L'Impossible Caverne
Les quatre astronautes scrutaient, effarés, l’entrée de la caverne, Raja Sundaram ne leur mentait donc pas. La piteuse structure, à moitié ensevelie sous son propre poids attendait, impassible, la fin des temps. Accompagné de Boris Pavlovich, Jiqing Wen, le chef d’équipe, avançait d’un pas déterminé en direction du trou encombré. Ils déblayaient à l’aide de leurs combinaisons un passage à même d’accueillir leurs lourdes et épaisses carcasses suréquipées. Natasha Poe, la cadette de l’expédition, s’étonnait en silence de la manière de procéder du reste du groupe. Elle souhaitait s’en tenir à leur mission, et ne pas envoyer tout l’effectif dans les entrailles de Proxima. Du moins, pas avant d’en avertir la Terre. Elle ne partageait pas le sentiment d’exaltation propre aux grandes découvertes, et n’avait accepté de venir que par esprit de camaraderie pour ceux avec qui elle avait passé la moitié de sa vie. En effet, aller sur Proxima avait un coût. Ils représentaient avec fierté la 4e Expédition. La seconde à être habitée. La première avec des femmes. Confrontant l’entrée de la cave maintenant assez large pour l’avaler, elle se décida, et se faufila dans l’étroite gueule aux épaisses dents rocailleuses.
Les quatre combinaisons d’argent s’engouffrèrent non sans mal au sein de la lugubre cavité. Natasha fermait la marche, tenant avec fermeté une lampe torche qui de son puissant faisceau illuminait les parois sèches de la caverne. Jiqing, qui était la liaison entre la 3e et 4e Expédition, se trouvait en tête de file. Le chemin tortueux descendait à pic dans les profondeurs indicibles de l’astre inhabitable. La précaution était de mise. Leurs combinaisons étaient de véritables bijoux de technologie, mais une mauvaise chute sur le sol dentelé signifierait une mort prématurée. Boris, d’ordinaire si réservé, chantonnait les vestiges d’une vieille chanson soviétique. L’odieux son de sa voix rauque et âpre, capté par les transmetteurs de son casque, dessinait un large sourire sur le visage de Natasha. Elle appréciait Boris. Il n’en savait rien.
Raja Sundaram, la géologue du groupe, contemplait les multiples formations rocheuses qui les poursuivaient au fil de leur avancée dans les artères sinueuses. Étudiant la composition des parois, elle s’étonnait. Un liquide visqueux s’y évaporait, et de fines particules du résidu nauséabond s’aggloméraient sur le sol qui, pour la première fois, se voyait marqué d’empreintes de pas. L’atmosphère acide de Proxima empêchait l’émergence de la moindre forme de vie. Morte, la caverne était pourtant étrange dans sa structure. Le passage étroit laissait désormais place à une région plus vaste. Passant en file indienne sous le regard désapprobateur des immuables stalactites, un spectacle sans commune mesure se dressait à eux, encastrer dans la paroi qui de son imposante stature semblait les défier.
— Vous voyez la même chose que moi ? dit Raja, perturbée.
Mais tous constataient la même chose. En face d’eux s’érigeait une antique porte en marbre dont la subtile teinte rose contrastait avec les couleurs ternes et sordides de la grotte. Une porte. Sur Proxima.
— Impossible ! dit Boris, soulevant plusieurs couches de poussières en se rapprochant d’un pas vif.
L’improbable monolithe gisait là, sous les regards interrogateurs du quatuor. Jiqing Wen, lui, balayait l’épais faisceau de son flambeau industriel sur les gonds de la porte, étudiant avec soin chaque recoin.
— C’est du marbre, dit Raja, en passant le précieux gant de sa combinaison sur l’absurde accès. C’est du putain de marbre !
— On devrait revenir sur nos pas, dit Natasha.
— Essayons de l’ouvrir.
Ignorant les sourdes complaintes de Natasha, la géologue posa sa torche sur le sol vaporeux et agrippa la poignée à pleines mains. Mais la porte, impassible, lui refusait l’entrée.
