Malgré son inquiétude grandissante, Mahaut se pencha pour admirer la vue. Si cette horrible statue géante n’avait pas défiguré son centre, la ville de Dar Long aurait pu lui paraître accueillante, ou du moins excitante. En l’état, elle lui rappelait surtout le pari fou qu’elle avait pris quant à l’ouverture d’esprit des Ramahènes. Avec le seul Kohim comme escorte, elle ne donnait pas cher de ses chances d’éviter le peloton d’exécution — ou le bûcher ? — si les autorités décidaient qu’elle n’était qu’une affabulatrice. Elle ne savait même pas si elle pouvait réellement faire confiance à son ancien camarade d’unité, dont la loyauté semblait désormais s’accommoder de retournements très pragmatiques.

Leur héliplan se posa sur la piste de la caserne habituellement réservée aux frelons militaires dans les premières lueurs de l’aube. Mahaut salua les pilotes avant de descendre l’escalier escamotable d’une démarche mal assurée ; sa blessure à l’épaule l’empêchait de se tenir du bon côté pour contrebalancer le manque de soutien de son pied en atèle. Désormais passé maître dans l’art de contrôler son exosquelette, Kohim fut, lui, en bas en deux bonds. Tous les soldats actifs sur l’esplanade s'étaient arrêtés, d’évidence décontenancés par l’apparition d’un appareil danatile au beau milieu de leur camp d’entraînement à l’extermination des Maïdokhis.

Le comité formé pour les accueillir avait, pour sa part, l’air plus mécontent que décontenancé par leur arrivée. Une dizaine de membres des forces d’élite en tenue de combat pointaient leur fusil sur eux, dispositif pour le moins inquiétant nuancé seulement par la présence d’un officiel en grande tenue et du préposé des services de renseignement avec lequel ils avaient parlé depuis Suhuro.

« Mao Dècham et Kohim Nesaïgurinot, énonça ce dernier, nous avons ordre de vous placer en détention pendant la vérification de vos assertions. Merci de bien vouloir coopérer. »

Sous l’œil attentif de leurs collègues, deux soldats approchèrent pour leur passer des menottes magnétiques, forçant Mahaut à déplier péniblement le bras qu’elle portait en écharpe. L’officiel s’avança alors vers celle-ci et, sans avertissement, lui arracha plusieurs cheveux, qu’il glissa dans un petit contenant métallique à fermeture biométrique. Il tourna ensuite les talons tandis que les militaires emmenaient leurs prisonniers dans le bâtiment abritant les cachots.

« T’as pas intérêt à me laisser tomber, Maïdokh ! » lança Kohim lorsqu’on les dirigea soudain vers deux couloirs différents.

Une fois enfermée, Mahaut s’écroula sur la banquette — elle avait hérité d’une cellule plus confortable que lors de sa précédente visite à Dar Long — et soupira, plus très loin de regretter son idée idiote. Allait-elle devoir attendre longtemps pour connaître le sort qui lui serait réservé ? Ils n’avaient, somme toute, pas été mal reçus selon les standards de l’armée ramahène, mais pouvait-elle interpréter ça comme un signe encourageant ?

Les minutes passèrent, bientôt les heures. Elle se mit peu à peu à paniquer. Les tests ADN étaient effectués aussi vite ici qu’à Danapi, elle le savait. Peut-être les officiels ramahènes avaient-ils décidé de faire une nouvelle analyse du code génétique d’Opthéo Tsong au départ de la relique récupérée à Sirna Baal ? Sam lui avait expliqué que celle-ci était en réalité la mèche de cheveux qu’il avait coupée lors de leur voyage en Toscane un an plus tôt. Associée à d’autres souvenirs étroitement liés à leur histoire d’amour, il l’avait apparemment emmenée partout avec lui jusqu’à sa mort, dans un trou perdu deux cents kilomètres au sud d’Atlanta. Sa découverte par des réfugiés ramahènes, deux mille cinq cents ans plus tard, dans le minuscule mausolée construit sur la tombe du Fondateur Bodson avait déclenché une guerre sauvage qui s’était achevée par la conquête de la péninsule danatile par Ramah.

