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La remontée jusqu’au spatioport des gueules d’Orthos fait l’effet d’un retour violent à la réalité ; au silence révérencieux des cavernes succèdent les alarmes tonitruantes, flanquées de leurs foutus gyrophares, qui projettent sur les rangées de dents cassées d’Orthos, les maillages de gaines éventrées et les plaques de soutien tordues, des ombres aussi mouvantes que sinistres. Les bombardements ont cessé, et aucune frappe directe ne semble avoir transpercé la montagne, mais les secousses ont transformé les étages supérieurs en champs de débris calcaires et d’équipements incendiés.
Le doigt sur la gâchette de son fusil, beaucoup plus soucieux qu’il ne le voudrait, Hiber atteint le premier sous-sol du complexe. La théorie militaire et les simulations, c’est terminé, et le poids de sa nouvelle cuirasse de combat ne le rassure qu’à peine. Il serait néanmoins hypocrite d’affirmer qu’il se porterait mieux sans ; ses fonctions initiales se sont déjà révélées être d’une aide précieuse. Il s’est dégagé la sortie d’un tunnel grâce à l’assistance physique de l’armure, et escaladé à plusieurs reprises gravats et faux plafonds effondrés. Une chose est certaine : contrairement au Tertre, le sanctuaire de Celle descendue des étoiles n’était pas préparé, et c’est avec un grand soulagement que Hiber débouche sur la plateforme du spatioport, relativement épargnée. La navette posée en son milieu semble également miraculeusement intacte.
— Ushel ? Tu m’entends mon garçon ? demande Hiber en activant l’intercom de sa combinaison.
— Oui-da, monsieur ! répond dans son oreillette la voix crachotante, étonnamment maîtrisée, du jeune pilote. Heureux de vous capter de nouveau. Nous sommes parés au départ, mais nous avons un problème.
L’anomalie saute aux yeux : le spatioport est désert. Le personnel est descendu dans les étages inférieurs, obéissant aux directives de sécurité du site. Est-ce qu’au moins un opérateur est resté à son poste, afin d’assurer son service ? Hiber lève la tête en direction de la vigie de contrôle, encastrée dans l’épaisse roche au-dessus de la porte du hangar, dans l’espoir d’y percevoir une quelconque agitation, mais rien ne bouge, mis à part les faisceaux orangés des gyrophares.
— A-t-on l’autorisation de décoller ?
— Je n’ai reçu aucune instruction depuis notre atterrissage. Quatre mules chargées de containers ont courageusement bravé l’alerte pour monter dans notre soute, mais d'évidence, nous sommes à présent livrés à nous-mêmes, monsieur.
— C’est ce que je craignais, gronde l’officier. Et je suppose que nous n’avons pas la main sur la procédure ?
— Négatif. Les contrôleurs des gueules d’Orthos ont toujours jalousement gardé les codes d’accès au site.
— Lance les moteurs, je m’occupe de la porte.
Assisté des servomoteurs de son armure rutilante, actionnés par la compréhension synaptique des centaines de microcapteurs qui tapissent l’intérieur du casque à visière posé sur son crâne, Hiber s’élance vers la vigie. L’outil se pilote avec une facilité déconcertante. Tandis qu’il avale la distance, il se souvient de sa discussion avec Elego, un peu plus tôt, à propos des travaux du dénommé Keryan. Cette interface est-elle de son fait ? De quoi l’EXO est-elle capable et par extension, à quoi devrait-on s’attendre si la petite machine dans son caisson venait à s’activer ?
Ce n’est qu’au pied du large escalier en fer zigzagant le long de la paroi brute du hangar qu’il réalise qu’une bonne partie de celui-ci s’est effondrée, jonchant le sol de poutrelles cabossées et de marches en polyuréthane à moitié fondu. Sans laisser à son esprit le loisir d’étudier le problème, Hiber entame son ascension.
— Puis-je me permettre une question, monsieur ?
— Je t’écoute, ahane l’officier.
— Je ne comprends pas bien contre qui — ou quoi — nous allons livrer bataille. N’empêche qu’il me semble dangereux de laisser ouverte la porte de ce hangar une fois que nous serons partis. Mais si tous les opérateurs se sont enfuis, qui fermera derrière nous ?
D’une impulsion, Hiber saute une volée de marches branlantes. L’atterrissage est plus périlleux que prévu. La structure grince et s’incline sous son poids, mais les stabilisateurs de l’armure lui accordent de reprendre sa course aussitôt.
— Pour être honnête, je ne me suis pas posé la question.
— Il faudra récupérer les codes d’accès, monsieur.
— Je garde ça en tête, Ushel, mais je vais d’abord tâcher d’arriver au poste de vigie en un seul morceau.
