Chapitre 41 : Boucles

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Bien malgré elle, les mains de Mahaut s’agrippèrent plus fort à la rambarde, tandis que sa volonté hurlait de dépit. Comment pourrait-elle mettre fin à ses jours sous les yeux de Sam ? Non !

« Va-t’en, je t’en supplie geignit-elle. Je n’ai pas le choix, je suis désolée… Visite le musée à Suhuro, tu comprendras que c’était la seule solution.

— J’ai été au musée, ils ne savent pas tout, dit Sam précipitamment. Tu n’es pas responsable de ces attaques, je te le promets. Te jeter de ce pont ne va rien résoudre, que du contraire… »

Mahaut ferma les yeux, incapable de rattraper les bribes de motivation qui l’avaient amenée jusque-là, mais s’échappaient à présent aux quatre vents. Pourquoi fallait-il que Sam vienne rendre les choses encore plus compliquées ? Elle pouvait comprendre qu’il veuille la retenir, mais pourquoi inventer des raisons qui n’en étaient pas ? Elle se sentait perdue. Elle rouvrit les paupières pour observer la rue, tout en bas ; plusieurs voitures approchaient, elle devait attendre.

« Maintenant tu vas me prétendre qu’en fait, je ne suis pas Opthéo Tsong, c’est ça ? railla-t-elle avec plus de conviction qu’elle n’en ressentait.

— Non, tu es bel et bien Opthéo Tsong et c’est bien certains membres du mouvement qui ont organisé le piratage des radars russes. Mais ce n’est pas toi…

— Parce que j’ai quitté le mouvement ? questionna-t-elle, se souvenant des allusions du journal de Sam à son absence.

— Non, parce que tu t’es jetée du pont ce matin… » explicita son ami dans un soupir à peine audible.

Quoi ? Comment Sam pouvait-il raconter de telles inepties ? Alors que le sort de quatre milliards de personnes dépendait sans doute de sa résolution, pourquoi tentait-il d’embrouiller son jugement avec ces fadaises ? Par pur intérêt égoïste ? Mahaut ne put s’empêcher de tourner la tête vers lui. Au-dessus de ses yeux emplis de larmes contenues, son arcade sourcilière portait la cicatrice du bol qu’elle lui avait balancé à la figure. Dans son dos, les deux policiers refoulaient les passants qui voulaient s’engager sur le pont, tout en surveillant leurs agissements.

« Et pourquoi la scène au musée ne fait que parler d’Opthéo Tsong et de ces partisans, dans ce cas ? cria-t-elle, fâchée que sa rationalité admette de considérer ces délires comme plausibles.

— Parce que des personnes ont usurpé ton nom pour continuer à piloter le mouvement…

— Qui ça ?

— Tu ne devines pas ? Qui a toujours revendiqué un durcissement des actions, un positionnement plus agressif face aux exactions des plus riches ? »

Le cœur de Mahaut se contracta violemment, assailli par le désarroi et l’horreur de ce que venait d’insinuer Sam. Alexia !

« Mais l’encyclopédie ramahène retraçait mon parcours après le début des guerres qui se sont déclenchées à cause de l’automne nucléaire ! s’énerva-t-elle. Je m’installais quelque part au Bhoutan ou je ne sais pas où, et je mourrais dans une soixantaine d’années !

— Je suppose qu’ils parlaient d’Alexia…

— Et personne n’a rien vu ? Personne n’a remarqué que ce n’était pas moi ? Les historiens danatiles semblaient pourtant bien renseignés…

— Alexia a bien manœuvré. D’après ce que j’ai compris, elle a utilisé ta mort pour monter les membres du mouvement contre moi, et les Américains…

— Toi et les Américains ? » s’étonna Mahaut, de plus en plus perplexe.

Ses bras et ses jambes tremblaient toujours violemment, mais son instinct de survie s’accrochait aux paroles de son ami, aussi absurdes qu’elles lui paraissent.

