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Mara Kuzpit se redresse et se lève d’un bond, comme si son fauteuil était soudainement devenu particulièrement inconfortable.
— Peut-on écouter cet appel à l’aide ? demande-t-elle fébrilement.
— On le peut, capitaine, lui répond le détecteur Lidris en pianotant sur son terminal.
L’opérateur détourne le signal, afin de diffuser sur le pont le résultat des ondes électromagnétiques captées et converties en sons audibles. Par les haut-parleurs encastrés dans les parois galbées de l’habitacle, on perçoit à présent le chant nuptial et funèbre du couple stellaire ; la sous-géante crépite, chuinte et gronde, tandis que la naine blanche aspire sa matière dans un sifflement ininterrompu.
— Éclaire ma lanterne, Lidris, je ne discerne qu’un brouhaha terrifiant.
L’opérateur sourit, ravi de partager son expertise.
— J’ai dit que l’on pouvait entendre le signal, mais encore faut-il savoir l’écouter (L’opérateur tapote avec le stylet sur son écran). Si je filtre toutes les ondes électromagnétiques déjà connues et répertoriées dans notre catalogue — planètes gazeuses, étoiles, pulsars et autres astres exotiques —, il apparaît grâce à nos sous-systèmes dédiés des vibrations plus faibles, mais reconnues comme étant d’origine mécanique. Le timbre en question est particulièrement familier. Et non seulement on peut l’écouter, mais il est également possible de l’observer.
Le stylet dans sa main, à la manière d’une baguette de chef d’orchestre, le détecteur Lidris affiche sur l’écran principal du vaisseau un graphique, constitué de bâtons mouvants au rythme du signal nettoyé de ses parasites stellaires. Trois pics, trois plateaux, trois pics.
— Le code Morse, sérieusement ?
L’opérateur hausse les épaules.
— Simple, efficace, on n’a jamais trouvé mieux.
— Qui a eu cette idée ? demande Mara Kuzpit dont le cœur tressaute dans sa poitrine.
— C’est moi, intervient Yanco de Nerva, remontant pour la ixième fois ses lunettes sur son nez. L’Amundsen III est le seul cargo équipé de capteurs d’ondes électromagnétiques vraiment performants ; un petit caprice auquel des ingénieurs centauriens ont bien voulu céder. Les autres naviguent à l’optique, et quasiment dans le silence (Il se pare d’un sourire de connivence.). N’oublions pas que voyager dans l’espace reste, malgré tout, très expérimental.
Au centre de la cabine, les jambes raides, Mara Kuzpit frissonne. Elle imagine, une fois de plus, son cargo anéanti par un astre errant — une discrète naine brune, une planète orpheline — ou un nuage de plasma.
— Ce signal est diffusé depuis notre astéroïde ?
— Négatif, intervient Lidris. Il provient de l’une de nos capsules de sauvetage, s’échappant sous l’écliptique du système à une vélocité élevée. Elle a vraisemblablement réussi à s’enfuir au tout début de l’événement, avant que la masse et l’influence de la naine blanche ne deviennent critiques.
— Pouvons-nous aller la chercher ?
Yanco se gratte la joue. Mara Kuzpit connait ce rituel annonçant un trait d’esprit.
— La récupération de capsule, c’est notre spécialité, non ?
Le détecteur Lidris laisse échapper un petit rire. Pour la forme, Mara Kuzpit lui lance un regard courroucé.
— Le subrécargue Vir Tirga est bien sagement enfermé dans son caisson de biostase, n’est-ce pas ?
— Il dort comme un nouveau-né, capitaine, bien certain de n’émerger qu’à l’approche de Luyten b.
— Parfait. Nous n’avons pas besoin d’un mouchard impérial dans les pattes, d’autant que celui-ci est particulièrement insupportable. Yanco, fais préparer une brique et un escadron de drones, comme la dernière fois. Même mission, même méthode. Naoli, préviens le maître Kard qu’aussitôt nos machines et notre invité de retour à bord, nous mettrons les bouts aussi vite que possible.
— À vos ordres, capitaine, gazouille la jeune fille qui semble surprise de ne pas avoir été oubliée.
Mara Kuzpit arpente le passage aérien longeant le hangar de son cargo comme une lionne en cage. En contrebas, des techos s’affairent autour du transbordeur — qu’elle qualifie de brique ; l’analogie évidente n’est aucunement contestée — afin de vérifier son intégrité et le bon fonctionnement de ses outils. Cet appareil, spécialisé dans la récupération de minerais et le transport de charges lourdes, a déjà fait ses preuves, ce qui n’empêche pas Mara Kuzpit de s’impatienter. Elle fait cliqueter ses ongles sur la rambarde, un œil sur sa navette. Si le petit engin était apte à effectuer un sauvetage, ou si le transbordeur n’était pas entièrement piloté par une intelligence artificielle, elle serait partie au secours de Tanto dans l’instant.
