La science des anciens
Les années passèrent. Le roi Grush le Futé vieillissait paisiblement, ses rares cheveux blanchissaient et sa taille s’épaississait. C’est vers cette époque que les historiens retrouvent une référence à l’énigme de « la poule et de l’œuf », ou du moins à un de ces prolongements philosophiques que le hasard facétieux aime placer dans les livres d’histoire.
Depuis plus d’une heure, le roi Grush le Futé tournait en rond dans la vaste bibliothèque. Bien des années s’étaient écoulées depuis le jour où, au sommet de sa gloire, il avait énoncé la célèbre loi de la poule et l’œuf. Sous les yeux consternés du documentaliste en chef, il frappait parfois du pied les ouvrages vénérables qu’il avait jetés sur le sol. Contre toute attente, le roi avait des problèmes existentiels dont la réponse ne se trouvait pas dans les livres.
— Faites venir son Éminence, Monseigneur Evaristus, ordonna-t-il en s’immobilisant brusquement. J’ai d’importantes questions à lui poser.
Le roi s’installa dans un fauteuil pour patienter, laissant aux bibliothécaires le loisir de récupérer les ouvrages gisants sur le carrelage. Ceux-ci s’affairèrent en silence, prenant garde à ne pas s’approcher trop près de leur vieux seigneur courroucé.
Le souverain se leva à l’entrée du dignitaire religieux, plus par impatience que par respect :
— Ah, Evaristus, j’ai besoin de savoir. Tous ces livres, ces sages, et pourtant, aucune réponse ! Je désire connaître l’origine de l’Homme ainsi que sa destinée.
— Bien sûr, Majesté, je suis à votre service. C’est Hélios qui guide notre vie. Tout ce que nous sommes, nous le Lui devons. Et notre destinée est de retourner vers Lui lorsqu’Il nous rappelle. Tout ceci est d’une grande simplicité ainsi que d’un précieux réconfort.
Le roi garda le silence pendant plusieurs secondes, plongé dans des pensées apparemment peu amènes :
— Sais-tu, mon bon Evaristus, que la science des anciens était d’une telle puissance que même les dieux s’inclinaient devant elle ? Je suis vieux, je sens venir ma fin. J’exige une explication scientifique. D’où vient l’Homme, où va-t-il ?
Le guide religieux du royaume était embarrassé : d’une part, la science était un phénomène qui le concernait assez peu, voire une sorte de concurrente sulfureuse dont il se serait bien passé. D’autre part, contrarier le roi n’était pas une option recommandable. Fort heureusement, c’était un homme de ressource : on ne demeure pas trente années au service du roi sans devenir un expert en survie.
— Un homme de science vient d’arriver au palais, majesté, déclara-t-il prudemment. Il se nomme Cadeyrn de Linne. On le dit porté sur la connaissance des nombres et des mystères de l’épistémologie archaïque. Il pourra certainement répondre à vos interrogations.
Après avoir longuement observé le dignitaire religieux, le roi hocha la tête en signe d’assentiment. Monseigneur Evaristus souffla intérieurement : la menace qu’il venait de sentir peser sur sa vie s’éloignait, au moins pour un temps. De plus, avec un peu de chance, cette affaire allait le débarrasser d’un concurrent encombrant.
— Va me chercher ce Cadeyrn, ordonna le souverain ! Et prie Hélios pour qu’il ait de bonnes réponses !
Quelques minutes plus tard, Evaristus revint dans la bibliothèque, un peu essoufflé. Un homme jeune, vêtu d’habits colorés, comme en portaient les fils de nobles des grandes maisons, se tenait à ses côtés. Ses longs cheveux bouclés tombaient librement sur ses épaules. En le voyant entrer, le vieux roi eut une moue de dépit :
— Comment une tête si jeune peut-elle prétendre maîtriser une science si ancienne ? grommela-t-il.
Le jeune homme s’inclina avec un ostensible respect. Cette entrevue était assurément la chance de sa vie.
— Majesté, déclara-t-il d’une voix une peu tremblante, j’étudie la science des anciens depuis mon plus jeune âge. Quelle que soit votre question, elle vous apportera une réponse circonstanciée.
Le roi ignorait bien évidemment ce qu’était une réponse circonstanciée. De toute façon, circonstanciée ou non, du moment qu’il pourrait la comprendre, une simple réponse suffirait. Depuis la disparition de son ami le comte Ermir l’érudit, il se sentait démuni face aux énigmes du monde. Il tourna à nouveau son attention vers le jeune homme.
