Chapitre 5 : Terre à terre
Menottée de nouveau, Mahaut se penchait en avant pour tenter d’apercevoir le paysage à travers les hublots du frelon. Quand l’appareil effectua un large virage, elle put enfin distinguer des fragments de Danapi : les couleurs chatoyantes de la ville de Diniskor, au loin, et le beau vert profond de la forêt, juste en dessous d’eux. Elle se replaça au fond de son siège, sans doute plus rassérénée par cette vue qu’elle n’aurait dû l’être dans les circonstances. Sans possibilité d’attacher son harnais de sécurité, elle risquait d’être gravement blessée au moindre sursaut du frelon. Les Danamôns respecteraient-ils leurs engagements ? Elle ne pouvait envisager la négative.
Le transport vira vers la droite, dans ce que Mahaut devina constituer une manœuvre d’approche de leur zone d’atterrissage. Par la fenêtre opposée, elle ne voyait pas le sol, seulement le ciel. Et les appareils qui les accompagnaient. Sans réfléchir, Mahaut bondit sur ses pieds.
« Assis ! » beugla immédiatement Kohim.
Face à la crosse de son fusil, Mahaut s’exécuta.
« Gem ! Gemli ! » cria-t-elle de toutes ses forces.
À l’autre bout de l’habitacle, son amie tourna la tête.
« Gem, viens s’il te plaît, je dois te parler », insista Mahaut, paniquée.
Elle s’apprêtait à recevoir un coup sur la tempe quand elle vit la cheffe d’unité lever la main, puis s’avancer vers elle en s’accrochant aux mains-courantes. Mahaut échangea un regard avec Diawa, qui était toujours assis à côté d’elle. Le jeune homme était blême.
Le transport se pencha légèrement, révélant une fois de plus les véhicules volant en formation au-dessus d’eux. Mahaut compta rapidement une dizaine de frelons, encore plus de moustiques et quatre grosses libellules, les porteurs lourds. Dès que Gemli les eut rejoints, elle se leva sans prêter attention aux mines furieuses de Kohim et Rej.
« J’ai passé une demi-heure à convaincre le Conseil de Défense que votre contingent ne représenterait pas une menace, s’indigna-t-elle, et vous, vous débarquez avec toute une flottille ! Et des chasseurs en plus !
— Mais moi je n’ai jamais précisé combien d’appareils composaient le contingent, rétorqua la jeune femme avec un sourire froid qui ne lui seyait pas. C’est toi qui as supposé qu’il n’y en aurait que trois…
— Et tu ne m’as pas corrigée.
— D’autres convois ont décidé de se joindre à nous à la dernière minute. Pour bénéficier de ta magnanime protection…
— Ce n’est pas ce qui était convenu, et ce n’est pas la bonne méthode pour construire une relation de confiance ! Ils vont nous abattre comme des lapins ! »
Comme pour souligner la pertinence de ses propos, une détonation retentit tout près du transport, secouant toute la carlingue et jetant Mahaut à terre.
« Dans ce cas, il va falloir que tu te montres encore plus persuasive… » rétorqua Gemli tout en s’attachant sur un siège libre à proximité.
Elle sortit de sa poche la radio longue distance et la lui exhiba, l’air réjoui. Mahaut n’eut le temps que de se remettre à genou : une nouvelle explosion, plus proche, ébranla le frelon. Elle bascula en arrière tandis que Diawa s’étalait en travers de sa poitrine.
« Je vais lui faire bouffer, moi, sa radio, grinça-t-il à voix basse en roulant de côté pour permettre à Mahaut de respirer. C’était quoi, ce plan débile ? »
Elle valida son analyse en haussant les sourcils et en agitant la tête. Devant ses yeux, les talons de Rej montaient et descendaient à un rythme élevé.
