Chapitre 34 : Blessures
Dans le parc du centre de convalescence de Kawiti Baal, les oiseaux chantaient à tue-tête, rivalisant de créativité dans leurs inflexions mélodieuses. 4 000 kilomètres au sud de Til Winipoga, la végétation évoquait plus les tropiques que les forêts tempérées que le réchauffement climatique avait installées jusqu’au nord du continent américain, mais l’ambiance était la même, calme et reposante. Seul le nombre de Danamôns présents altérait un peu le caractère apaisant des lieux, rappelant l’ampleur de la dévastation qui s’était abattue sur le pays trois mois plus tôt.
La démarche boiteuse à cause de son attelle amortissante, Mahaut faisait de son mieux pour guider Talisham sur le sentier de terre qui parcourait le jardin. Son amie avait partiellement recouvré la vue grâce à une série de mini-opérations et attendait à présent la croissance du premier de ses nouveaux yeux, bien caché derrière un bandeau de protection.
« Tu as lu l’appel qu’ils ont lancé sur le canal citoyen ? questionna la professeure de sciences lorsqu’elles eurent atteint le seul banc encore libre du parc.
— Sur l’accueil des Ramahènes ? s’étonna Mahaut. Je n’ai pas tout compris, je pensais que le plan était de les laisser regagner Ramah par leurs propres moyens. Ça ne fonctionne pas ?
— Si, apparemment si, même si une bonne partie choisissent en fin de compte de rester malgré le conditionnement qu’ils ont subi. Mais la requête concerne les soldats les plus sérieusement touchés, qui ne sont pas en état de se déplacer seuls ou bien nécessitent un traitement lourd. Ils sont de plus en plus nombreux et encombrent les dispensaires, donc ça devient compliqué de soigner tout le monde de manière correcte. »
Mahaut opina. Le dernier compte-rendu du Conseil de Défense relatait comment les combats tournaient doucement à l’avantage des Danamôns, neutralisant toujours plus des forces ennemies, mais elle n’en avait pas terminé la lecture. Savoir que les Ramahènes étaient peu à peu boutés hors de Danapi la réjouissait, mais pas au point de vouloir s’y intéresser de près.
« Ils risquent de ne pas trouver beaucoup de candidats… remarqua-t-elle. Recevoir ses bourreaux dans sa maison requiert une grosse dose d’altruisme. Surtout lorsque ta maison se résume à une cabane fabriquée avec quelques planches tirées des ruines de ta ville et que tout ton continent est à reconstruire…
— Oui, les gens ne vont sans doute pas se précipiter, accorda Talisham. Mais j’ai cru comprendre que le Conseil comptait beaucoup sur les citoyens originaires de Ramah qui habitent ici depuis un certain temps. Eux seront peut-être plus enclins à faire le pas, ne fût-ce que parce qu’ils pourront plus aisément communiquer avec les blessés… »
Les Ramahènes ayant trahi leur engagement étaient-ils les personnes idéales pour accueillir les militaires forcés de demeurer à Danapi ? Ou leur intervention provoquerait-elle encore plus de résistance de la part des « pensionnaires » ? Depuis le lancement des attaques, l’armée ramahène préparait ses troupes à l’éventualité d’une capture ; chaque soldat savait que les Danamôns se montreraient bienveillants avec lui, mais aussi qu’il s’agissait d’un piège destiné à encourager sa désertion.
« Mais je ne voulais pas dire que toi, tu devrais te porter volontaire ! continua son amie tandis que les oiseaux meublaient le silence. Tu as déjà fait tellement pour Danapi, tu as besoin de te reposer à présent. »
Mahaut saisit sa main, touchée par sa sollicitude. Elle doutait du succès de l’option choisie par le Conseil, pourtant la suggestion de Talisham venait d’ouvrir une petite fenêtre dans son esprit. Faute de transport civil disponible, elle n’avait pas eu l’occasion de se rendre à Badilaam avant son départ pour Gobwé, mais savait que son quartier n’avait pas été affecté par la bombe. Son entorse l’empêchant de reprendre du service dans les forces de défense, elle pouvait aussi bien rentrer chez elle et consacrer son temps libre à l’endoctrinement de l’un ou l’autre Ramahène à sa merci — voire plus.
« Si, je crois que c’est une bonne idée, en fait, contredit-elle. Ils m’aideront peut-être à mieux comprendre le message de cette foutue Opthéo Tsong, et moi je pourrai peut-être les convaincre qu’il y d’autres messages intéressants à écouter. »
Assise de biais sur le bord du banc, Talisham la fixait en souriant, le regard vague. Mahaut détourna les yeux, mal à l’aise. La souffrance de la professeure lui rappelait tout ce que Danapi avait enduré ces derniers mois, tout ce dont elle essayait de se détacher. Les blessés autour d’elle cheminaient sur la voie de la guérison, d’autres Danamôns s’échinaient à rebâtir une société prospère, d’autres encore mettaient leur vie en péril en affrontant l’armée de Ramah ; mais ces gens n’existaient pas. Elle, elle se devait de rester concentrée sur son objectif. Car entre ses neurones venait de jaillir, éveillée par les informations de son amie, la perspective de pouvoir utiliser le terminal d’un des soldats à accueillir. Les militaires ayant accès à toutes les ressources encyclopédiques gratuitement, ce serait sans doute sa meilleure chance de mener à bien les recherches auxquelles elle avait dû renoncer à Dar Long. Sa rencontre déplaisante avec les hackers de Hush n’avait d’ailleurs fait qu’accentuer son besoin d’obtenir très vite des réponses à ses questions.