« Je n’ai vu que des informations parcellaires, poursuivit Sam, mais apparemment des témoins ont rapporté que j’étais présent au moment de… au moment où tu as sauté… Elle a ensuite prétendu que je t’avais poussée et que j’étais un traître à la solde des intérêts américains.

— C’est n’importe quoi…

— Bien sûr, mais ça a fonctionné. Elle a veillé à ce que les médias ne relatent pas ton décès, parce que soi-disant elle ne voulait pas que le mouvement périclite, que les gens soient découragés par la mort de leur leader. Les hackers de Hush ont même placé de fausses preuves dans les serveurs d’une grosse compagnie pétrolière et l’ont accusée d’avoir planifié l’attentat qui a tué Colin… et puis de m’avoir acheté. »

Sam s’était avancé de quelques pas tout en parlant. Il se tenait désormais juste derrière Mahaut, de l’autre côté du parapet. Elle n’aimait pas l’idée de le savoir si proche, ni celle qu’il puisse avoir raison après l’injustice qu’avait constitué son départ précipité. Les pièces du puzzle paraissaient toutefois s’emboîter avec précision, même s’il lui en manquait beaucoup.

« Alors c’est elle dont les gens ont suivi les enseignements jusqu’à sa mort au Bhoutan ? décoda-t-elle au milieu de son trouble.

— Je suppose, oui… Elle s’est mise à circuler avec un masque anti-poussière, prétendant qu’elle avait des soucis de santé. Mais j’imagine que c’était afin que les inconnus ne comparent pas ses traits avec tes photos qui avaient été diffusées partout. »

Mahaut agita la tête, des relents de répugnance en travers de la gorge. Son amie avait parfois tenu des propos radicaux, mais n’était pas une meurtrière. Alexia n’avait pas pu manigancer tout ça délibérément, elle en restait persuadée. Les hackers de Hush n’étaient certainement pas étrangers au dérapage plus que dramatique de la situation, et sa propre attitude hésitante non plus. Elle ne pouvait pas se décharger ainsi de sa responsabilité ; elle aussi avait semé des graines empoisonnées sur leur chemin.

« Tu pensais que c’étaient mes choix qui allaient entraîner le mouvement dans cette folie, rappela-t-elle, la voix étranglée. Tu m’as dit que j’allais nous emmener droit vers la catastrophe. Et c’était vrai : c’est moi qui ai permis à Alexia de continuer dans sa voie violente…

— Non, absolument pas, opposa Sam d’un ton indigné. Mon jugement était biaisé et j’en suis profondément désolé. À ce moment-là, je n’avais qu’une image faussée de la réalité. J’ai par miracle pu la corriger hier. »

Ses explications résonnèrent de manière désagréable dans les oreilles de Mahaut, comme le son d’un vieux piano désaccordé. Quelque chose clochait, terriblement.

« Depuis quand savais-tu ce qui allait se passer ? questionna-t-elle enfin, effrayée par avance de sa réponse.

— Je l’ai découvert dans les archives en ligne au début de ton séjour en prison. »

Elle leva les yeux au ciel, les mâchoires crispées pour retenir les sanglots qui s’accumulaient dans sa poitrine. Comment avait-il pu lui mentir ainsi ? Comment avait-il pu l’embrasser, lui susurrer « Je t’aime », lui faire l’amour alors qu’il la croyait sur le point de commettre le pire crime de l’Histoire ? Pourquoi ne lui avait-il rien dit ? Pendant cinq mois, leur relation avait reposé sur du vide, sur une immense mystification… Elle regarda une fois de plus sous ses pieds ; la rue, à présent déserte, n’attendait plus que son atterrissage.

« Pardonne-moi, je t’en prie, implora Sam. J’aurais dû t’en parler, mais j’étais terrorisé…

— Toi, tu étais terrorisé ? hurla Mahaut, dont les bras commençaient à fatiguer. Terrorisé d’être honnête avec moi, c’est ça ?