« Ce ne sont que des coups de semonce, rassura le pilote dans les haut-parleurs de la cabine. On va plonger pour se mettre à l’abri. Préparez-vous à sortir et à gagner le couvert. »
L’appareil s’inclina aussitôt vers l’avant, faisant glisser Mahaut et Diawa vers la banquette centrale. Les virages serrés effectués par le pilote les projetèrent ensuite contre les bottines de soldats de l’unité, qui les repoussèrent avec des grognements contrariés. Mahaut essayait de toutes ses forces de trouver un endroit pour se cramponner avec ses jambes ; en vain. Ballotée d’un flanc à l’autre de l’habitacle, elle ne pouvait même pas se protéger la tête avec les bras.
Quand ils se posèrent enfin, elle avait l’impression que son corps tout entier ne formait plus qu’une gigantesque ecchymose. Alors que Gemli et ses camarades franchissaient les portes de l’appareil au pas de course, Kohim la souleva sans ménagement avant de la pousser vers la sortie à coups de pied, suivis de près par Rej et Diawa.
Le frelon avait atterri à la lisière d’un massif boisé. Sur la prairie derrière Mahaut, les autres transports touchaient le sol à leur tour. Aucun ne semblait avoir subi de dégâts. Au-dessus d’eux, les moustiques tournaient en rond à vitesse modérée. Il n’y avait pas de trace de militaires danatiles aux alentours.
Mahaut suivit l’unité de Gemli jusqu’aux premiers arbres en clopinant. Les soldats d’élite débarqués des frelons les plus proches se joignirent bientôt à eux. À l’arrière d’un des pelotons, elle distingua deux silhouettes qui paraissaient dans le même état qu’elle et Diawa : l’une boitait bas tandis que la tunique de l’autre était couverte de sang. Elle héla Boghdar sans attendre la permission de Kohim. Bravant les injonctions de leur escorte respective, ils profitèrent de la confusion du déplacement des troupes pour se rapprocher, jusqu’à se trouver à portée de voix.
« Ravie de vous voir en si bonne forme », ne put s’empêcher de plaisanter Mahaut en réponse au clin d’œil que lui adressa Tiksum.
L’ancienne cheffe de bataillon des forces régulières était la plus âgée de leur petit groupe d’émissaires. Elle n’avait pas son pareil pour remonter le moral de ses compagnons, ce qui s’était avéré nécessaire à de nombreuses reprises durant leur long périple jusqu’à Dar Long.
« Pas autant que toi, cependant, regretta Boghdar. Heureusement que j’ai reconnu ta voix. J’avais d’abord cru que vous étiez deux morceaux de viande ambulants.
— Vous allez vous taire ? aboya Kohim. Je pourrais appuyer sur la gâchette par mégarde, dans la bousculade… »
Il ponctua sa menace d’une frappe du canon de son arme sur la colonne vertébrale de Mahaut, qui dut fermer les yeux quelques instants pour ne pas s’écrouler de douleur. Lorsqu’elle les rouvrit, elle avisa Gemli, remontant le flot des soldats dans leur direction. Ils devaient se concerter tant que leurs gardes du corps se savaient surveillés.
« C’est à toi qu’on doit cet atterrissage paisible en plein cœur du continent ? s’enquit Boghdar, l’air plus exténué que fâché.
— Gemli m’a manipulée, rectifia Mahaut le plus vite possible. Si j’avais deviné qu’ils amèneraient un contingent pareil, je n’aurais même pas appelé Paruk… »
Mahaut s’interrompit. Était-ce vrai ? Non, bien sûr, mais elle ne pouvait pas laisser ses compagnons découvrir les raisons de son choix. Elle sentit ses joues s’échauffer ; heureusement, personne ne remarquerait leur rougeoiement vu leur état général.
« Je craignais ce genre de piège, corrobora Boghdar, c’est pour ça que j’ai refusé leur petit jeu. On peut dès lors s’attendre à ce que le Conseil change d’avis.
— C’est même quasi certain, ajouta Diawa.
— Peut-être, mais qu’est-ce qu’on fait, là tout de suite ? questionna pragmatiquement Tiksum.
— Je crois qu’on n’a plus tellement le choix… commenta Mahaut.
— Je ne me souviens pas avoir autorisé ce conciliabule ! » les invectiva Gemli d’une voix emplie de colère.