— On ne sait pas ce qu’il peut se trouver derrière. On doit rentrer à la base et faire notre rapport, rétorqua la cadette, agacée par l’amateurisme ambiant.
— La planète est morte, Natasha, il n’y a rien de dangereux derrière cette porte. Gardons notre sérieux et continuons, conclut Jiqing Wen, faisant signe à Boris de s’avancer vers le marbre.
La jeune astronaute fixait Boris avec des yeux semblant quémander son soutien, mais un regard désapprobateur et fuyant lui fit comprendre qu’elle était bien seule à défendre sa position. Ils étaient les premiers témoins de la présence de vie sur Proxima, et le sentiment de découverte avait, tel un virus, contaminé le reste de l’effectif. Ils continueraient, aussi longtemps que leurs réserves d’oxygène le permettraient. Boris, de sa large main, prit la poignée et la tourna avec une délicatesse qui contrastait avec sa carrure imposante. L’antique porte s’ouvra sur une autre région de la grotte. Raja Sundaram récupéra sa torche, maintenant incrustée de poussière. La nouvelle artère s’enfonçait avec violence dans les entrailles de Proxima et ils constataient, avec immédiateté qu’elle regorgeait de cette même poussière qui semblait les accompagner dans leur traversée du territoire désolé. Désormais, chaque foulée des astronautes soulevait une grande quantité de poudreuse terne, et leurs bottes disparaissaient provisoirement à chaque pas.
— Les parois retrouvent leur aspect sec, ici, dit Raja, ne s’expliquant pas un pareil phénomène.
Un voyage initiatique mystique et incohérent duquel ils ne pouvaient s’extirper. Voilà ce qu’était cette entreprise malsaine, pensa Natacha. Ils se trouvaient enveloppés d’un mystère aussi absurde qu’incompréhensible, et tous souhaitaient des réponses à la mesure de leurs attentes démesurées. La jeune astronaute, résignée, suivait ses compagnons, tel un poisson empruntant par mimétisme le courant le conduisant à des jours heureux, ou à son trépas.
Quelques dizaines de mètres en contrebas, l’omniprésente poudre masquait le terrain rocheux de la cavité, et avec lui les chevilles argentées de ses camarades. Engloutie dans l’exploration de l’impossible caverne, Raja, dans un bruit sourd, chuta lourdement sur la pierre, projetant dans les airs une nuée de particules mortes dont une partie s’écrasa sur les visières des autres scientifiques. Dans un geste brusque, Jiqing et Natasha se ruèrent en direction du corps échoué sur le sol rocailleux. Raja, en état de choc, passait avec une vitesse effroyable ses mains sur la moindre parcelle, le moindre centimètre de sa combinaison, à la recherche d’un trou qui signifierait pour elle une fin aussi cruelle qu’imminente.
— T’as rien, dit Natasha, un soulagement audible et évident dans la voix.
La géologue laissa évader un rire gras et adolescent, reconnaissant qu’elle venait d’échapper à un accident d’une parfaite stupidité. Cependant, sa torche industrielle s’était brisée lors de sa chute, et elle dut se résoudre à se placer entre Jiqing Wen et Natasha. Et c’est avec des enjambées fébriles sur le dangereux sol que le groupe reprenait sa descente dans le cœur de la planète, et qu’ils furent confrontés à une seconde porte, semblable à la précédente.
— Il servait à quoi, cet endroit ? s’interrogea Jiqing.
— On devrait revenir sur nos pas, j’ai un mauvais pressentiment, et Raja aurait pu…
— Je vais bien, Natasha. Poursuivons. Notre oxygène est plus que suffisant, et je désire savoir ce qui se trouve au bout de ce tunnel.
— Jiqing, c’est à toi de…
— Pardon, Natasha. Je suis d’accord avec elle. Tu veux retourner à la base ?
— Certainement pas sans vous.