— Mon royaume a besoin de réponses, déclara-t-il. J’ai résolu avec panache l’énigme de la poule et de l’œuf. Cependant, d’autres questions se posent. Il ne suffit plus de savoir qui arrive le premier. Maintenant, je veux comprendre d’où viennent ces œufs et ces poules ? Pour aller où ? Et pourquoi ? Pourquoi viennent-ils, pourquoi s’en vont-ils ? Avec ce savoir, je maîtriserai les secrets de la vie et de la mort. C’est pourtant simple ! ajouta-t-il avec un regard noir en direction de son Éminence Evaristus.
Celui-ci baissa pieusement les yeux.
— Majesté, la science des anciens vous apportera une réponse rapide, déclara Cadeyrn de Linne d’une voix devenue plus ferme, maintenant qu’il faisait référence à son domaine de compétence. C’est une science antique : arithmétique, statistique, dialectique, logistique. J’ai besoin de quelques jours pour la mettre en œuvre, ainsi que de moyens : de l’or, des serviteurs, des locaux.
Une vague d’espoir envahit le roi. Enfin, quelqu’un d’intelligent dans son royaume !
— Vous aurez tout ce que vous souhaitez. De plus, je vous offre la charge du Ministère des Énigmes Circonstanciées, déclara-t-il, pas peu fier d’avoir réussi à placer ce nouveau mot dans la conversation. Et puis, ajouta-t-il après un instant de réflexion, je vous donne la main de ma fille, la belle Aglaé l’Ineffable. Elle se sent bien seule après la disparition de son 3e époux, mon ami le comte Ermir. Prenez-en bien soin.
Le jeune homme sentit un froid mortel lui remonter le long de la colonne vertébrale. Aglaé ! Certains, dans la basse ville, la surnommaient la goule noire. Ineffable, certainement… Elle avait bien d’autres qualificatifs, beaucoup moins flatteurs. Des années de pratique méditative lui permirent de garder un visage souriant et un air reconnaissant.
— Je vous remercie, Majesté, souffla-t-il d’une petite voix, hanté de visions épouvantables.
Il ne fallut que quelques jours à Cadeyrn de Linne, armé de la science des anciens, pour trouver la réponse aux questionnements du roi. Il avait réussi à repousser la date de son mariage avec Aglaé, arguant de l’urgence de sa tâche et de la nécessité d’une grande concentration. Cette petite victoire lui avait redonné un semblant d’optimisme.
C’est ainsi qu’un matin ensoleillé, le jeune ministre des Énigmes Circonstanciées récupéra l’ensemble de ses documents de travail et quitta ses appartements, situés au cœur du palais. Accompagné de quelques jeunes courtisans, il prit le chemin de la bibliothèque où l’attendait le roi. Il y avait une telle foule que l’on distinguait à peine les rayonnages, dissimulés derrière les vêtements bariolés, les chapeaux resplendissants et les hautes coiffures.
— Ah, vous voilà, mon bon ami, s’exclama Grush le Futé, j’ai hâte d’entendre mes réponses.
À côté du roi, se tenait son Éminence, Monseigneur Evaristus, la mine revêche et les lèvres pincées. Certains auraient pu penser que la joie de son souverain lui faisait de l’ombre. Il est vrai qu’il avait en garde les intérêts d’Hélios et que la compétition actuelle n’était pas à son avantage.
— Majesté, déclara doctement Cadeyrn, j’ai mené mes investigations en suivant la méthodologie d’enquête d’opinion, sur un échantillonnage asymptotique issu de la méthode des quotas royaux, cohérent avec le bienheureux Théorème Central Limite. J’ai stratifié aléatoirement les courtisans et les ai corrigés des variations saisonnières.
Lorsque le jeune homme releva les yeux de ses notes, il put observer, dans son public, un pourcentage non négligeable de bouches béantes et de ricanements discrets. Le roi lui-même fronçait les sourcils, signe évident d’un effort intellectuel méritoire. Décidément, la science des anciens était inaccessible aux néophytes.
— Comme je ne pouvais pas interroger les poules, et encore moins les œufs, continua-t-il en émettant un rire discret, dans une tentative pathétique de dérider son auditoire, j’ai enquêté les nobles du palais. Je me suis installé à midi dans le grand hall, lors d’un banquet royal ordinaire.
À nouveau, Cadeyrn releva la tête pour observer son auditoire. C’était toujours les mêmes regards éteints, empreints d’un morne ennui. Il devait entrer rapidement dans le vif du sujet.
— Majesté, j’ai pu interroger 85 personnes, chacune une seule fois. Sauf le vicomte de la Martinière qui a tenu à répondre 4 fois à notre enquête. Qu’il en soit remercié. Parmi toutes ces personnes, 68 % sont des femmes et bien sûr, 32 % sont des hommes…
— Comment est-ce possible, l’interrompit Evaristus qui avait un solide formation en calcul mental, 68 et 32 font 100 personnes. Or, vous n’en avez interrogé que 85. Est-ce là la magie des anciens, de multiplier les humains ? D’où sortent-ils – il réfléchit quelques secondes – ces 15 courtisans qui n’existent pas ? 15 pour sang ! C’est intolérable !