— J’avais trop peur de ta réaction… confessa son ami. Parce que je te connais ; j’étais sûr que ton sens moral ne supporterait pas cette perspective, pas plus alors que maintenant. Et tu sais, ils ne sont pas très doués pour empêcher les suicides en prison…

— Mais je suis sortie de prison ! Pourquoi encore tergiverser ?

— Crois-moi, il ne s’est pas écoulé une heure, ou même une minute pendant laquelle je n’ai pas cherché le courage de t’en parler. Puis, au fil du temps, j’ai pensé que je pourrais t’éviter cette angoisse si on arrivait à rediriger le mouvement, à changer le cours des choses. Malheureusement, ton agression a rebattu les cartes. Tu es devenue plus hargneuse, moins optimiste… J’ai tenté de t’alerter, mais tu ne m’écoutais déjà plus. »

Mahaut soupira. En équilibre instable à vingt mètres du sol, elle ne pouvait sérieusement prétendre que les craintes de Sam quant à ses capacités à affronter la pire nouvelle de sa vie n’étaient pas fondées.

« Et du coup, tu t’es barré, constata-t-elle sans animosité.

— J’espérais provoquer un électrochoc… Ça a plutôt bien marché, non ?

— Tout à fait ! J’ai failli me noyer dans la merde pour prouver que tu t’étais trompé à mon sujet ! »

Ils échangèrent un sourire complice, comme ils n’en avaient plus partagé depuis une éternité. Cet instant fugace transperça le cœur de Mahaut au lieu de le réchauffer ; il représentait tout ce qu’ils avaient perdu dans leur lutte acharnée pour l’avènement d’une société plus durable. Que leur restait-il désormais ? Auraient-ils encore quelque chose à préserver si elle renonçait à ses plans ?

« Mahaut, tu veux bien revenir du bon côté de la rambarde, s’il te plaît ? demanda Sam avec douceur. Ça ferait plaisir à tout le monde. Mais à personne autant qu’à moi… »

Elle considéra les alentours d’un bref regard. À l’extrémité du pont, une voiture de police et une ambulance bloquaient la circulation, imités par un fourgon d’incendie et une autre ambulance au bout de la rue en contrebas. Vingt mètres sous son parapet, une poignée de pompiers s’affairait à gonfler un matelas de sauvetage.

« Comment as-tu appris pour aujourd’hui ? temporisa-t-elle malgré le vague apaisement qu’elle commençait à ressentir. Pour Alexia ? Les Danamôns n’en savaient rien, visiblement…

— Eh bien, tu vas rire… ou pas, ménagea Samuel. C’est grâce à mon journal.

— Ton journal ? J’ai vu ton journal au musée. Rien que des faits imprécis et des considérations générales.

— C’est parce que tu n’as lu que les pages officielles… Attends, je te montre. »

Avec des gestes lents pour n’alarmer ni Mahaut ni les gardes du corps, Sam sortit de la poche de sa veste deux stylos, un échantillon de parfum et son petit carnet bleu. Il ouvrit ce dernier à la date du 3 mars, où elle reconnut immédiatement les quelques lignes par lesquelles Sam évoquait son départ imminent — en réalité pour la rejoindre !

« Tu n’as jamais remarqué que j’écrivais avec deux stylos différents ? s’enquit-il avec un sourire triste.

— Si, mais je n’ai pas accordé d’importance à cette lubie ridicule…

— Ce n’était pas une critique, t’inquiète ! Regarde ! »

Samuel posa son calepin sur le rebord et aspergea la feuille de gauche, en apparence vide, avec le contenu de son minuscule vaporisateur.