Un discret sourire fora le visage de Jiqing qui tourna la poignée de l’antique monolithe. Mais, comme la précédente porte, elle ne donnait que sur davantage de roches millénaires. Et encore et toujours plus de poussières qui, désormais, leur arrivaient jusqu’aux cuisses. Le moindre pas dans cette artère ténébreuse devenait un défi qu’ils se devaient de surmonter pour progresser. Cette région, similaire à un long couloir creusé de façon rudimentaire, leur offrait une grande clarté, et Natasha apercevait, à une centaine de mètres, la lumière de leurs torches industrielles se refléter sur une troisième barrière de marbre, parfaitement identique aux deux autres.
— Beaucoup plus proche que les précédentes, remarqua Natasha d’un geste en direction de la porte.
— Mais on risque de mettre autant de temps que pour la dernière, avec toute cette merde, dit Jiqing, qui expulsait son pied de la dune poussiéreuse qui, tel du sable mouvant, semblait absorber son corps un peu plus à chaque pas.
— T’es certain que c’est pas des restes de la première expédition sur Proxima ? Parce que…
— J’y étais, coupa sèchement Jiqing. On n’a jamais découvert de cave. C’est pas nous.
— Alors qui ? soupira Natasha, fixant du regard la porte.
La jeune astronaute avançait dans le lac de poussières, s’aidant de la paroi de pierres enchevêtrées, ce qui lui permettait de reposer ses jambes. Bientôt, elle serait face au lourd et épais monolithe qui, elle le savait désormais, serait l’ultime rempart à quelque chose de sublime et sans précédent. Jiqing, lui, progressait d’un pas convaincu en s’appuyant contre le marbre. Il gaussait. Était-ce donc ça, se demanda Natasha, le sentiment à l’œuvre et qui devançait chaque découverte fondamentale de l’histoire de l’humanité ? Ce qu’ils ressentaient, là, en fixant du regard le portail rose qui les appelait.
— Tu te rends compte ? Quoi qu’il se trouve ici, nous sommes les premiers, dit Jiqing.
— Allez, dépêche-toi de l’ouvrir, on discutera plus tard.
Sans un mot, Jiqing tourna la poignée, mais à la surprise de Natasha, elle ne donnait que sur une énième artère poudreuse plongée dans des ténèbres indicibles.
Natasha soupira, constatant avec amertume l’étendue morte qui la séparait de sa découverte. L’océan de particules, semblables à des miettes calcinées, lui arrivait aux épaules. Il était maintenant trop tard pour faire marche arrière, et elle s’immergea dans la cendre, baignant dans les fins corpuscules qui s’amoncelaient contre son costume d’acier et sa visière transformée pour un temps en scaphandre. Elle dû se résoudre à activer la lampe externe de sa combinaison pour se diriger dans l’étendue funeste qui refusait de se laisser parcourir. Seule, elle nageait la distance qui la séparait de sa renommée éternelle. La lumière de sa torche ne se diffusait plus depuis longtemps, et la puissante lueur de sa tenue, qui empiétait sur la batterie, menaçait de s’éteindre à tout moment. Soudain, son bras heurta un morceau de roche, et elle enjamba des marches enfouies sous la poudre cendrée. Bientôt, l’océan ne fut qu’un douloureux souvenir. À quatre pattes sur le sol rocailleux de l’impossible caverne, Natasha releva la tête, nettoyant de façon rudimentaire la visière de sa combinaison. Devant elle trônait une porte en marbre qui la défiait, attendant d’être ouverte.
Confrontant la structure avec révérence, elle fit passer l’agglomérat de saleté qui ressemblait jadis à un gant sur la fine poignée, et la tourna dans un subtil mélange de terreur et d’impatience, tandis que le craquement des gonds se réverbéra dans l’artère bouchée de Proxima.
Derrière le monolithe, un long corridor creusé à même la roche s’étendait sur des dizaines de mètres. La pierre taillée revêtait un aspect lisse et la poussière, désormais inexistante, laissait sa place à une immaculée moquette pourpre qui semblait se poursuivre sous les parois de la caverne. Un son, à peine perceptible, se jouait de l’autre côté de l’ultime porte en marbre. Celle-là ne possédait pas de poignée. Rompant le silence absolu de la cave à jamais inexplorée, elle s’entrouvrit.
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