Chapitre 11 : Conviction

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« Décidément, ils ne sont pas si cons, tes Maïdokhis… »

Mahaut observait la cheffe d’unité filmer à l’aide de son terminal le chantier de la construction d’un petit immeuble, la façon dont les ouvriers emboîtaient les parpaings en bois les uns sur les autres comme des briques Lego. Par moments, elle avait l’impression d’avoir retrouvé l’amie et la complice de ses premiers mois à Dar Long : Gemli riait, plaisantant sur les différences entre Ramah et Danapi. La plupart du temps, cependant, son ancienne camarade enchaînait les sarcasmes et les réflexions désabusées sur le conflit qui les opposaient.

Après quatre jours de visites aux quatre coins de Danapi, Mahaut était satisfaite d’avoir regagné Badilaam. Même si la présence de nombreux militaires dans les rues indiquait que la vie n’y était à l’évidence plus aussi sereine qu’auparavant, les habitants de la ville continuaient à vaquer à leurs occupations habituelles, déambulant sur leur rouleur ou profitant des animations au centre des artères. Mahaut, elle, restait concentrée sur son objectif : permettre à son amie de découvrir le plus possible de technologies susceptibles d’aider les Ramahènes à sortir de leurs difficultés.

« Enfin, c’est amusant, mais ce n’est pas ça qui va mater les rebelles… ironisa Gemli détournant son attention des travaux. Vous me faites vraiment trop marrer, les Maïdokhis : vous vivez comme s’il n’allait jamais rien se produire de mal, aucun conflit, aucune tromperie…

— Tu penses que c’est mieux de toujours prévoir le pire ?

— Mais le pire finit toujours par arriver, que tu l’aies prévu ou non. La vie n’est pas une promenade de santé et les gens ne sont pas des chatons. Tu vas d’office être confronté à des événements dramatiques ou devoir t’opposer à des personnes qui ne partagent pas tes valeurs.

— L’objectif des Danamôns est précisément de prévenir les conséquences de ces inévitables difficultés, argua Mahaut avec conviction. C’est pour ça que leur médecine est tellement développée, qu’ils apprennent l’empathie très tôt à leurs enfants ou qu’ils ont des super procédés de gestion de crise.

— Et c’est pour ça que votre monde est tellement ennuyeux ! Tout est tellement sûr et tranquille, vous avez tous l’air endormis. Mais l’être humain a besoin d’action, de risque, d’adversité pour se construire et évoluer… Pour se sentir vivant, quoi ! »

Mahaut fixa sa camarade, circonspecte. Les Danamôns qui les entouraient paraissaient plutôt vivants à ses yeux ; ils respiraient même la joie de vivre, la créativité et l’épanouissement. La vie ne recelait-elle pas en elle-même de suffisamment d’épreuves et de souffrance ? Pourquoi chercher à en ajouter ? Comme si l’humain devait forcément se définir par sa capacité à supporter la douleur…

« Mais pour ça, on sait qu’on peut compter sur nos amis ramahènes ! voulut conclure Mahaut en boutade.

— Exactement ! reconnut Gemli. Alors pourquoi aimeriez-vous qu’on devienne comme vous ? »

Elles reprirent leur route en direction de la place des citoyens. Mahaut avait prévu d’emmener son amie dans son restaurant préféré après une brève visite des rues les plus animées et colorées de la capitale danatile. En uniforme ramahène et armée jusqu’aux dents, Gemli ne passait pas inaperçue, suscitant les regards troublés des promeneurs. Parmi ceux-ci, deux jeunes à la peau blanche semblaient particulièrement perplexes : ils s’arrêtèrent pour dévisager la cheffe d’unité, murmurant entre eux. Au grand étonnement de Mahaut, Gemli se départit pour une fois de l’air d’indifférence hautaine qu’elle affichait depuis le début de leurs pérégrinations et se dirigea droit vers eux.

« Sankeru et Shi-Lidam. Je vous croyais morts, les apostropha-t-elle sur un ton que Mahaut ne put interpréter.

