Chapitre 15 : Cul-de-sac
Casque sur les oreilles et téléphone en poche, Mahaut se préparait une tisane contre la toux en musique. Elle prit la communication sans vérifier le nom de son correspondant. Après tout, elle n’avait reçu aucun appel suspect depuis qu’elle avait changé de numéro ; vu l’heure, c’était sans doute Sam ou son père.
« Mademoiselle Deschamps… entama une voix masculine qui ne semblait pas déformée, mais qu’elle ne reconnaissait pas. Il est temps de sortir votre tête du sable. Vous n’allez pas dans la bonne direction. Informez-vous, réfléchissez à ce que fait votre mouvement. J’ai vu le futur. Ça va très mal tourner si vous continuez sur cette voie… »
L’homme raccrocha avant même que Mahaut ne puisse envisager une réponse. Le cœur au galop, elle posa sa théière et saisit son téléphone. C’était un numéro masqué qui l’avait appelée, évidemment ! Elle regarda tout autour d’elle, paniquée, comme si cette intrusion dans son intimité allait se poursuivre jusque dans les murs de son studio. Les questions déferlèrent dans son esprit sans lui laisser le temps de respirer. Qui était-ce ? Que voulait-il qu’elle fasse ? Son interlocuteur ne l’avait pas réellement menacée, comme d’autres ne s’en étaient pas privé quelques semaines plus tôt, mais plutôt mise en garde. Qu’avait-il vu dans le futur ? Et comment ?
Mahaut s’assit sur la chaise la plus proche, incapable de donner du sens à cet avertissement. Elle vérifia l’horloge du four en face d’elle. Le match de basket n’était probablement pas fini : Sam n’entendrait pas la sonnerie de son téléphone. Elle se leva et passa son manteau.
Sa voiture était parquée dans une rue perpendiculaire à la sienne, pas très loin. Sortir seule n’était peut-être pas la meilleure idée, mais elle avait trop besoin de regarder Sam dans les yeux pour lui relater l’appel qu’elle avait reçu. Elle n’avait d’ailleurs plus été suivie depuis deux semaines et l’épisode de la Mercedes.
Au bout d’une courte minute de marche sportive, Mahaut s’engouffra dans sa petite VW rouge, soulagée et satisfaite. Dans moins d’une demi-heure, elle se réchaufferait dans les bras de Sam, lui confierait ses interrogations tout en lui évitant d’écouter les délires d’après-match de son frère.
Un sourire sur les lèvres, Mahaut tourna la clé du moteur. Seul un bruit sourd répondit à son geste. Elle réessaya, sans effet. Puis recommença encore et encore, jurant et frappant le volant des mains. Le froid et l’immobilité des derniers jours avaient-ils eu raison de la batterie du véhicule ? Patienter avant d’appeler Sam ne l’enchantait guère, mais c’était désormais l’unique option ; elle n’allait pas prendre le risque d’attendre la venue d’un dépanneur, seule dans la rue, ou de quitter à nouveau la sécurité de son studio.
Elle verrouilla sa voiture et entreprit de chercher sur Internet le numéro de l’assistance auto que son père, piètre mécanicien, l’avait convaincue de contracter. Un mouvement dans sa vision périphérique lui fit relever la tête. Une dizaine de mètres devant elle, deux hommes vêtus de vestes et de bonnets noirs lui barraient le chemin tandis que deux autres s’extrayaient d’un gros van garé le long du trottoir d’en face. Tous portaient des écharpes leur couvrant le nez et des gants en cuir. Mahaut sentit le sang se vider de son visage et ses mains s’agiter de spasmes nerveux. Comment avait-elle pu se montrer si stupide ? Elle fit demi-tour et hâta le pas.
