Chapitre 24 : Dar Long bis
« Si tous les rebuts de Dar Long débarquent ici, on va devoir renommer notre belle colonie, ma parole ! »
En bordure de la plaine aménagée pour l’atterrissage des héliplans, Gorulaï salua Mahaut et Shanem avec un sourire moqueur. Il avait d’ailleurs raison : la plupart des ex-bannis qui étaient revenus de Danapi avec eux arboraient les cheveux châtains et le teint clair des habitants de Cassirin. Le système judiciaire de la mégalopole dans laquelle Mahaut avait vécu un an s’était-il montré plus prône que d’autres à envoyer les inadaptés de la société sur Gobwé ?
« D’après ce que j’ai vu avant qu’on se pose, votre implantation ressemble bien plus à n’importe quel village de Danapi qu’à Dar Long, contra Mahaut sans hésiter.
— Jusqu’ici, oui… » commenta l’ancien chef de clan.
Accompagnés de nombreux révoltés, ils empruntèrent la passerelle en rondins de bois qui traversait la zone marécageuse en bordure de la colonie. Ils atteignirent ensuite les parcelles où les habitants avaient entrepris de créer une forêt potagère similaire à celle qui ceinturait toutes les villes danatiles. De hauts arbres avaient visiblement repris possession de la région après sa désertification à l’époque des premiers royaumes de Ramah. Sous leur frondaison, toutes sortes de plantations que Mahaut ne connaissait pas s’épanouissaient de façon désordonnée, entourées de petits sentiers.
« Notre premier défi a été de trouver des plantes rapidement productives et adaptées au climat, expliqua Gorulaï. Heureusement, nos gentils mécènes disposaient de fichiers détaillés sur la végétation de Gobwé. On couvre d’ores et déjà un quart de nos besoins alimentaires. Le mois passé, on a récolté trente-deux variétés différentes de légumes ! »
Mahaut jeta un coup d’œil oblique à l’ancien maître de Saan’undir. L’entendre parler d’agriculture avec un tel enthousiasme était tout à fait étonnant. Sa curiosité à l’égard de la création des colonies ne cessait de croître.
Ils parvinrent au niveau des premiers bâtiments et s’engagèrent dans une rue en terre battue baignée de soleil. Au centre de celle-ci, de jeunes arbres et quelques bancs en bois grossièrement taillés mettaient en exergue à la fois l’énorme travail accompli par les révoltés depuis leur arrivée et le temps qu’il leur faudrait encore avant de profiter de l’extraordinaire douceur de vivre danatile. De part et d’autre de la voie s’alignaient de petits immeubles couverts de bardage ou de torchis. Plusieurs habitants étaient occupés à peindre l’une des façades en blanc, tandis que d’autres aménageaient un potager surélevé.
« Quand nous avons débarqué, les Danamôns avaient déjà installé une scierie au bord de la rivière, défriché le terrain et créé la plupart des rues, poursuivit Gorulaï. Ils nous ont tout de suite appris comment trouver dans la nature les ressources dont on avait besoin pour la construction. Et puis avec les machines qu’ils ont apportées de Danapi, on a mis en place notre atelier. Venez, je vous montre. »
Ils bifurquèrent dans une artère plus étroite au bout de laquelle était établi un bâtiment s’étirant sur toute la largeur de l’hexagone. Dans l’usine miniature, de nombreux bannis s’affairaient autour de longs tréteaux sur lesquels fonctionnaient des versions danatiles des imprimantes 3D de l’époque de Mahaut. La plus proche façonnait des roues semi-rigides similaires à celles équipant les rouleurs à pédales que Mahaut avait vus circuler dehors.
« Notre prochain objectif est de créer nous-mêmes nos outils de production afin de gagner encore en résilience, affirma le chef de clan. On a notamment initié une collaboration avec deux colonies voisines pour gérer un atelier de tissage et pour mettre en place notre propre chaîne de fabrication de revêtements solaires. On n’atteindra pas tout de suite un haut niveau de technologie, car on manque de certaines compétences, mais on se débrouille déjà pas mal. Je crois qu’on est tous très contents du chemin parcouru jusqu’ici… »
Mahaut dévisageait Gorulaï avec un immense sourire sur les lèvres. Plus encore que la conversion de celui-ci en manager de choc, c’était la manière dont les Danamôns avaient réussi, en moins d’un an, à fonder un lieu de vie durable au cœur de la forêt équatoriale qui l’impressionnait. Sam lui avait souvent décrit l’extraordinaire développement des villages des bannies au sud de Gobwé, mais en voir un exemple concret l’aidait à réaliser à quel point la bonne volonté d’une poignée d’êtres humains permettait d’accomplir de grandes choses.