Une nouvelle envolée sans élan, plus ou moins maîtrisée, lui permet de parvenir au palier supérieur. Il doit reprendre son souffle ; l’EXO ne le dispense pas de fournir des efforts. Les deux mains sur la rambarde, il accuse sa masse et celle de la cuirasse en proie au champ de pesanteur de la planète Alvan. Sur son front perlent quelques gouttes de sueur.
En contrebas, la navette expulse vapeur et poussière, alors que les hélices de ses moteurs hybrides tournent au ralenti. De cette hauteur, le hangar paraît ridiculement petit, ce qu’il est d’une certaine manière, si l’on compare sa taille à celle du vaisseau-colonie. Le terme de spatioport est bien ronflant pour définir une cavité dont l’aménagement sommaire n’a été motivé que par une nécessité d’échanges ponctuels avec le reste de la colonie. Les gueules d’Orthos auraient pu être une place forte stratégique, aussi solide et ordonnée que le Tertre, un véritable bunker au cœur de la montagne pour tenir tête à l’invasion de l’empire. Mais Elego a choisi d’en faire le lieu d’attente d’un évènement — malgré tout ce qu’il a pu en dire, et bien que la petite machine soit réelle — basé sur une vague éventualité. La seule chose vraiment venue des étoiles, jusqu’ici, c’est une pluie de rayons destructeurs.
Un déplorable, pitoyable gâchis.
De colère, Hiber s’apprête à frapper la rambarde de ses poings, mais il suspend son geste, souffle du nez, puis se tourne vers le chemin qu’il lui reste à parcourir jusqu’à la vigie.
Juste un saut. Un foutu grand saut.
Course d’élan, sur la courte distance du palier chancelant, puis impulsion avec sa jambe droite ; corps tendu au-dessus de la brèche, il fixe avec inquiétude son objectif. Trop loin, putain ! Beaucoup trop loin, même pour un homme entraîné et caparaçonné d’une combinaison d’assistance physique. Le choc est fracassant et douloureux, lorsque la rambarde en métal frappe son poitrail renforcé. Hiber grimace, passablement sonné. Aussitôt, l’attraction d’Alvan le rappelle sur la terre ferme.
— Monsieur ?
Ses gants dérapent sur le revêtement rugueux. Les trente kilos de l’armure tournent au dangereux désagrément. Hiber gémit, agite ses jambes dans le vide, trouve enfin une prise à laquelle se raccrocher. Dans un râle, sa volonté concentrée sur l’obéissance des microcapteurs, il commande le soutien de son EXO afin de se hisser sur la plateforme, sur laquelle il finit par poser un genou.
— Tout va bien, gamin.
— C’est l’officier Lannari, monsieur, elle souhaite vous parler.
Les mains sur ses cuisses, Hiber reprend son souffle, réalisant qu’il était sur le point de s’écraser près de dix mètres plus bas. De mourir bêtement, juste avant de prendre part à la guerre.
— Passe-la-moi, dit-il dans un soupir.
Crachotements.
— Hiber, où es-tu, putain ?
— Toujours aux gueules d’Orthos. Un imprévu.
— Est-ce que tout le monde va bien ?
La voix de Lannari s’est radoucie. Le ton d’une mère inquiète pour sa progéniture. Pour autant, Hiber n’a aucune raison de mentir, et entre deux grandes respirations, il réussit à grogner :
— Je n’en sais rien.
— Que s’est-il passé ?
— J’ai vu la relique.
La communication crachote quelques instants.
— Tu peux répéter ?
— Elego m’a emmené voir la gamine dans sa biostase.
— Tu plaisantes ?
Hiber relève la tête en direction de la navette nimbée de vapeur, mais son esprit est investi de souvenirs plus anciens.
— J’avais déjà entrevu la fillette dans les bras de Tanto, le jour où nous avons quitté Héliopolis, et de nouveau devinée alors que le culte exfiltrait la biostase dans les couloirs du Magellan, mais ma compréhension était brouillée par la révolte en cours. Je n’ai pas réalisé ce qu'il se passait. Cette fois, elle était juste devant moi. Bon sang, Lannari, la petite automate est bien réelle ! Elego assure que le message intercepté par notre satellite venait de son esprit, ou appelle ça comme tu veux, afin de nous prévenir qu’elle…
— … descend des étoiles afin de récupérer son organe, psalmodie Lannari d’une voix traînante.
— Exactement.
Silence radio. Tant mieux. Hiber a déjà bien assez du sang qui pulse dans ses oreilles, du vacarme des alarmes et de la navette en contrebas. Au prix d’un gros effort, il se remet debout ; la fatigue de cette interminable journée se fait ressentir. Les jambes encore tremblantes, il reprend son ascension. Par chance, les deux derniers paliers ont été épargnés, et il se présente enfin devant le grand panneau de la salle de contrôle.
Allez, bordel, ouvre-toi !
Au-dessus du sas réfractaire, tel l’œil unique d’une créature des légendes anciennes, un gyrophare claironne et rutile, comme pour le narguer.
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