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Le gamin enfermé seul dans le cockpit de la navette appartient à la compagnie de Lannari, aussi Hiber ne se souvient-il pas de son nom. Un manquement à son devoir, qu’il s’empresse de corriger.
— Comment t’appelles-tu, pilote ?
— Devron, monsieur.
— Quel âge as-tu ?
— Cela dépend si l’on comptabilise ou non la durée de notre migration vers ce système, monsieur.
Hiber sourit. Le gamin a de l’esprit.
— Tu es donc né sur Héliopolis ?
— Oui-da, monsieur, la veille du départ du vaisseau-colonie. Ma mère espérait accoucher sur Alvan, mais la nature en a décidé différemment. À défaut d’être le premier être humain enfanté dans la constellation d’Ophiuchus, j’ai inauguré le caisson de biostase pour nourrisson.
— Impressionnant, lâche Hiber, sincère. Eh bien, Devron, cela fait de toi l'aîné de nos guerriers, et je compte sur toi pour les sortir de là.
— Nous sommes déjà dans l’espace, monsieur, et nous rattrapons les autres navettes. Nous devrions atteindre l’atmosphère d’Alvan avant que les projectiles ne frappent la station.
Hiber se tourne vers Lannari, assise à sa droite, et lui lance une œillade entendue. En retour, les sourcils froncés, elle lui tend un terminal portable sur lequel est affichée la simulation de l’évènement en cours. D’un doigt ganté, il fait défiler les datas, s’arrête sur quelques chiffres, se concentre surtout sur les trajectoires et les effets attendus. Enfin, il relève la tête et croise la centaine de paires d’yeux braquée sur lui, dans l’attente d’informations. D’un geste de la main sur son casque, il se connecte sur le canal de l’intercom général.
— Jeunes gens, je ne vais pas vous mentir. L’objet détecté il y a quelques mois à la limite du système fonce droit sur nous, et ses intentions sont hostiles. Nous risquons d’essuyer dans quelques minutes des perturbations, mais je suis sûr que Devron saura nous mener sains et saufs jusqu’à destination (Des cris enthousiastes fusent quelques instants). Cela n’engage que moi, mais je suis certain qu’il s’agit de l’empire. Après tout, nous les attendons depuis presque vingt ans et sommes simplement surpris qu’ils aient à ce point pris leur temps. Voyons le bon côté des choses : ce délai a permis à certains d’acquérir quelques poils au menton (Quelques rires, dont le timbre de certains est vacillant.). Désolé pour vous, les filles, qui êtes parées au combat depuis longtemps (De nouveau, quelques gloussements.). Nous nous sommes durement entraînés. Nous avons renforcé nos corps et nos esprits, peaufiné notre stratégie de défense et imaginé de possibles contre-offensives. Nous savons manier les armes et nous battre, nous protéger et rester solidaires. Jeunes gens, n’oubliez jamais que la colonie compte sur nous. Les ingénieurs nous ont logés et équipés, les scientifiques nous ont nourris et dorlotés. Vos pères et mères, vos amis. Maintenant, c’est à nous de faire notre part !
Dans la navette résonne soudain un tonnerre d’applaudissements, de hurlements aigus et autres borborygmes scandés. Des casques s’entrechoquent, des semelles claquent sur le plancher. Le chahut dure quelques minutes et Hiber laisse faire ces gosses qui, peut-être, n’auront plus l’opportunité de s’exprimer ainsi de nouveau. Une fois le calme revenu il remarque, avec une véritable émotion, que certaines et certains se tiennent maintenant par la main.
— Monsieur ?
Hiber commute sur le canal du pilote.
— Devron ?
— Rentrée atmosphérique dans quelques instants. Contrairement aux horaires d’atterrissage habituellement privilégiés, nous arrivons en plein milieu d’un cycle d’activité des piliers de terraformation. Pour la faire courte, ça va pas mal secouer.
— Entendu, champion, fais de ton mieux (Il commute de nouveau sur l’intercom général de la navette.). Jeunes gens, vérifiez vos attaches, nous rentrons instamment dans le vif du sujet.
