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Hiber pénètre au pas de charge dans la dernière grotte aménagée du complexe souterrain occupé par le culte. Ses pas claquent sur le sol en pierre humide, rebondissent sur les parois tissées de câbles et d’épaisses gaines torsadées, tandis que résonnent faiblement les bombardements en surface. L’inquiétude a laissé place à la colère et son premier réflexe, en apercevant le crâne luisant du visionnaire Elego installé, comme à son habitude, au bord du grand bassin, est de fondre sur lui afin de le frapper jusqu’à le briser en petits morceaux. Peut-être alors verrait-il jaillir la bêtise d’un homme têtu et dangereux, jusqu’à ce qu’elle se dilue dans l’eau pure du sous-sol d’Alvan ? Le découvrir ainsi, immobile dans sa robe écrue, comme si rien ne se déchaînait au-dessus de leur tête, termine de faire bouillir le sang du soldat. Au prix d’un effort qu’il puise dans l’espoir qu’enfin les deux partis puissent s’entendre, l’officier s’arrête pourtant à quelques pas d’Elego, le visage impassible, les mains derrière le dos. D’une voix contenue, il s’annonce au maître des lieux.
— Salut à toi, visionnaire.
— Salut à toi, soldat.
Hiber laisse se dérober un sourire narquois.
— Es-tu satisfait d’avoir dévoilé ta position à l’ennemi ?
— Elle sera bientôt là.
— Après avoir vitrifié la planète ainsi que notre travail ? Sais-tu que trois piliers sont irrémédiablement détruits ?
— Elle estime que nous n’en avons plus besoin. Elle nous invite ainsi à respirer l’air de notre monde.
Le visionnaire Elego reste impassible, ses jambes repliées, ses mains sur les genoux, entièrement tourné vers le lac où se reflète le plafond hérissé de pics calcaires. Les mots s’échappent sans heurt de sa bouche, accompagnés d’une condensation discrète.
Hiber ne se défend pas d’éprouver une estime certaine pour ce qu’est devenu celui qui se tortillait dans l’ombre de la capitaine Fiora. Le gamin d’alors avait été frappé de stupeur, tout comme la majeure partie de la colonie, lorsque Lacius avait actionné le levier de la geôle improvisée et ainsi propulsé Tanto dans l’espace. La situation avait duré suffisamment longtemps pour que Kornel, à la tête de sa troupe séditieuse, prenne les rênes et fasse construire le vaisseau dans lequel ils devaient s’enfuir. Puis la relique avait été découverte dans la cabine du musicien, et le jeune second avait eu Sa grande inspiration. Mû par la certitude, il avait guidé dans les gueules d’Orthos une conséquente fraction de colons afin de préparer l’arrivée de celle descendue des étoiles.
Hiber aurait pu croire en cet avenir, s’il n’avait dans ses tripes la totale conviction qu’il était hautement plus probable que l’empire les retrouve en premier. Il avait donc donné la priorité à cette menace, et remisé cette histoire d’automate endormie dans un coin de son esprit, là où s’ébattent en permanence quantité d’autres idées confuses. Parfois, l’officier supérieur se demande quelle serait sa vie s’il avait simplement partagé son expertise en agronomie avec le culte. L’apparente indolence du visionnaire Elego lui rappelle ses vingt années d’angoisse et de souffrance à entraîner les enfants d’Alvan dans le tourbillon de la guerre, et alimente cet amer mélange de ressentiment et d’admiration qui le trouble aujourd’hui.
— Conneries, murmure-t-il presque pour lui-même.
Une vaguelette unique, singulière sur le miroir figé, vient mourir contre le rebord primitif du bassin, et réverbère d’une note mouillée l’épilogue de sa funeste introspection.
— Elle m’a répondu, dit simplement le visionnaire.
— Quoi ?
— Tu devrais plutôt me demander qui. Elle se présente comme une mécatronique autonome. Celle descendue des étoiles s’appelle Koni et elle vient ce jour récupérer son organe.
— Comment ?
Elego se déplie lentement, telle une créature fabuleuse émergeant d’un long sommeil paisible, s’arrache à la pierre froide avec une élégance calculée, puis se tourne vers l’officier supérieur frappé de saisissement. Ses bras sont retombés le long de son corps, et son regard cherche dans l’étendue de la caverne un sens à cette révélation inouïe.
Un sourire sincère illumine le visage glabre du visionnaire.
— Je comprends tes doutes, Hiber, mais je te demande à présent de laisser place à l’espoir. Lorsque l’entité Koni sera de nouveau entière et accomplie, elle nous libérera de l’empire. Elle me l’a promis.
Comme piqué par un air vivifiant, l’officier se ressaisit.
— La gamine dans la biostase ?
— C’est une gynoïde magnifique ! Tu sais, je n’ai jamais jugé utile de me justifier auprès de la frange bornée gouvernée par Kornel, mais je dois t’adjurer d’accepter que notre assemblée ne repose pas sur une croyance équivoque, mais sur la Science. J’ai longuement étudié les médias, particulièrement ceux du jour de notre départ, et je sais que tu les as examinés aussi ; le vaisseau garde bien des traces. Nous n’avons simplement pas vu les choses avec le même angle.
— Le vaisseau est détruit.
