Chapitre 19 : Sirna Baal
Mahaut baissa son fusil. Le Ramahène qui venait vers eux, les paumes en évidence, ne portait ni arme ni armure. Son large sourire tranchait avec les mines concentrées des Danamôns cachés dans la végétation.
« Je demande l’asile ! les apostropha-t-il dans un danadên scolaire. Je suis un ami de Danapi.
— Silence ! répliqua Mahaut d’un ton ferme. Avance avec les mains sur la tête et pas un mot. »
Méfiante, elle entreprit de fouiller l’homme sous le regard attentif de ses camarades. Petit et bedonnant, il n’avait pas l’allure d’un soldat bien qu’il soit vêtu de l’uniforme des forces régulières de Dar Long.
« Je suis content de vous avoir trouvés ! dit-il à voix basse pendant qu’elle palpait ses mollets. Cela fait des jours que je traîne dans la zone en espérant rencontrer des troupes danatiles. Je voulais vous rejoindre, mais je n’avais pas très envie d’être gazé… Mon nom est Ti-Laam.
— D’accord, Ti-Laam, chuchota Mahaut en ramahène. Tu vois la bombe juste là ?
— Ah, c’est une bombe… Je me demandais ce que vous faisiez.
— Maintenant tu te tais ou je t’y attache et j’appuie sur le détonateur. »
Mahaut roula les yeux tandis que le déserteur opinait, l’air amusé. Elle trouvait son comportement tout à fait déconcertant ; tous les Ramahènes blessés ou narcotisés accueillis à Danapi depuis l’attaque se montraient rétifs à une intégration dans la société danatile. Certains s’étaient même vantés d’avoir reçu un entraînement psychologique spécial destiné à éviter leur contamination par les insidieuses idées des Danamôns.
« Dago, tu gardes un œil sur notre nouvel ami ? demanda Mahaut à son adjoint. Zamoran décidera s’il veut qu’on le ramène sur la vedette avec nous… »
Pour la première fois depuis la nuit des bombardements, ses camarades et elle avaient réussi à se frayer un chemin à travers les défenses côtières de Sirna Baal sans être repérés. Soutenus par deux escadrilles d’héliplans, ils détenaient une chance unique d’enfin faire détoner une bombe narcoleptique de grande puissance en plein cœur de la péninsule. Elle n’allait pas laisser un illuminé les empêcher de chasser définitivement les Ramahènes de leur enclave sacrée.
Mahaut chaussa ses omnivues afin de vérifier la position de l’équipe de Shanem, parti en éclaireur.
« Shan, tout va bien ? s’enquit-elle.
— On dirait que ça se goupille plutôt pas mal, répliqua aussitôt son ami. Aucun soldat conscient dans le quadrant sud-ouest et aucun en approche. On peut dire que l’aviation a fait du beau boulot… »
Au contraire des obus à charge réduite largués par les héliplans, les bombes terrestres pouvaient s’avérer létales dans un rayon de cent-cinquante pas, même pour les personnes immunisées. Mahaut et ses collègues avaient donc pour tâche d’installer le périmètre de sécurité qui permettrait une propagation sans risque des gaz narcoleptiques dès qu’ils auraient quitté le secteur — ou pas, chaque volontaire du groupe ayant expressément accepté avant le départ la possibilité d’un déclenchement d’urgence en cas d’attaque ramahène.
« Toutes les balises sont en place, annonça Dago dans le système de communication.
— Parfait, se réjouit Mahaut. Zamoran, on commence le repli droit vers l’est.
— Entendu, répondit le chef de mission, dont l’équipe avait assuré leurs arrières depuis les collines au sud-est. On se décale au même rythme que vous en restant sur la crête. Groupe d’appui, faites pareil de votre côté. Shanem, remonte vers le nord afin de contourner le site sécurisé. Je demande au soutien aérien de se concentrer sur la bande côtière. Rendez-vous au point 102.
— Bien reçu », confirmèrent en même temps les trois responsables d’équipe.
Mahaut et ses camarades entamèrent leur longue marche, s’aplatissant dans la végétation dès qu’une escadrille de moustiques survolait leur position. Même s’ils ne transportaient plus l’énorme bombe, le chemin du retour allait leur prendre au moins trois heures à ce rythme.