Mara Kuzpit s’étonne encore d’être capable de se faire prendre en otage par la passion. Jusqu’ici, malgré la fierté de revenir dans le système, après la guerre et comme promis, afin de réveiller sa princesse, elle avait réussi à garder le contrôle de ses sentiments. Seulement, tout ne se passe pas exactement comme prévu, loin de là, et l’accumulation d’émotions fortes a fini par lui mettre les nerfs en pelote. Elle ne peut nier que Tanto lui a manqué.
Le beau tatoué est d’ailleurs un sacré veinard, quand bien même il se plaint sans cesse du contraire. Personne ne peut se vanter, à sa connaissance, d’avoir été, par deux fois, sauvé du vide spatial. Personne, non plus, pour se targuer d’avoir échappé à l’un des phénomènes les plus spectaculaires de l’univers.
L’Amundsen III s’est approché au plus près de la capsule, adopté sa vitesse et sa trajectoire afin de faciliter l’interception. La manœuvre à venir reste compliquée, mais Mara Kuzpit part du principe que les I.A. ne font pas d’erreur.
Enfin, les techos s’éloignent à petites foulées, tandis que l’alarme est déclenchée, afin de faire évacuer le hangar ; l'appareil empruntera le sas de sortie habituel, mais la procédure commande strictement d’éviter le suraccident. Après un dernier coup d’œil impuissant — ce qui la met particulièrement en rogne —, Mara Kuzpit regagne la timonerie et s’installe sur son siège de capitaine. En face d’elle et de l’ensemble des officiers présents — son second Yanco penché sur sa tablette, la jeune et discrète Naoli en contact permanent avec la salle des machines et le détecteur Lidris qui mâchouille son stylet —, l'écran géant révèle le point de vue de plusieurs caméras. L’une d’elles, embarquée sous la brique, affiche le sas intérieur en train de s’ouvrir. Une autre, probablement celle d’un drone dédié, montre l’appareil stationnaire au-dessus du sas. Le plus grand rectangle reste néanmoins braqué sur la capsule qui, sur la toile immobile du cosmos, glisse à plus de dix kilomètres par seconde.
Lâchée dans le vide, la brique allume ses propulseurs et vire aussitôt vers sa cible. Si un humain s’était trouvé dans l’appareil, il se serait évanoui sous la violence des multiples accélérations. Il ajuste sa trajectoire grâce à ses sous-systèmes de contrôle par réaction et rapidement, cette manœuvre le positionne derrière la capsule ; même vitesse et même orientation, afin de faciliter l’amarrage. Des bras mécaniques s’extirpent des flans du transbordeur tandis qu’une trappe laisse échapper l’essaim de drones chargé de faire office de ports d’attache, absents sur les deux appareils.
Mara Kuzpit observe la manœuvre, les mains crispées sur les accoudoirs de son siège, tandis que son second la commente d’une voix tranquille. Fixation des drones, déploiement des bras articulés, micropoussée des contrôles de réaction, guidage final, capture de la capsule par le blocage des bras, verrouillage des drones. En tout, l’opération dure trente minutes.
— Amarrage réussi, capitaine.
— Bien, répond Mara Kuzpit dans un souffle. Ramenez le couple au bercail.
Pénétrer dans le cargo reste une entreprise demandant précision et coordination. Encore une fois, Mara Kuzpit s’en remet volontiers à ses machines. N’en déplaise à Junsen, certainement en train de décortiquer l’intervention depuis son module personnel, les bras croisés et le regard critique. Qu’il se mesure aux compétences d'une intelligence artificielle, si ça lui chante. L’important pour Mara Kuzpit, c’est que Tanto arrive sain et sauf jusque dans le hangar.
— Les sas sont verrouillés, le transbordeur ainsi que son chargement en sécurité ! claironne Yanco en conclusion à son long monologue.
— Merci, tout le monde, beau travail, dit Mara Kuzpit sur tous les intercoms.
La timonerie applaudit ; reliquat d’un ancien rituel rigoureusement conservé. La capitaine se tient devant l’écran géant qui affiche une image unique du hangar barbouillé de vapeur glacée. Un grand sourire fleurit sur son visage, un immense espoir gonfle sa poitrine, une émotion intense irradie son esprit. Abandonnant toute pudeur, elle s’élance hors de la passerelle, le cœur battant.
— Mary Anna !
Elle se fige au milieu de la coursive, retient son souffle. Jamais son second ne l’a appelé ainsi. Ou alors, il y a beaucoup trop longtemps pour que cette réminiscence n’ait aucune portée néfaste. Une main se pose sur son épaule, chaleureuse, mais ferme.
— Qu’y a-t-il, Yanco ? Gronde Mara Kuzpit sans se retourner.
— Il faut que tu saches, Mara. Nous ne détectons aucune signature organique dans la capsule que nous venons de récupérer.
— C’est-à-dire ?
— Il y a de fortes chances que Tanto ne s’y trouve pas.
Nota : J'ai introduit le personnage de Naoli un peu à l'arrache (la timonerie est trop peu peuplée, j'ai besoin d'une présence supplémentaire), elle sera davantage mise en valeur lors de la réécriture :)
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