Leurs gardiens, eux, prirent cette remontrance pour une autorisation. Tous les quatre assénèrent un violent coup de crosse à leur prisonnier. Seul Boghdar resta debout, une horrible grimace sur le visage. Couchée sur le côté dans la végétation touffue, haletante, Mahaut doutait. Elle devait pourtant essayer d’emporter la conviction du Conseil de Défense.
Elle entendit à ce moment le bruit stridulant caractéristique des héliplans danatiles. Tous les soldats autour d’elle levèrent les yeux au ciel. À travers les branches, elle crut discerner trois escadrilles complètes, survolant de haut les moustiques ramahènes.
« Je peux récupérer ma radio ? demanda-t-elle à Gemli en se redressant avec lenteur.
— Assurément, chère amie. »
À peine y avait-elle introduit ses codes d’accès qu’émergea de l’émetteur-récepteur la voix de Paruk, passablement hystérique.
« Bon sang, Mao, ça fait vingt minutes que j’essaie de reprendre contact. Tu avais dit trois frelons et nos radars ont enregistré plus de trente appareils !
— Je comprends, je suis désolée, assura Mahaut. C’est entièrement ma faute, je ne vous ai pas donné les bons renseignements. La requête des Ramahènes n’a toutefois pas évolué… »
Dans le cockpit avec Gemli, elle n’avait pas fait part à Paruk de leur présence dans l’un des transports en route pour Diniskor, sachant que l’argument n’aurait que peu de poids ; elle avait à la place insisté sur l’importance de faire preuve de bonne volonté afin d’ouvrir la porte à d’éventuelles négociations.
« Ce n’est plus possible, Mao, opposa le commandant. Nous ne pouvons pas prendre un tel risque. Doknaris n’est qu’à douze marches de votre position et nous ignorons ce que contiennent ces libellules. Je vais valider le bombardement.
— Attends, s’il te plait. Il te manque une information : nous ne nous trouvons pas à Dar Long, ils nous ont emmenés avec eux. Boghdar, Tiksum, Diawa et moi. Et le reste du groupe, probablement. Nous sommes à l’orée de la forêt, au milieu des troupes ramahènes ; si vous larguez les bombes maintenant, nous serons forcément pris dans l’explosion. »
Mahaut jeta un œil à Gemli pour vérifier l’effet de ses paroles. La jeune cheffe d’unité, concentrée sur ce que son traducteur automatique lui rapportait dans son casque, hochait la tête avec un sourire satisfait. Les émissaires danatiles, eux, fronçaient les sourcils, visiblement perplexes quant aux véritables intentions de Mahaut.
« Mais enfin, ça ne change rien ! réfuta le chef de la défense de Danapi. Qu’est-ce que tu imagines, qu’on va…
— Je t’en prie, Paruk, le coupa Mahaut. Je n’ai pas envie que ça se termine ainsi. Je crois qu’on peut encore parvenir à un accord, mener à bien notre mission. Vous pourrez de toute façon surveiller l’assemblage de la base et nous pilonner plus tard, si ça ne vous convient plus. »
Le silence s’installa, uniquement troublé par un nouveau passage des héliplans danatiles. Paruk avait-il perçu ce que Mahaut tentait d’exprimer à demi-mots ? Permettre aux bataillons ramahènes de s’implanter au centre de Danapi ne constituait plus seulement sa meilleure option pour obtenir les explications dont elle avait besoin, c’était certainement aussi leur dernière chance de prendre la direction d’une solution pacifique à ce conflit qui devenait de jour en jour plus dévastateur.
« Très bien, Mao. Je suppose que tu as bien réfléchi aux implications de cette décision. Dis aux responsables ramahènes que nous leur enverrons nos ambassadeurs demain au lever du jour. »
***
Si vous avez repéré des choses à améliorer dans ce chapitre, n'hésitez pas à annoter et à commenter ! Et si vous l'avez apprécié, laissez un 'J'aime' ! Merci !
Annotations
Versions