Sous la surveillance de Dago, Ti-Laam le déserteur suivait le mouvement, ne montrant aucune velléité de sabotage, sauf à considérer que la lenteur de ses réflexes lorsqu’ils devaient se mettre à couvert était délibérée. Mahaut brûlait de lui poser les questions sur la situation à Dar Long auxquelles les soldats ramahènes recueillis depuis une semaine se refusaient à répondre ; sur l’opinion publique vis-à-vis de l’attaque, sur l’avancée des associations de dissidence, sur les pénuries. L’interrogatoire devrait cependant attendre leur retour à Baalthis, la discrétion constituant l’un des nombreux impératifs de leur mission.
Entre les arbrisseaux et les fougères géantes, Mahaut se concentrait pour limiter le bruit de ses pas, et tout autant pour refouler les pensées insupportables qui l’assaillaient sans arrêt. Toutes — ou presque, car l’agression qu’elle avait subie quelques jours auparavant avait elle aussi creusé un sillon douloureux dans sa mémoire — la ramenaient à la nuit des bombardements. Son appel à Paruk avait fait gagner de précieuses secondes à la chaîne de commandement danatile, permettant aux défenses antiaériennes d’intercepter certains missiles avant qu’ils ne frappent les villes les plus éloignées, et à une poignée d’habitants de se réfugier dans les caves. Le missile tiré sur Badilaam depuis Sirna Baal avait ainsi été détruit à temps, alors que le missile tiré depuis une base au nord du continent avait touché sa cible, dévastant la moitié de la capitale historique. Mahaut n’en concevait cependant aucune fierté : elle s’était trouvée sur le belvédère par pur hasard.
Son esprit revenait sans cesse à ceux qui, contrairement à elle, n’avaient pas eu la chance d’échapper à une mort atroce. Boghdar, Miolan, Zinip, avec lesquelles elle avait passé la soirée, et puis tous les autres. S’étaient-ils rendu compte de ce qui leur arrivait ? Avaient-ils souffert ? La violence de leur fin était simplement inimaginable, et l’idée que quelqu’un décide d’infliger volontairement de telles horreurs à des êtres humains encore plus. Mahaut secoua la tête pour chasser le mal-être qui menaçait de subjuguer sa détermination à continuer la lutte.
Elle avait par ailleurs reçu une bonne nouvelle la veille : Talisham avait survécu à l’attaque. Habitant dans un des quartiers de Baalthis préservés de la destruction totale, celle-ci a avait toutefois été gravement blessée dans l’effondrement de son immeuble. Soignée dans un des dispensaires de campagne établis à toute vitesse par les Danamôns, la pauvre était toujours dans le coma — mais au moins ne devait-elle pas subir l’angoisse de ces tragiques journées…
« Plus qu’une marche, les gars, on y est presque, annonça Zamoran dans leur radio. Shanem, Mao, dirigez-vous vers le sud-est, on se retrouve à l’entrée de la crique. »
Mahaut s’autorisa un moment de pause, s’appuyant sur un gros arbre pour décrisper les muscles de ses jambes.
« Argh, saletés de fourmis ! » ne put-elle s’empêcher de jurer entre ses dents en retirant sa main de l’écorce d’un geste vif.
La balle effleura son épaule, trouant son uniforme, et frappa le sol, quelques mètres derrière elle.
« Embuscade ! Planquez-vous ! » cria-t-elle de toutes ses forces en se collant dos au large tronc rugueux.
Comme une grêle d’été, les tirs s’abattirent autour d’elle et de tous les arbres avoisinants, à l’abri desquels ses compagnons s’étaient positionnés. À quelques centimètres de ses bottines, les projectiles faisaient sauter des monceaux de terre brun foncé après avoir déchiré les feuilles des fougères. Les bras sur son casque, Mahaut sentait les vibrations causées par l’impact des balles dans le bois de l’arbre. La puissance de feu déployée par les Ramahènes finirait-elle par fragiliser la structure du végétal multicentenaire ? Tout était possible.
Sur sa droite, Dago tenait Ti-Laam fermement contre lui, accroupi derrière une sorte de palmier bien trop étroit ; elle ne pouvait distinguer les autres membres de son équipe. Alors que les tirs semblaient ralentir, elle saisit avec précaution ses omnivues militaires et en détacha la caméra pour la fixer au bout du canon de son fusil. Très discrètement, Mahaut décala ensuite son arme sur le côté pour essayer d’avoir une vue de leurs assaillants. Lunettes de visualisation sur les yeux, elle mit plusieurs secondes à décoder les images renvoyées par son dispositif.