— Nous aussi, rétorqua calmement le plus fluet des deux. On pensait que tu n’avais pas survécu à ce saut. Je suis super content de voir que tu vas bien. »

Mahaut sourit. L’ancien Ramahène avait visiblement bien assimilé les techniques de communication constructive des Danamôns. Pouvait-il s’agir des jeunes recrues qui accompagnaient Gemli lorsqu’elle l’avait pourchassée avec les chiens-ours dans la jungle de Sirna Baal ? Elle en fut d’emblée persuadée. Ils vivaient dans ce cas à Danapi depuis plus de deux ans, ce dont attestait l’accent danatile avec lequel ils parlaient désormais le ramahène.

« Votre disparition a beaucoup affecté Gemli, intervint-elle dans l’espoir de faire retomber la tension d’un cran supplémentaire. Je m’en souviens, car j’ai séjourné à l’hôpital avec elle après cette dangereuse poursuite…

— … dont tu étais l’objet ! compléta sa camarade, les yeux au ciel.

— Certes, mais j’avais perdu la mémoire. Quoi qu’il en soit, je suis désolée de vous avoir causé tant de stress à tous les trois. »

Les deux anciens soldats échangeaient des regards soucieux, les sourcils froncés.

« Avec Sankeru, on a hésité à revenir, déclara en fin de compte le plus costaud. On a beaucoup pensé à nos familles, à nos amis…

— Ouais, ouais, je sais, balaya Gemli avec un geste las. Épargnez-moi vos lamentations, j’ai déjà entendu ces histoires cinquante fois… Vous ne vouliez plus vous battre contre les Maïdokhis, alors vous avez préféré déserter.

— On n’avait pas vraiment le choix, explicita le dénommé Sankeru. On n’avait pas les moyens de payer les indemnités dues en cas de rupture anticipée de l’engagement. On aurait été envoyés directement sur Gobwé… »

Même si elle-même avait souvent contemplé l’idée de quitter l’armée, Mahaut ne s’était jamais intéressée de près aux conditions auxquelles les militaires pouvaient démissionner. Elle n’était pas surprise d’apprendre que les jeunes recrues étaient en réalité obligées de rester en service pour éviter la déportation. Gemli, de son côté, ne paraissait pas considérer cette perspective comme une excuse acceptable.

« Vous auriez quand même dû faire preuve d’un minimum de loyauté et rentrer pour en faire rapport à votre hiérarchie, dit-elle d’une voix froide. J’espère pour vous que vous n’aurez jamais à rendre compte de votre choix. »

Tandis que la cheffe d’unité tournait les talons, Mahaut adressa aux deux jeunes hommes un sourire qu’elle voulait réconfortant. Ils avaient certainement pris la bonne décision ; à sa connaissance, seul Bilem s’était risqué à décrire la bienveillance des Danamôns à son supérieur, et cela n’avait pas eu le moindre effet. Il était vraisemblable que Darujar ait elle aussi essayé de convaincre les autorités ramahènes — ou uniquement son petit frère ? — de réviser leur position, mais elle n’avait clairement pas rencontré plus de succès.

Mahaut rattrapa Gemli, qui marchait droit devant elle sans prêter attention aux boutiques colorées donnant aux alentours de la place des citoyens un air d’immense marché artisanal. Elle aurait aimé faire goûter à son amie quelques-unes des spécialités culinaires locales ou lui montrer l’exceptionnelle créativité des sculpteurs sur bois de Badilaam. Sottement, sans doute, elle espérait encore la sensibiliser à la beauté de la culture danatile ; mais la jeune cheffe n’avait jusqu’ici manifesté que peu d’intérêt pour le mode de vie des Danamôns, se contentant de documenter ce qu’elle voyait et de transmettre ses informations à ses supérieurs.

« Ah, enfin de la viande ! s’exclama Gemli quand son terminal eut achevé de lui traduire le menu du restaurant.

