.
Le chant des extracteurs comble le silence revenu. Les yeux abîmés sur l’écran où la tragédie stellaire est de nouveau affichée, elle ne peut empêcher son cerveau de compiler et associer, dans une chaîne de souvenirs, tout ce qui la relie à ce qu’elle vient de perdre. Un catalogue hétéroclite et illustré de sentiments contradictoires — espoir et affliction, fierté et humilité, amour et exécration — dont les pages seraient soufflées par un vent cruel de nostalgie. De fait, impossible d’imposer à son cœur une quelconque posture ; son aspiration à créer une alternative à l’hégémonie d’Aris Aftokrator se désagrège alors que lui revient le visage crédule de Tanto.
— Capitaine ?
Mara Kuzpit inspire longuement, se concentre, visualise ses poumons qui se remplissent, afin de réprimer une catégorique envie de hurler.
— Qu’y a-t-il, Lidris ?
— Par-delà le tumulte de la crise, je distingue un signal.
— Quel genre de signal ?
— C’est un appel à l’aide, capitaine.
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