Le visionnaire Elego soupire, lève ses mains blanches en signe d’apaisement.
— Cela n’a plus d’importance. Nous sommes enracinés à présent, alors écoute-moi. Je ne sais pas comment ni pourquoi Tanto s’est retrouvé à la tenir dans ses bras, mais cette machine date d’une époque où celles-ci circulaient librement sur Héliopolis. Je n’étais pas né, et tu n’étais sans doute pas bien vieux lorsque l’empire a décidé de détruire les plus sophistiquées, et de réduire les autres à leur expression la plus simple, celle de leurs tâches respectives, sans fioriture et surtout sans volonté. La gamine dans la biostase, comme tu l’appelles, porte des technologies qui avaient disparu ! Imagines-tu qu’elle possède des poumons ?
— Quel intérêt pour une machine ?
— Pour imiter les êtres vivants, bien entendu ! dit Elego avec enthousiasme. Son épiderme seul recèle des innovations incroyables ! Je ne suis pas ingénieur, mais la Science m’a toujours attiré ; si j’étais mieux né, j’aurais sans doute rejoint l’avant-garde. Ce que je veux dire, c’est que je comprends ce que signifie l’existence même de cette machine. C’est pourquoi j’ai tout fait pour la protéger, tout comme Tanto. (Il soupire.) Tu l’aurais vu sur le pont du vaisseau…
— Je l’ai vu, avec l’enfant dans ses bras. J’y étais.
— C’est vrai ! s’exclame le visionnaire.
L’évocation de ce lointain souvenir illumine son visage, tel un élixir de jouvence puissant. L’espace d’un instant, Hiber retrouve face à lui le second de la capitaine Fiora ; un môme qui se mordille les lèvres, l’air un peu niais avec ses pieds nus en dedans.
— Où Tanto a-t-il trouvé cette machine ?
— Il aurait été perspicace, en d’autres circonstances, de lui poser la question. Seulement voilà, nous ne le saurons jamais. Néanmoins, je connais le nom de son créateur, qui est gravé sur une pièce maîtresse, comme une signature. Et par ce détail, j’ai une forte opinion sur son origine.
Le visionnaire semble se perdre dans ses pensées, tandis qu’un nuage de particules s’éloigne en s’étiolant de sa bouche entre-ouverte. Au même moment, une nouvelle vaguelette unique vient frapper le bord du bassin.
— Et qui serait ?
— La Terre ! s’exclame le visionnaire.
— Elego… gronde Hiber qui n’oublie pas la raison de sa présence tout au fond de la cathédrale du culte.
— Keryan, puisque c’est son nom, apparaît peu dans les archives, mais il est tout de même fait mention à plusieurs reprises de ses travaux en robotique avancée et particulièrement d’une interface humain-machine qu’il aurait développée pour les industries portuaires d’Héliopolis et de Sélène. C’était un expert dans son domaine. D’évidence, à cette époque, personne ne lui arrivait à la cheville. Et puis un jour, il a disparu. Plus aucun document à son sujet, pas même son avis de décès sur la fréquence officielle Hertziopolis. Et puis cette mécanique autonome portant sa marque, dans les bras d’un musicien cherchant à fuir le foyer principal de l’humanité.
— Cette foutue radio m’était totalement sortie de l’esprit. C’est comme si cette routine remontait à plusieurs siècles, à plusieurs vies.
— Ce qui est plus ou moins le cas ! dit Elego en adressant à Hiber un clin d’œil maladroit. J’ai donc compulsé sans relâche les médias datés du jour de notre départ. Je voulais savoir. Je voulais comprendre comment tout avait pu autant merder. J’aime bien la musique de Tanto. Je l’écoute encore, parfois.
— J’ai jamais saqué les musiciens, dit l’officier dans un grognement, agacé par ces incessantes digressions.
Le visionnaire Elego agite ses mains diaphanes, les yeux remplis d’une douce malice, d’une ardeur depuis longtemps inhibée. Comme si les bombardements au-dessus de leur tête l’avaient soudainement sorti de sa retraite. Hiber n’est pas certain que cela lui plaise vraiment, d’autant que le propos du visionnaire ne va pas du tout dans la direction escomptée.
— Lorsqu’il a annoncé sur scène son intention de partir à bord du Magellan IV, j’ai d’abord été très emballé. Adolescent, je voulais arborer le même tatouage que lui ! Et puis la capitaine Fiora, bien plus lucide, m’a ouvert les yeux sur ce que cela signifiait. Les fatales distensions qui allaient avoir lieu, le manque à gagner d’avoir échangé nos colons spécialisés contre des techos ordinaires. (Le visionnaire soupire et s’enveloppe de ses bras maigres, comme si la froidure du refuge venait de le mordre.) La suite lui a malheureusement donné raison. Tout est rapidement parti de travers après notre arrivée dans le système de Barnard. Tanto ne s’acclimatait pas. Il était agressif quand on proposait de l’aider. Le jour où nous avons forcé son module et découvert la petite dans sa biostase, j’ai compris sa détresse, et elle est immédiatement devenue mon obsession. Et lorsque la capitaine Fiora a été retrouvée sans vie dans sa cabine… (Il semble se perdre à nouveau, quelques instants, dans les méandres de ses souvenirs.) Suis-moi, il faut que je te montre quelque chose.
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