— Je savais que tu apprécierais, se réjouit Mahaut. Je te conseille le canard, il est succulent. »

Ce furent malheureusement les seules paroles qu’elles échangèrent de tout le repas. Gemli ne semblait impressionnée ni par les animaux holographiques qui sillonnaient le décor moyenâgeux ni par la qualité de la nourriture. Ruminait-elle encore ce qu’elle considérait être de la lâcheté de la part des deux jeunes soldats ? Que faudrait-il pour qu’elle accepte que rien n’était tout blanc ou tout noir dans cette rivalité ? Mahaut doutait de plus en plus de sa capacité à la faire changer d’avis — surtout si même Danapi n’y parvenait pas.

« Bon, je préfère te prévenir : une autre surprise t’attend au Conseil, se borna-t-elle à annoncer dès qu’elles atteignirent la place des citoyens.

— Si elle ne consiste pas en un accord sur toutes nos propositions, elle va forcément me décevoir », opposa Gemli sans un sourire.

Elles pénétrèrent dans la salle où devait se tenir la réunion extraordinaire du Conseil de Défense sous l’œil méfiant des nombreux Danamôns massés tout le long de la galerie des spectateurs. Autour de la table, les membres du Conseil étaient déjà assis. Mahaut guettait la réaction de son amie en apercevant le jeune homme qui remplaçait Boghdar durant son absence.

« Mais nom d’un ours, ce n’est pas possible, s’écria celle-ci en haussant les sourcils, c’est la journée des revenants !

— Salut, Gem ! Tu as l’air en forme, la salua Shanem en se levant.

— Alors, toi aussi ? Tu nous as laissés pleurer ton décès juste pour pouvoir filer chez l’ennemi ?

— Moi ? Non, moi je suis resté coincé sur Gobwé un bon moment avant que les Danamôns ne m’évacuent et me permettent de retrouver une vie digne. »

Gemli plissa les yeux, subodorant peut-être qu’on ne lui disait pas toute la vérité. Mahaut avait en effet discrètement convenu avec les autres membres du Conseil que le rôle de Shanem dans la révolte de Gobwé ne serait pas évoqué pendant les discussions. Tandis qu’elles s’installaient à leur tour, elle continua à scruter le visage de son amie ; son indifférence à la survie de Shanem l’étonnait — et l’inquiétait au plus haut point.

« Bienvenue à tous, entama Terrop, qui présidait la séance du jour. Comme vous le savez, nous nous réunissons exceptionnellement ce zekté pour échanger avec Gemli Tomidan Barugamasio, l’ambassadrice ramahène qui nous a fait l’honneur de se joindre à nous. Nous la remercions sincèrement pour sa présence et formons le vœu que cette rencontre marque un tournant décisif dans les relations entre nos continents. »

Instruite de la teneur des propos du président par son traducteur automatique, Gemli approuva d’un signe de tête, un sourire sur les lèvres. Nul doute que la stature que venait de lui conférer Terrop la flattait beaucoup. Pourraient-ils s’en servir pour débloquer le cours des choses ?

« Gemli, pourrais-tu nous présenter brièvement la situation géopolitique actuelle de Ramah ? interrogea Terrop. Il me semble important que nous ayons tous conscience de l’étendue des difficultés auxquelles sont confrontés les Ramahènes. Tu peux prendre le contrôle de la projection avec l’hologramme en face de toi. »

Mahaut s’attendait à ce que la cheffe d’unité repousse la requête. Exposer ses failles et dévoiler des informations stratégiques à l’adversaire n’était, après tout, pas dans les habitudes des Ramahènes. À son grand étonnement, Gemli accepta pourtant l’invitation. Tout en décrivant par traducteur interposé l’avancée des mouvements de rébellion dans les différents royaumes, elle fit tournoyer le globe terrestre holographique d’un geste habile afin que tous situent au mieux les enjeux.