Elle atteignit le prochain carrefour sans avoir croisé personne. Les quatre hommes la suivaient à moyenne distance de chaque côté de la rue. Le souffle court tellement son cœur cognait vite, elle s’engagea dans la rue à gauche, tout aussi déserte. De nombreux habitants avaient déjà éteint leurs lumières ou étaient de sortie. Mahaut considéra ses options avec les bribes de lucidité qu’elle parvint à rassembler. Elle ne pouvait espérer les battre à la course, ni les battre tout court ; ce n’étaient pas des péquenots à moitié ivres, et ils n’étaient pas là par hasard. Sonner à la porte d’une maison semblait voué à l’échec — qui ouvrirait à une inconnue à dix heures et demie du soir ? —, crier à l’aide presque aussi vain.
Elle accéléra encore l’allure, imitée sur-le-champ par ses poursuivants, puis bifurqua dans la première rue à droite, espérant rejoindre l’épicerie faisant office de night-shop qu’elle situait sur une chaussée parallèle. Elle traversa la route pour couper au plus court vers la gauche et manqua de s’arrêter sur place.
La rue s’achevait en cul-de-sac sur un rond-point difforme, bordé de grosses maisons mitoyennes et de garages. Mahaut entendait le sang pulser dans ses tempes au milieu du silence de la fin de soirée. Au loin, un crissement de pneu et une alarme lui signalèrent que toute la ville n’était pas encore endormie. Elle jeta un œil par-dessus son épaule ; les quatre hommes, côte à côte, avaient maintenant adopté un petit trop rapide. Elle se mit à courir en hurlant « Au secours ! ». Au bout de l’impasse, un portail blanc donnait accès à un minuscule espace vert. Mahaut se souvint que le parc rejoignait la rue de l’épicerie voisine ; ils l’avaient traversé avec Sam au cours de leur promenade pour découvrir le quartier, le dimanche précédent.
Elle se précipita sur la barrière : fermée ! Quelques mètres derrière elle, un des hommes rigola. Tous les membres tremblant comme des feuilles, Mahaut plaça un pied au milieu du grillage et se hissa pour franchir l’obstacle en s’aidant de ses mains. Elle prit alors conscience du fait qu’elle tenait toujours son téléphone. Retombée prestement de l’autre côté du portail, elle se lança dans un sprint effréné tout en cherchant sur son écran l’application d’appel des services d’urgence. Elle longea le terrain de jeu bétonné à toute vitesse, pantelante, et aperçut bientôt sur sa droite le chemin vers la sortie. Dans son dos, les malfrats échangeaient de brèves exclamations dans une langue inconnue à ses oreilles.
L’homme surgit de derrière un arbre et projeta une jambe en travers de sa route par un rapide mouvement de balayage. Mahaut s’étala de tout son long sur les gravillons du sentier, le téléphone serré dans la main. Son agresseur fonça sur elle, marcha sur son poignet et lui arracha le portable ; il avisa l’écran éteint, puis balança l’appareil dans les buissons au-delà des parterres. Mahaut dégagea son bras en tirant de toutes ses forces, l’écorchant sur le gravier, et se redressa, haletante et la tête assaillie de vertiges. Les quatre autres étaient déjà sur eux ; deux exhibaient des couteaux.
« Au secours ! À l’aide ! cria-t-elle avec toute la force qui lui restait.
— Toi, tu es vraiment très naïve, s’amusa le plus grand avec un accent étranger que Mahaut ne sut identifier. Les superhéros, ça n’existe pas dans notre monde. Personne ne va venir te sauver… »
Il s’avança vers elle, arme à la main, tandis qu’un de se comparses tentait de l’agripper par le côté. Elle fit un pas en arrière pour attraper le bras qu’il lui tendait, lui imposa une torsion, puis frappa son épaule d’un coup de pied de face. Le gars trébucha dans les pieds du premier en grognant. Un troisième se jeta aussitôt vers l’avant pour la ceinturer. Mahaut eut le réflexe de lever son coude pour le presser sur la gorge de l’homme, qui ne pouvait plus la serrer sans s’étrangler lui-même. Elle se glissa hors de sa prise et recula encore. Elle était à présent acculée contre la haie en bordure de la zone de jeu. Ils l’encerclèrent d’un seul mouvement.