Mahaut sursauta lorsque ses omnivues vibrèrent pour lui signaler l’arrivée d’un appel entrant. Elle s’excusa auprès de Talisham avant de décrocher. Elle avait eu le plaisir de retrouver Gemli à Shamilidun une semaine plus tôt et devinait que celle-ci ne reprenait pas contact via le réseau officiel pour papoter.
« Ça faisait longtemps ! lança-t-elle en boutade. Quelles nouvelles ?
— Rien de spécial, affirma néanmoins la jeune Shadon. J’ai juste pensé que tu serais contente de revoir ce visage-ci ! »
Tout sourire, elle élargit l’angle de la caméra pour inclure la personne étendue sur la civière dans son dos.
« Shan ! C’est trop génial ! s’exclama Mahaut, émue au-delà de ce qu’elle croyait encore possible pendant ses nuits. Comment tu vas ? J’ai eu tellement peur. Je craignais que tu sois mort par ma faute…
— Une fois de plus ! plaisanta son ami d’une voix faible.
— Et une fois de plus, il s’en est fallu de peu, compléta Gemli en riant. Une patrouille l’a ramassé hier soir à quelques pas de la frontière, sévèrement déshydraté et souffrant d’un début de septicémie.
— Ah, quand même ! s’émut Mahaut. Qu’est qui s’est passé ? Racontez-moi !
— Bah, ce n’était pas très spectaculaire, répliqua lentement Shanem. J’ai fui les mecs sur leurs décupleurs, je me suis caché dans des conduits d’aération et j’ai fait une mauvaise chute dans un tube vertical.
— Le pauvre est resté inconscient pendant plus d’un jour, poursuivit l’ancienne cheffe d’unité devant l’épuisement de leur camarade. Et il s’est ouvert tout l’avant-bras sur un bout de ferraille en tombant.
— Mon avant-bras tout neuf… » commenta la capitaine des insurgés, l’air faussement plaintif.
Mahaut s’esclaffa. Son ami ne respirait pas la santé, mais au moins il ne semblait pas lui reprocher le fiasco qu’était devenue leur mission.
« Tu es repassé à la planque ? interrogea-t-elle, dégoûtée à l’idée qu’il lui aurait suffi de patienter quelques heures de plus.
— Oui, quatre jours après la poursuite, confirma Shanem, mais seulement pour vérifier que tu étais saine et sauve. Comme ça, j’ai pu me mettre en route rassuré.
— Shan avait réussi à trouver des petits trafiquants qui revendaient des médicaments et des bandages, explicita Gemli. Malheureusement, les produits n’étaient de toute évidence pas de première fraîcheur. Sa blessure s’est infectée à mi-chemin entre Dar Long et Kalikibat. Il a eu beaucoup de chance que la patrouille le repère dans l’obscurité : une nuit de plus et on n’aurait plus rien pu faire. »
La tête de son ami dodelinait avec des à-coups tandis que ses paupières luttaient pour ne pas s’abaisser.
« Merci pour ton appel, Gem, voulut conclure Mahaut. Je vais laisser Shan récupérer. Tenez-moi au courant de son évolution !
— Bien sûr, promit son ancienne collègue, mais figure-toi qu’à ce propos, on a une autre surprise ! »
Mahaut aperçut un large sourire se former sur les lèvres de Shanem ; ses yeux étaient déjà clos.
« Les médecins ont décidé de rapatrier notre survivant à Danapi pour garantir son complet rétablissement, poursuivit Gemli, parce que nos moyens ici sont loin d’être optimaux. Et comme j’ai moi aussi mérité un peu de repos, je vais profiter du transport et l’accompagner ! »
L’ancienne cheffe d’unité inclina sa caméra, révélant sa jambe gauche, enchâssée dans un plâtre gris dont dépassaient d’énormes vis.
« J’ai pris une rafale il y a trois jours… décrivit-elle sans laisser Mahaut exprimer son effarement. La bonne nouvelle, c’est qu’on a délogé les Ramahènes des dernières positions qu’ils conservaient à Shadobu, ce qui va nous donner le temps de former des forces de soutien pour aider nos camarades à Wan-Jamet. La mauvaise, évidemment, c’est que tu nous auras bientôt tous les deux dans les pattes ! »
Mahaut clôtura l’appel, l’esprit détendu et l’humeur radieuse. Si avec d’indécrottables optimistes comme ses amis à ses côtés, elle ne parvenait pas à ses fins, alors sans doute ne vaudrait-il plus la peine d’encore s’opposer à son fâcheux destin.
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