Chapitre 8 : Questions-réponses

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« Qu’est-ce qui explique votre succès d’après toi ? Vous n’êtes pas le premier mouvement social à dénoncer les inégalités ou les causes du réchauffement climatique. La mobilisation était déjà importante… »

Mahaut sourit. En face d’elle, Sélim parlait bas et faisait tout son possible pour ne pas attirer l’attention des surveillantes. Officiellement présenté comme un de ses amis, le pote de Sam, qui était en dernière année de journalisme, la visitait pour la troisième fois en autant de semaines, afin de réaliser une interview qui n’aurait certainement pas reçu l’aval de la directrice de la prison. Au cours des séances précédentes, ils avaient déjà abordé le parcours personnel de Mahaut, ses motivations, les extraordinaires promesses des technologies développées par GreenFields et les premières actions de leur groupe de réflexion gonflé aux hormones ; ils s’attaquaient à présent à des questions plus épineuses.

« En effet, corrobora-t-elle, et nous ne sommes en rien des précurseurs de ces luttes qui ont été menées de tout temps par des personnes bien plus courageuses, dans des circonstances bien plus compliquées. Mais je crois que ce qui a favorisé la croissance du mouvement jusqu’ici est la cohérence de notre vision. On a passé pas mal d’heures, de soirées, de nuits entières à réfléchir à ce qui constituerait le monde idéal, et on s’accorde tous sur les grands principes qui le caractériseraient. Ça nous aide à développer des arguments clairs, à proposer des projets concrets, plutôt que se contenter de dénoncer ce qui ne marche pas. Je pense que ça, ça parle aux gens. Plus que les vagues promesses de nos gouvernants en tout cas… »

Mahaut s’interrompit pour répéter ses dernières phrases, puis laissa Sélim mémoriser sa réponse. Sans possibilité de prendre des notes, la tâche de l’étudiant était ardue ; il devait avoir l’impression de réviser ses cours comme s’il ne disposait plus que de dix minutes avant l’examen. Heureusement, Mahaut avait tout son temps.

« Qu’est-ce que tu entends par “proposer des projets concrets” ? interrogea-t-il enfin. Finies les manifestations ?

— Non, non, nous allons poursuivre nos actions de sensibilisation, bien sûr. Mais le premier objectif de notre mouvement, désormais, est la mise en œuvre d’alternatives. Parce qu’on sait que la manière dont la société globalisée fonctionne ne respecte pas les valeurs de la majorité des gens, et que s’ils avaient la possibilité de vivre autrement, nombreux sont ceux qui le feraient. »

Mahaut marqua un temps d’arrêt, moins cette fois pour la mémorisation de Sélim que pour asseoir ses propres convictions. L’image qu’elle souhaitait propager de la nature humaine — celle que les Danamôns lui avaient enseignée — n’était-elle pas une simple chimère, le produit d’un cerveau déçu et perplexe face à la propension des hommes à l’autodestruction ?

« La seule condition, nuança-t-elle néanmoins, si tu veux embarquer beaucoup de personnes, c’est que ça ne leur demande pas trop d’effort. Donc il faut offrir d’autres options, d’autres choix facilement accessibles. Que ce soit en matière de mobilité, d’alimentation, de travail, de finance, peu importe.

— Un peu comme dans les villes en transition, ce genre de choses ?

— Oui et non. Oui parce que la finalité est la même, non parce que nous cherchons en priorité à opérer au niveau systémique plutôt que local. Tu vois, nous avons la chance de pouvoir d’ores et déjà compter sur des milliers de sympathisants, alors on tente de structurer notre action pour développer des synergies et augmenter notre impact. Les projets locaux constituent toujours la base, bien sûr, et les gens n’ont pas attendu que le mouvement existe pour concevoir des trucs formidables. Mais notre travail consiste maintenant surtout à examiner comment on peut reproduire ailleurs ce qui marche. Ou bien en favoriser le déploiement via la mise en place d’autres initiatives. En bref : on se refile les recettes et on essaie d’amorcer des cercles vertueux. On veut montrer qu’une situation peut évoluer rapidement avec des réalisations d’une envergure un peu plus conséquente… »

Sélim leva la main, visiblement incapable d’enregistrer les paroles de Mahaut au rythme auquel elle les débitait. Elle rit en agitant la tête : depuis un mois, elle avait de plus en plus tendance à se laisser dépasser par son envie de tout clarifier… Elle recommença ses explications, moins vite.

« Et concrètement, ça donne quoi tout ça ? s’enquit Sélim après quelques répétitions supplémentaires.