Mahaut continua à se battre, assénant coups de poing et de pied, obligeant ses assaillants à garder leurs distances pendant un long moment. Mais ils étaient cinq, costauds et déterminés ; et elle était exténuée. Elle n’arrivait même plus à reprendre sa respiration, sa cage thoracique paraissait peser une tonne et tous ses muscles brûlaient. L’un des hommes parvint à lui bloquer un bras ; elle lança l’autre dans la direction du plus grand, qui esquiva et lui taillada l’épaule à travers le manteau. Décontenancée par la douleur, elle ne put éviter la prise du plus trapu de la bande et se retrouva à terre, maintenue par une demi-douzaine de mains gantées.
« À l’aide » voulut-elle encore appeler, mais l’avant-bras qui appuyait sur son cou l’empêchait d’émettre le moindre son. Paralysée par l’angoisse, elle leva les yeux vers le ciel et aperçut quelques étoiles pâlottes. Ce n’était pas un mauvais rêve ; pour la première fois, elle ne pouvait s’accrocher à l’espoir de se réveiller dans son lit. Ces brutes avaient une mission et allaient la mener à bien. Les mâchoires serrées, elle contempla l’idée de sa prochaine disparition dans le néant. Putain, elle n’avait que vingt-deux ans ! Elle revit le sourire de Sam et la foule des membres du mouvement, qui poursuivraient leur lutte sans elle — ou pas.
Penché au-dessus d’elle, le grand type faisait tournoyer son arme dans sa main. Il fit mine de prendre de l’élan pour préparer sa frappe, mais le tueur qui se tenait à côté de lui barra son geste avec le bras.
« Attends, j’ai envie de m’amuser un peu avec elle… annonça-t-il dans un français à l’accent local.
— Ce ne sont pas les ordres, contra l’autre d’un ton agacé.
— Mais elle est vachement bonne ! Les filles qui se battent, ça m’excite trop. Et ce sera plus crédible comme ça : Toro a dit qu’il fallait que ça ait l’air d’une agression, pas d’une exécution professionnelle… J’en ai pour deux minutes. »
Le manque total d’empathie dans la voix glaciale étreignit le cœur de Mahaut comme un étau de terreur. L’homme défit la boucle de sa ceinture et les boutons de son pantalon, puis tira violemment pour descendre celui-ci jusqu’à ses chevilles. Il s’agenouilla ensuite en travers de ses jambes et plaça un cran d’arrêt contre sa gorge, tandis que les quatre autres s’écartaient.
Lorsqu’il s’allongea sur elle, Mahaut ne put retenir un mouvement pour se dégager. Instantanément, elle sentit la lame égratigner la peau de son cou. Elle s’immobilisa.
« Gigote pas ! rugit le type. Si tu gâches mon plaisir, je vais me fâcher et te le faire regretter. Profite plutôt du moment, vu que ce sera ton dernier. »
Le bruit des sirènes capta l’attention de Mahaut avant celle de son agresseur. Dès qu’il releva la tête, elle lui donna un puissant coup sous le bras afin d’écarter la menace de son couteau, puis roula sur le côté en mobilisant toute l’énergie qu’un vague espoir lui procurait. Surpris, l’homme bascula à terre pendant que Mahaut rampait vers le couvert de la haie.
« C’est foutu, on dégage ! » interpella le grand type à la ronde.
Les trois autres détalèrent en direction du cul-de-sac sans demander leur reste. L’assaillant de Mahaut, lui, se redressait tout en changeant sa lame de main. Il la jeta sur elle avec hargne, la touchant au mollet, avant de déguerpir avec le dernier de ses complices.
Mahaut remonta son pantalon et se traîna hors des buissons pour s’écrouler, sanglante et sanglotante, sur le béton du terrain de jeu. Elle était toujours vivante.
***
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