— C’est une façon de parler, bafouilla Cadeyrn, pour mieux faire comprendre…
— Cette histoire sent le soufre, Majesté, gronda Evaristus. Il est écrit qu’Hélios seul à le pouvoir de créer la vie. Et que sont devenus ces 15 malheureux courtisans ? Qu’en a-t-il fait ? Brûlons ce pervers afin de sauver les âmes de ces pauvres gens.
— Un peu de patience, mon bon Evaristus, temporisa le roi. Maître Cadeyrn, j’attends la réponse à mes questions. Soyez bref.
Le jeune savant serrait ses notes entre ses mains moites, comme un naufragé s’accroche à une bouée. C’est d’une voix tremblante qu’il entreprit d’énoncer les résultats concrets de son travail.
— J’y viens, votre majesté. Il s’agissait de savoir d’où nous venons et où nous allons. Et de répondre par la suite à la question : pourquoi nous y allons. Voici les réponses : 94 pour c… pardon, 80 courtisans viennent directement de la salle de banquet. Les cinq autres étaient trop pressés pour nous répondre. Nous n’avons pas eu le cœur à les retenir.
— Ne me faites pas attendre, Maître Cadeyrn, l’interrompit le roi d’une voix irritée. J’exige de savoir où nous allons et pourquoi. Je sais très bien d’où je viens.
Le jeune savant était devenu blême. Sans arriver à discerner ce qui n’allait pas, il se rendait compte que cet exposé n’avait pas le succès espéré. Mais il était trop tard pour reculer. Il continua donc à détailler ses résultats.
— Hé bien, 76 personnes ont quitté le banquet pour aller aux latrines. 3 autres sont retournées dans leur province. La dernière s’est précipitée dans un coin du grand hall : elle n’avait pas le temps d’atteindre les latrines, trop encombrées à cet instant. Nous l’avons finalement réintégrée dans l’effectif modal, conformément aux usages de la science des anciens qui dit que la motivation consciente de nos actes n’a rien à voir avec leur véritable causalité.
Dans la grande bibliothèque, l’humeur était partagée entre hilarité et indignation. Le roi, impassible ne disait pas un mot. Son Éminence Evaristus semblait au bord de l’explosion. Cadeyrn profita de cette relative accalmie pour conclure son exposé, en y mettant une remarquable emphase, dans l’espoir de reconquérir son public.
— Après avoir répondu à ces questions fondamentales – d’où venons-nous et où allons-nous – la science des anciens nous a permis de répondre à cette interrogation cruciale : pourquoi. Nous avons ainsi découvert que si les nobles se rendent aux latrines, c’est pour y évacuer plusieurs sortes de fluides issus de leur physiologie profonde. Parmi ceux-ci, je détaillerai plus précisément…
— Ça suffit gronda le roi, maître Cadeyrn, est-ce là tout ce dont votre science est capable ?
Alors que le jeune savant tentait de bafouiller une réponse cohérente, Monseigneur Evaristus se laissa emporter par la colère. Bien sûr, derrière son apparence belliqueuse, il n’était pas fâché de la tournure qu’avaient pris les évènements. Débarrassé de la science des anciens, Hélios allait enfin avoir les coudées franches pour chaperonner le royaume.
— Majesté, s’exclama-t-il, ce parvenu est un charlatan. Une seule question se pose maintenant : faut-il le pendre, le brûler, ou l’empaler ?
Sur un signe du roi, deux gardes s’emparèrent de l’infortuné ministre des Énigmes Circonstanciées. La mine grave, sa majesté Grush le Futé ruminait sa déconvenue. Heureusement, il lui restait son fidèle Evaristus dont les réponses toutes faites n’étaient peut-être pas, tout compte fait, aussi vide de sens qu’il l’avait pensé.
Le repas du soir fut pris dans une relative intimité – pas plus d’une trentaine de courtisans. Grush en profita pour s’entretenir avec son Éminence sur le futur de son royaume, les secrets de la vie, de la mort et tout ce genre de choses. Pendant ce temps, pendu à la haute voûte, au-dessus de la grande table du banquet, maître Cadeyrn contemplait de ses yeux morts la ronde des plats odorants apportés par les serviteurs.
Assise à la droite de Grush le futé, l’ineffable Aglaé examinait d’un air lugubre les pieds de son jeune et beau fiancé dont la trop brève carrière n’avait pu lui fournir le romantisme auquel elle aspirait.
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