« Bande de chiens galeux », grinça-t-elle lorsqu’elle comprit dans quel piège ils étaient tombés.
Au sud de leur position, une vingtaine de Ramahènes chaussés de décupleurs s’étaient postés haut dans les arbres, assis à califourchon sur les plus grosses branches, fusils d’assaut entre les mains. Derrière eux, plusieurs autres soldats se tenaient debout sur l’éperon rocheux qui bordait la colline toute proche.
« Ne tirez pas ! enjoignit aussitôt Mahaut à toutes les équipes. Ils n’ont pas d’équipement de sécurité. Si on les paralyse, ils vont tomber de leur perchoir et se tuer. »
Elle enrageait, tremblant de tous ses membres et le cerveau en ébullition. Comment ses anciens compatriotes pouvaient-ils se montrer aussi perfides ? Et pourquoi, surtout, s’en entonnait-elle encore ? L’utilisation des règles d’engagement des Danamôns à leur détriment devait irrémédiablement devenir une tactique de choix dans une guerre où le pire formait désormais la norme.
« Mao, est-ce que tu penses qu’on peut attendre qu’ils n’aient plus de munitions ? questionna Zamoran, dont l’équipe se trouvait sur l’autre versant de la colline.
— J’en doute, ils ont dû prévoir le coup et prendre des réserves, se désola Mahaut. Si on tergiverse trop, leurs renforts auront le temps d’arriver.
— Mais on aura plus de chances face à des troupes au sol.
— Sauf s’ils sont dix fois plus nombreux que nous… »
Le hurlement de Ti-Laam vint interrompre leur échange. Écroulé aux pieds de Dago, le déserteur se tenait la cheville tandis que du sang coulait de l’avant-bras de son garde du corps. Un peu plus loin sur sa gauche, Mahaut entendit un de ses camarades réclamer des bandages à leur infirmier, caché derrière une énorme souche.
« En tout cas, il faut qu’on se décide vite parce qu’ici en bas, la situation devient très compliquée, avertit-elle, dépitée.
— Alors je vais demander au Conseil l’autorisation de déclencher la bombe en dehors des conditions… » répondit le chef de mission d’un ton lugubre.
Ils n’avaient jamais parlé ouvertement de cette éventualité lors de leurs préparatifs, même si celle-ci avait dès le début été présente dans l’esprit de Mahaut. Elle abhorrait la perspective de condamner à une mort certaine tous ces jeunes soldats, auxquels leur hiérarchie avait sans doute expliqué qu’ils ne risquaient rien. Les menaces proférées encore la veille par le commandement ramahène, exigeant la capitulation de Danapi sous peine de nouveaux bombardements, la forçaient cependant à s’y résoudre. Une destruction définitive de la merveilleuse société danatile était simplement impossible à envisager. Elle donna un coup de tête contre le tronc qui la protégeait, toujours agité par les impacts de tirs sporadiques. À quelques centimètres de son œil apparut une minuscule araignée suspendue à son fil.
« Voilà, j’ai la réponse du Conseil, avertit Zamoran. Elle est positive…
— Une minute ! lança Mahaut. De combien de cartouches de grappin disposons-nous ?
— Chacun en possède une dans son équipement standard, et nous avons deux boîtes supplémentaires, indiqua la responsable du groupe d’appui. Mais les grappins ne garantiront pas qu’ils chutent dans le bon sens…
— À moins d’en utiliser un de chaque côté, rétorqua Mahaut. Zam, est-ce que vous pourriez passer par-dessus la crête pour avoir les tireurs sur l’éperon en visuel ?
— Tout à fait, on se dirige déjà vers eux, valida le chef avec enthousiasme.