« Comment les gars ont-ils vécu cette transition éclair ? interrogea Shanem alors qu’ils reprenaient leur progression vers le centre de la colonie.
— Je te reconnais bien là, Ligwan ! Toujours à te préoccuper du moral des troupes… ricana l’ancien chef. Eh bien, on ne va pas se cacher que les premiers mois ont été compliqués. Beaucoup n’avaient pas compris que ce qu’ils gagnaient en autonomie, ils devaient le rendre en responsabilité. Ils n’aimaient notamment pas le plan de travailler pour la communauté sans recevoir un salaire…
— Vous n’avez pas instauré l’allocation de base ? s’enquit Mahaut.
— Si, si, mais comme elle n’est pas conditionnée par la réalisation du service d’intérêt général, certains ont pensé qu’ils pouvaient se passer de celui-ci. Et d’autres se sont carrément approprié certains équipements collectifs… »
Toujours suivis par les volontaires danatiles, ils aboutirent sur une esplanade qui semblait constituer le point de ralliement de la colonie. Quelques arbres tropicaux y avaient été préservés pour former un îlot de forêt vierge en son centre, autour duquel de nombreux révoltés discutaient par grappes.
« Comment avez-vous fait pour rééquilibrer tout ça ? interrogea Shanem.
— Personnellement, j’étais favorable à la construction de quelques cachots, juste pour leur remettre les idées en place… expliqua Gorulaï, l’air soudain sérieux. Nos bienfaiteurs m’ont néanmoins convaincu d’essayer leurs méthodes à eux. Ils ont créé des groupes de parole pour permettre aux gars d’échanger à propos de leur vécu sur Gobwé et aussi à Ramah. Les groupes étaient ouverts à tous, mais ceux qui n’avaient pas respecté les règles communes étaient sommés de participer. Et pareil pour les cours de sport et d’économie.
— D’économie ? s’exclama l’ex-capitaine des insurgés. Pas de civisme ?
— Oh, j’ai pas trop cherché à comprendre… Par contre, j’ai vu les résultats : au bout de deux ou trois mois, la plupart des hommes avaient accepté leurs obligations et s’y conformaient. Il y avait encore des conflits et des bagarres, bien sûr, mais ils ne dégénéraient plus comme avant… Un des soignants du dispensaire a même pu être réaffecté à d’autres tâches ! »
Ils approchaient du gros bâtiment qui bordait un côté de l’hexagone de la place. Avec son toit en chaume et ses murs en terre crue, l’édifice évoquait les cases africaines traditionnelles — les fenêtres solaires en plus. Au-dessus de la porte, un panneau en bois annonçait fièrement « Dal Gimok — Centre citoyen » en lettres arc-en-ciel.
« Mais ce qui nous a sans conteste permis de calmer les choses définitivement, ça a été l’arrivée des bannies… » dévoila le chef de clan en marquant une pause devant l’entrée.
Surprise, Mahaut s’arrêta net, puis se tourna vers l’esplanade pour prendre le temps d’observer les aspirants Danamôns qui y déambulaient. Le village lui avait semblé tellement normal qu’elle n’avait pas prêté attention au fait qu’une bonne partie des habitants étaient en réalité des femmes. Elle dévisagea Gorulaï, les épaules contractées par une inquiétude diffuse. Elle n’avait pas oublié ce qu’il lui avait déclaré lors de leur visite à Saan’undir sur les raisons de sa déportation.
« La cohabitation n’a pas posé trop de problèmes au début ? demanda-t-elle d’un ton plus ou moins pondéré.
— On va dire qu’on avait bien formulé l’équation avant de se lancer… rétorqua l’ancien chef en la fixant droit dans les yeux. En clair, on a envoyé la moitié des gars dans une des plus grosses colonies du Sud-Ouest, à Shinimajar, pour qu’ils s’acclimatent dans de bonnes conditions — à un contre dix, vous imaginez ? »
Mahaut fronça les sourcils. Sam lui avait souvent parlé de ce campement devenu une véritable ville au fil des mois, dont les occupantes avaient d’ores et déjà créé une force de défense bien entraînée.
« Ensuite, ils sont revenus avec un nombre égal de bannies volontaires pour une relocalisation, pendant que l’autre moitié de notre population partait s’installer définitivement là-bas, continua Gorulaï avec un sourire en coin. Et depuis, c’est l’harmonie qui règne dans le village… Je soupçonne même qu’on devra bientôt construire une crèche ! Vive les femmes ! »
Il adressa un clin d’œil à Mahaut, qui ne put empêcher sa bouche de former une grimace fugace. Comment devait-elle interpréter ses propos ?