Hiber a tout juste le temps de reporter son attention sur le terminal mobile posé sur ses genoux, et de s’en saisir, avant qu’il ne tente de s’envoler. Puis la carlingue de l’appareil se met à trembler ; la structure de fuselage grince, la peau rivetée crépite, les couches d’isolants crissent et le plancher piaule ; les mousquetons fixés aux lanières se balancent et tintent, tandis que quelques casques s’entrechoquent encore — moins gaiement qu’il y a peu — et que dans les estomacs remonte la maigre collation réhydratée matinale. Les canines claquent et les guiboles grelottent lorsqu’une bourrasque boxe l’aérodyne d’un uppercut dans le nez. L’engin se redresse, le ventre exposé, convié à la culbute. Aussitôt, des caillasses esquintent la tôle, pluie solide venant du dessous. Hiber serre la mâchoire pour ne pas invectiver le pauvre gosse isolé dans le cockpit, certainement partagé entre un courage sublime et un fond de culotte atrocement moite.
Au moment où le nez de l'appareil semble enfin se réaligner avec l’angle de descente optimale, une détonation vers la queue fait sursauter l’ensemble des troupes, avant qu’un cri ne repousse le vacarme des pierrailles projetées. Lannari porte les mains à son harnais, déjà arquée vers le témoignage de souffrance, mais d’un geste du bras, Hiber lui intime de rester en place. Elle le rejette. Ses iris opalins jettent des éclairs.
— Tu sais qu’au fond de l’engin sont assis mes petits, grogne-t-elle comme une mère louve prête à mordre.
— Je le sais. Mais si tu te détaches et que cette putain de navette bondit encore et te tue, je perds non seulement un soldat, mais également un officier.
Lannari grimace puis se cambre et active son intercom, le regard au-dessus des premiers rangs.
— Qui est blessé ?
— C’est Redelle, madame, répond une voix étrangement pondérée au milieu du chaos sonore. Elle a visiblement souffert d’une mitraille de petite taille dans la figure. Le masque à oxygène ne semble pas touché, mais elle reste inconsciente. Il y a du sang partout (court silence, quelques crachotis.). Madame, une trousse de soins est en train de remonter les rangs. Je vais faire mon possible et m’occuper d’elle.
— Bien reçu, Katema. Alloue un canal pour me garder au courant.
— Oui-da, madame.
Lannari se tourne vers Hiber, toujours furieuse.
— Si Redelle ne s’en sort pas, je t’en tiendrai responsable. Je suis médecin, tu te rappelles ?
— Et je suis sûr que tu as instruit tes petits aux premiers secours autant qu’aux tirs en rafales. Lannari, si nous sommes encore vivants ce soir, je te laisserai me blâmer. Je porterai avec joie toutes les infortunes de la colonie sur mes épaules.
Ils sont si proches que leurs casques se percutent avec violence lorsqu’une vague d’air chaud et de roches mêlées oblige la navette à effectuer un écart brutal. L’appareil oscille et geint longuement, comme à bout de force. Comme si la tôle abrasée, tour à tour aspirée et recrachée, menaçait de livrer ses entrailles aux éléments. Les passagers sont secoués, ballotés, leurs doigts cramponnés aux harnais, respirateurs mordus à pleines dents, pieds enroulés autour des fixations sous les sièges, fronts humides et cœurs battants.
— Était-ce le souffle de destruction de la station ?
— Négatif, aucun projectile n’a atteint le Magellan, répond Hiber, les yeux baissés sur le terminal mobile qui tremble sur ses genoux. Les bolides ont… décéléré très vite, dévié et se sont dispersés sur un grand périmètre (Il manipule rapidement les datas sur son écran tactile.). Il est maintenant envisageable de les analyser plus finement et… bordel, ils ne sont pas équipés de charge explosive ! Ce ne sont pas des missiles, mais des fusées de transport !
— Pour transporter quoi, les troupes impériales ?
— Impossible ! Nul être organique ne pourrait survivre aux variations gravitationnelles d’une telle manœuvre d’approche !
— Et si ce n’était pas vivant ?
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Et si le visionnaire Elego avait raison ? Et si c’était Elle ?
Hiber fronce les sourcils, prêt à discuter du sérieux de cette spéculation, lorsqu’un silence aussi brusque qu’instantané frappe la navette, coupant net ses velléités à se montrer caustique.
— Monsieur, dit la voix crachotante de Devron à travers l’intercom. C’est la fin du cycle des piliers de terraformation. Nous allons pouvoir nous poser.
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