— Génial, on va commencer par ceux-là. Shanem, comme vous êtes les plus avancés, vous pouvez marquer les objectifs et les répartir en fonction des positions de chacun ? Deux grappins et une balle paralysante par cible. Utilisez vos caméras pour ne pas vous exposer. Et avec les grappins, n’oubliez pas d’attacher votre fusil pour supporter le choc. »
Quelques secondes plus tard, Mahaut vit apparaître dans ses omnivues la silhouette du Ramahène posté à mi-hauteur de la colline qu’elle devait neutraliser en compagnie de Dago. Après un bref regard, ils se lancèrent en même temps vers l’ennemi. La réplique des Ramahènes fut instantanée : un torrent de balles s’abattit sur eux, les obligeant à arrêter leur course à l’abri d’un arbre gigantesque. Ils étaient malheureusement encore trop loin de leur cible pour la longueur du fil en soie d’araignée dont était muni leur grappin.
Ils reprirent leur souffle avant de repartir, effectuant des zigzags effrénés à travers la végétation luxuriante. Mahaut venait d’aviser un tronc qui pourrait lui servir de couvert lorsqu’elle sentit le projectile frapper son talon. Foudroyée par la douleur, elle parvint à rester debout pendant quelques foulées puis plongea pour s’écraser derrière l’arbre le plus proche. Incapable de poser son pied par terre, elle se redressa en s’arc-boutant contre l’écorce, dont des fragments volaient autour d’elle sous l’effet des tirs du soldat ramahène, perché sur une branche à une dizaine de mètres.
Sur sa gauche, Dago était, lui, pris pour cible par deux assaillants, aplati contre un arbre brisé comme s’il voulait se fondre dans le végétal ; son bras blessé dégoulinait à grosses gouttes, pendu le long de sa jambe. Malgré les tremblements qui l’accablaient, Mahaut parvint à fixer l’extrémité du câble du grappin sur une racine dénudée, visa leur objectif à l’aide de la caméra au bout de son canon, puis signala à leur camarade en haut de la colline qu’ils étaient prêts.
Leurs tirs firent mouche presque au même moment. Emberlificoté dans les filets de leur grappin, le Ramahène n’eut pas l'occasion de s’en dépêtrer ; immobilisé par la balle de Dago, il bascula sur le côté, retenu par le filin de Mahaut qui était passé au-dessus d’un rocher saillant. Elle laissa sa proie glisser le long de la paroi abrupte en veillant à ce qu’elle ne s’y cogne pas — ou du moins pas trop fort. Après avoir débloqué son arme, elle observa ses camarades. Plusieurs avaient dû renoncer à leur attaque, touchés en chemin, mais la plupart semblaient avoir réussi leur opération de débusquage. Des formes humaines en uniforme ramahène gisaient çà et là au milieu des plantes vert foncé ; l’éperon rocheux était désormais sous contrôle danatile.
Après avoir récupéré le grappin de son adjoint, Mahaut se prépara à recommencer le processus avec leur prochaine cible, qui par chance se situait à portée. Ils la délogèrent en un temps record, imités par les membres de leur équipe toujours en état de combattre. Comprenant que leur stratagème avait trouvé une parade, quelques Ramahènes sautèrent de leur poste, atterrissant sans dommage grâce à leurs décupleurs, mais se retrouvèrent bien vite submergés par les Danamôns.
« Ils sont sur la crête ! À couvert, à couvert ! »
Les cris de Zamoran alarmèrent plus Mahaut que tout ce qu’elle avait déjà vécu pendant cette longue journée, blessure incluse. En l’espace d’un instant, elle vit près du tiers de ses compagnons s’effondrer sous le feu d’un immense contingent ramahène déferlant sur eux depuis la colline.
« Zam est touché ! Repliez-vous, il faut qu’on dégage ! hurla la cheffe du groupe d’appui.
— Non, un détachement approche par le nord-ouest, opposa Shanem d’une voix paniquée. On est coincés ! »
Aussitôt, Mahaut vérifia dans ses omnivues que leur périmètre de sécurité n’avait pas été violé, puis considéra la situation des derniers Ramahènes postés dans les arbres. L’un d’eux chutait rapidement, à peine freiné par le fusil tombé hors des mains d’un Danamôn abattu. Deux autres continuaient à tirer sur ses camarades qui tentaient en vain de contrer la nouvelle attaque. Sa conscience pourrait-elle supporter ce choix ? Mahaut ne mit pas plus d’une milliseconde à décider que oui.
« On se voit demain, les gars, déclara-t-elle en confirmant le déclenchement de la bombe narcoleptique. Reposez-vous bien, vous l’avez mérité. »
***
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