« Depuis que je suis petit, j’adore l’encre sympathique, exposa-t-il. Celle-ci est une formule améliorée, bien sûr. Tu me reprochais de ne pas exprimer de sentiments dans mon journal, tu te souviens ? Mais c’est juste parce que je ne voulais pas qu’on les lise… Voilà. »

Sur la page en regard du texte qu’elle connaissait, d’autres phrases étaient apparues, écrites d’une main moins souple, moins maîtrisée. Sam leva le carnet afin que Mahaut puisse en déchiffrer le contenu.

Mahaut n’est pas une meurtrière de masse ! C’est juste incroyable ! J’ai été tellement stupide ! Et c’est elle qui risque d’en payer le prix si je n’arrive pas à temps pour lui expliquer. J’ai analysé toutes mes options. Lui envoyer des messages cette nuit semble trop risqué, peu importe la méthode, donc un retour au pays est ma seule option. Mon avion atterrit à six heures quinze, même en taxi, je risque de ne pas être à temps. J’ignore à quelle heure elle sera sur le pont. Je m’en veux tellement, j’ai été le pire des idiots. Et des meurtriers. J’aurais dû lui avouer tout bien avant, la soutenir, l’aider à trouver des solutions… Elle aurait répondu à mes appels, j’aurais pu l’empêcher de faire cette connerie. Si seulement Stéphane avait attendu mon signal…

Mais je suis décidé. Si elle saute, je sauterai avec elle. Et tant pis pour Danapi.

Sam reposa son journal, le visage baigné de larmes. Il la fixait avec une telle détresse dans le regard que Mahaut paniqua.

« Pourtant tu n’as pas sauté… articula-t-elle avec peine, bouleversée par les mots de son ami.

— Je n’en ai sans doute pas eu le cran, admit-il. Même si c’est toujours mon intention… »

Mahaut réfléchissait à toute allure, le cœur étreint par une nouvelle montée de stress. Elle avait sauté. Sam avait survécu et fondé Danapi. Sans leurs rêves, ils n’auraient cependant jamais lancé leur mouvement, ni causé d’attaque nucléaire. Leurs rêves se trouvaient donc à l’origine de tout, de leur engagement comme de leurs malheurs. Ils formaient comme l’écho d’un autre passé, dans lequel ils avaient posé les mêmes choix désastreux…

« Nous avons cette conversation uniquement parce que ces événements se sont déjà produits, s’irrita-t-elle. Et qu’ils se sont terminés sur l’asphalte là en bas pour l’un d’entre nous. Comme dans ces films où le héros est coincé dans une boucle temporelle. Le destin ne cesse de se reproduire, encore et encore. Qui sommes-nous pour le défier ?

— Mais dans ces films-là, contra Sam, le héros finit toujours par trouver une échappatoire. Et il accomplit sa destinée de cette manière, en réparant ses erreurs…

— Les scénaristes ne sont pas payés pour démoraliser les spectateurs…

— Certes, mais cette fois, c’est nous les scénaristes ! On peut croire ce futur inexorable, que nous ne sommes que les jouets d’une puissance supérieure, s’amusant à nous tourmenter, à nous punir pour notre bêtise. Ou alors on décide que rien n’est écrit, que nos rêves sont juste un rappel de l’univers que nous avançons sur la mauvaise voie et qu’on va bientôt se prendre un frontal. Il n’y a qu’une seule réalité, Mahaut. Et dans celle-là, tu peux choisir de me faire confiance et de vivre… »

Mahaut grimaça en haussant les épaules. Ses bras étaient douloureux à force d’être étirés vers l’arrière. Elle avisa le journal délaissé sur le parapet, couvert d’un texte qu’elle n’avait pas vu au musée. Si elle retournait à Danapi, y lirait-elle dorénavant les mots angoissés de son ami ?

« Au pire, demain le pont sera toujours là, remarqua Sam en lui tendant une main ferme. Prends juste le temps de vérifier ce que je raconte... La vie de quatre milliards de personnes vaut bien quelques heures de patience, non ? »

***

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