« Et non, je n’en ai violé aucune, si tu veux vraiment savoir, affirma le chef de clan avec une pointe d’amertume dans la voix. Je n’ai plus la santé pour ça, de toute façon ! Entrez, je vais vous présenter. »
Dans le centre citoyen se déroulait une multitude d’activités, occupant chaque espace disponible. Le long du mur en face d’eux, des guichets sous forme de simples tréteaux accueillaient les anciens insurgés pour diverses démarches : emploi, logement, économie, participation. Près du patio central, des habitants discutaient avec animation dans des petits salons en osier tressé. Des salles aux portes transparentes avaient été aménagées sur les deux côtés du bâtiment. Mahaut aperçut plusieurs groupes assis en cercle autour d’un orateur debout dans celles de droite ; sur leur gauche, quelques ex-bannis étaient attablés pour examiner ce qui ressemblait à des plans.
Les équipements électroniques étaient rares, mais l’énergie — la vie ! — se dégageant des gestes et des sourires des uns et des autres semblait largement compenser ce déficit technologique. Il était difficile de concevoir qu’un an auparavant, la plupart des hommes présents portaient des armes et préféraient mourir plutôt que de continuer à vivre dans l’enfer de Gobwé.
Dans la salle de réunion la plus proche, une femme aux cheveux gris coupés court se leva en les apercevant, puis se dirigea vers eux. À la grande surprise de Mahaut, elle plaqua ses lèvres sur celles de Gorulaï pour l’embrasser fougueusement avant de se tourner vers les visiteurs de Danapi.
« Soyez les bienvenus ! Tu dois être Mao ? entama-t-elle après avoir balayé leur groupe des yeux. Enchantée, mon nom est Kurahi. Samuel m’a beaucoup parlé de toi, à l’époque où j’ai débarqué à Karab Lomu. C’est lui qui m’a expliqué le fonctionnement de la société danatile. Et qui m’a ensuite convaincue de retourner à Shinimajar pour tenter d’y mettre en place des instances participatives. On est restés en contact depuis lors. Je ne sais pas ce que tu lui as fait, mais ce garçon est dingue de toi, je peux te le dire ! »
À la mode ramahène, Mahaut rendit son coup d’épaule à la bannie, puis continua à la fixer, éberluée mais un immense sourire sur le visage. Encore plus que le fait d’entendre le prénom de Sam évoqué dans le monde de ses rêves, c’était cette affirmation de la force des sentiments de son ami qui la troublait. Sans doute les tensions ayant émaillé leurs relations ces dernières semaines avaient-elles plus sérieusement entamé sa confiance dans la pérennité de leur amour qu’elle ne l’avait perçu.
« Ravie de te rencontrer, articula-t-elle enfin sous l’œil soupçonneux de Shanem, auquel elle n’avait jamais parlé de cet amoureux transi. Samuel était fasciné par la manière dont les bannies avaient construit une ville fonctionnelle en seulement quelques mois ; surtout après l’existence cruelle que vous aviez dû supporter… Et c’est encore plus impressionnant de voir un pareil développement en vrai !
— Oh, nous n’en sommes que les bénéficiaires, tempéra la femme, dont les prunelles malicieuses étaient rehaussées par de délicates pattes d’oie. Ici comme à Shinimajar, ce sont les Danamôns qui en ont été les premiers artisans de ce miracle. Nous n’aurions pas survécu une semaine dans de tels environnements sans les connaissances qu’ils nous ont transmises. Alors on est tous très motivés à profiter au maximum de leur présence parmi nous. Et puisque nos salles de formation sont devenues trop petites, on a lancé l’aménagement d’un centre éducatif de l’autre côté de l’hexagone.
— Dans ce cas, vous serez contents d’apprendre que d’excellents professeurs ont accepté de nous accompagner pour renforcer votre corps enseignant. Voici tout d’abord Balatark, une spécialiste en chimie organique qui a tout perdu dans les bombardements… »
Tandis que Kurahi et Gorulaï saluaient les experts danatiles main dans la main, Mahaut échangea un regard complice avec Shanem. Si des Ramahènes aussi endurcis que ces deux-là pouvaient se transformer en apôtres du vivre ensemble, l’espoir d’un apaisement de cet horrible conflit était-il vraiment si absurde ?
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