« En résumé, reprit-elle à l’issue de son tour d’horizon, nous avons essentiellement besoin de plus de ressources afin d’augmenter la cadence de notre production industrielle et de subvenir aux nécessités de notre population. Ce dont nous n’avons pas besoin, par contre, ce sont des fauteurs de trouble qui œuvrent à la déstabilisation de nos sociétés séculaires. Comme votre soi-disant émissaire Ranshidi, dont la participation à l’insurrection de Shamilidun nous a maintenant été prouvée ! »

Ces accusations suscitèrent aussitôt chuchotements et regards inquisiteurs. Plusieurs membres du Conseil peinaient à cacher leur satisfaction quant au rôle joué par leur collègue. Pour Mahaut, cette nouvelle constituait avant tout l’heureuse confirmation que son ami avait bel et bien réussi à échapper à ses ravisseurs et trouvé un moyen de relancer sa mission.

« Nous connaissons bien Ranshidi, déclara Paruk lorsque le calme fut revenu. Je sais qu’il ne prendra aucune initiative susceptible de nuire aux Ramahènes et cherchera à apaiser la situation au plus vite pour le bien de tous. Shanem, penses-tu que tu pourrais établir un contact avec les partisans de la sécession de Shadobu ? Il faut que nous travaillions tous dans le même sens…

— Je ne peux vous le garantir, répondit Shanem dans un danadên impeccable, mais nous allons faire de notre mieux. »

Grâce aux contacts que son frère et lui avaient noués avant leur départ pour Gobwé, l’ancien capitaine des révoltés disposait à Ramah d’un vaste réseau d’informateurs et de soutiens, qui tentaient de répandre dans la population des convictions plus pacifistes que celles de la doctrine militaire officielle. Il aurait toutefois été mal avisé de s’en vanter devant Gemli.

« À ce propos, Gemli, as-tu obtenu tous les renseignements que tu souhaitais lors de vos visites ? intervint Liminark. Penses-tu que nos technologies pourront vous offrir des pistes d’amélioration ?

— Globalement, oui, affirma l’amie de Mahaut. Je crois que vos techniques de gestion des sols, notamment par le biais de l’agroforesterie et du sylvopastoralisme, pourraient nous aider à retrouver des rendements agricoles suffisants dans les régions en pénurie alimentaire. Et vous avez pas mal de procédés de chimie à froid qui pourraient résoudre certains aspects de notre déficit en matières premières. J’ai d’ores et déjà transmis tout ça à ma hiérarchie.

— Nous en sommes ravis, assura Liminark.

— Ces transferts de technologie ne porteront pourtant leurs fruits que si nous avons l’occasion de les mettre en œuvre à grande échelle dans un délai acceptable, poursuivit Gemli sans attendre. C’est désormais chose impossible dans les royaumes les plus touchés par la désertification et l’épuisement des ressources naturelles, qui sont passés sous contrôle des mouvements insurrectionnels. Pour cette raison, mes responsables souhaiteraient également recevoir les instructions de préparation et d’utilisation de vos bombes narcoleptiques. »

Cette fois, la salle entière éclata en jurons et interjections de mécontentement. Mahaut était atterrée. Quel objectif Gemli poursuivait-elle réellement ?

« Nous comprenons votre point de vue, tempéra finalement Terrop, mais nous n’autorisons la violence qu’en tout dernier recours…

— Mais endormir les gens quelques jours, ce n’est pas de la violence, défendit Gemli.

— Ça dépend, ne put s’empêcher de réagir Mahaut en ramahène. Que ferez-vous d’eux ensuite ?

— Rien. Nous les libérerons dès que nous aurons repris le contrôle des royaumes dissidents et pourrons initier les solutions que vous nous proposez. C’est quand même mieux que de leur balancer des missiles sur la figure, non ?

— Sans doute, oui, concéda Terrop. Il s’agit néanmoins d’une question complexe, que le Conseil voudra délibérer en profondeur avant de vous fournir une réponse. Nous sommes pour sûr de fervents optimistes, mais nous ne sommes pas totalement crétins non plus… »



***

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