— Concrètement, ça part dans tous les sens, en fait ! s’amusa Mahaut. Mais c’est génial, parce que tout le monde est super motivé. Tu vois, la plupart des membres du mouvement sont des étudiants ou des jeunes diplômés, donc on n’a pas forcément beaucoup de moyens financiers, mais on a du temps libre ! Et des compétences… Et ça, ça permet déjà d’accomplir pas mal de choses. »

Le front plissé, son intervieweur l’invita à continuer d’un geste de la main. Elle ne demandait pas mieux.

« Par exemple, des amis informaticiens ont développé une application facilitant le partage d’outils et d’autres ustensiles dans un quartier. Grâce à ça, ils ont convaincu les habitants de certaines rues de mettre quelques véhicules en commun. Des juristes du mouvement ont écrit les contrats dont ils avaient besoin, et maintenant ils négocient avec l’urbanisme pour réaménager les rues concernées en réduisant les places de parking. Des voisins y ont d’ailleurs déjà installé des potagers et des parterres. Des membres ont suivi le même processus dans une autre ville, et là ils ont en plus trouvé un local pour créer un magasin communautaire, où ils emploient deux réfugiés. On a également créé une plateforme de formation entièrement dédiée à l’organisation des petites et moyennes entreprises en équipes autogérées, et en même temps, on teste ces pratiques chez GreenFields. »

Tandis que Sélim se concentrait pour encoder tout ça entre ses neurones, Mahaut soupira. Deux semaines plus tôt, le conseil d’administration de la société fondée par ses parents avait démis Sylvie de ses fonctions et entériné son remplacement par Hughes. Même si son père avait suivi ses conseils et immédiatement engagé Cyriaque comme assistant, elle regrettait de ne pouvoir participer directement à l’adoption des nouveaux modes de gouvernance inspirés par Danapi. Du reste, elle n’avait que peu concouru à toutes les actions qu’elle venait d’évoquer.

« Et à chaque fois, on veille à ce que le travail effectué soit bien documenté, reprit-elle pour centrer son attention sur sa propre contribution. Ensuite on diffuse l’information, ce qui permet à d’autres personnes de gagner du temps. Et puis on est en train de développer un réseau de financement participatif spécifique pour ces projets de transition, avec une campagne de mobilisation auprès des plus de quarante ans. Parce que ce que les gens font de leur épargne, c’est un enjeu crucial du changement qu’on espère instaurer. En plus, on essaie d’utiliser ce levier-là pour lever des fonds afin d’entamer des recherches dans des domaines négligés par le secteur privé. »

C’était évidemment un des plus grands bénéfices potentiels de leurs visions du futur : à côté d’idées brillantes relatives à l’économie ou l’organisation sociale, Mahaut et ses amis rêveurs ramenaient aussi de Danapi des connaissances scientifiques susceptibles de bouleverser leur époque. Ils se montraient toutefois prudents et entendaient faire valider leurs « découvertes » comme n’importe quel autre résultat de recherche.

« Bon, mon disque dur arrive à saturation, avertit Sélim en plongeant son regard inquisiteur dans le sien. Alors dernière question : quelles sont tes perspectives de sortie à l’heure actuelle ?

— Eh bien, en concertation avec mon avocat, nous avons décidé de ne pas interjeter appel de la condamnation du tribunal, répondit Mahaut après un instant d’hésitation. Les faits étant avérés, on ne pouvait de toute façon pas escompter autre chose qu’une peine plus légère, et apparemment, on avait peu de chance de tomber sur des juges plus sensibles à notre cause. »

Pascal Gillot, l’ami de sa belle-mère qui travaillait pour le ministre de la Justice, s’était même montré plus explicite à ce sujet, après avoir tâté le terrain à la requête de Hughes. Selon lui, aucun magistrat n’oserait sortir du rang en soutenant ouvertement des agitateurs comme Mahaut et ses camarades.

« Du coup, j’espère d’abord obtenir l’autorisation d’effectuer ma peine à domicile, sous surveillance électronique. Ce serait déjà un énorme pas en avant. Et après, on envisagera l’accélération de ma libération conditionnelle.

— Être coincée ici doit être difficile à supporter… » inféra Sélim à mi-voix.

Mahaut releva les yeux vers lui avant de les baisser précipitamment, embués de larmes. Un étau lui comprimait soudain la poitrine, mais il n’était pas question qu’elle cède au pessimisme ; elle ne pouvait simplement pas se le permettre.

« Non, ça va, réfuta-t-elle avec le sourire. Je n’ai rien perdu d’autre que la liberté d’aller et venir et je sais que je la retrouverai un jour. Dans le monde dans lequel on vit, je ne pense vraiment pas être la plus à plaindre… »



***


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