Quelle que soit leur base de comparaison, les autorités disposaient certainement déjà du résultat de l’examen de l’ADN de Mahaut. Discutaient-elles désormais de la meilleure manière de l’appréhender ? Ou des risques qu’elles courraient en se débarrassant de cet encombrant prophète revenu de l’au-delà ? Ceux-ci étaient inexistants, elles en avaient sans nul doute pris conscience.

Assommée par le décalage horaire, Mahaut commençait à piquer du nez quand quelqu’un déverrouilla la porte du cachot.

« Mao Dècham, veuillez me suivre, s’il vous plaît ! »

Prononcés sur un ton catégorique, ces quelques mots l’inquiétèrent au plus haut point. Elle se leva en décalant par avance son bras afin de rendre le passage des menottes moins douloureux. Aucun soldat ne l’attendait pourtant dans le couloir des cellules ; seuls l’officiel et l’agent des renseignements qu’elle avait vus au point du jour lui faisaient face. Vaguement rassurée, elle leur emboîta le pas tandis qu’ils marchaient en silence vers la sortie du bâtiment. Au centre de l’immense esplanade était stationné un frelon orné des armoiries du royaume de Cassirin. L’appareil décolla dès qu’ils y furent embarqués.

« Où allons-nous ? s’enquit-elle après quelques secondes.

— Je ne suis pas autorisé à vous le dire », se contenta de répliquer l’officiel.

Mahaut leva les yeux au ciel, sceptique quant à l’intérêt de tout ce mystère. À son grand étonnement, leur transport se posa après une dizaine de minutes de vol sur le vaste parvis du palais royal. Ils en descendirent rapidement, sans un regard pour la statue du guide éclairé qui se dressait dans leur dos. Ses deux compagnons se positionnèrent de part et d’autre d’elle, l’air concentré. Ainsi disposés, ils franchirent une à une les gigantesques portails qu’ouvraient les gardes en uniforme de parade à leur arrivée.

Parvenus enfin à l’intérieur, ils s’arrêtèrent devant une porte close à l’extrémité d’un corridor somptueusement décoré. Les battants s’en écartèrent après une ou deux minutes, laissant Mahaut et son escorte pénétrer dans une salle aux dimensions impressionnantes. Son cœur secouant sa poitrine de soubresauts désordonnés, elle s’avança jusqu’au seuil de la table en forme de fer à cheval autour de laquelle étaient assis les rois et les reines des Royaumes Restants de Ramah. Le Conseil suprême s’était-il assemblé dans le seul but de juger son cas ? Tout paraissait l’indiquer.

En costume et cape de velours étincelant, les souverains la dévisageaient avec attention, la mine grave. La reine Sujat Kor se dressait en face d'elle, les doigts tendus appuyés sur les motifs détaillés de la table en métal. Derrière celle-ci se tenait une véritable armada de hauts gradés à la posture raide et l’expression froide.

« Mao Dècham, entama la dirigeante de Cassirin d’une voix puissante, nos experts ont conclu que votre bagage génétique était identique en tous points à celui d’Opthéo Tsong. Ils n’ont malheureusement pas pu nous fournir d’explication rationnelle à cette occurrence extraordinaire. Le Conseil a dès lors décidé de considérer votre présence parmi nous en cette période troublée comme un signe, un événement de grande portée symbolique. Celle-ci nous honore et nous réjouit. Pouvez-vous nous faire part de vos intentions ? »

Mahaut réfléchit à toute vitesse. Préoccupée par leur rencontre à venir avec Alexia, elle ne s’était pas vraiment préparée à cette reconnaissance, trop incertaine à son goût. Comment devait-elle se positionner ? Elle avait perçu la pointe de suspicion dans les intonations de la reine. Elle devinait que l’opinion du Conseil suprême pouvait toujours basculer, et l’envoyer droit vers les oubliettes de l’Histoire — ou pire. Les chefs de corps qui l’observaient, alignés en rang d’oignon à l’arrière, lui inspiraient encore moins confiance. Elle repensa à sa vie à Dar Long, à ce qu’elle avait appris de la culture ramahène ; à la manière dont ses camarades voyaient le monde, au courage, au sens de l’effort et au dévouement à Ramah qu’exprimaient Naïgar, Gemli, Shanem et même Jabgard.

« Je vous remercie pour votre accueil, Majesté, entama-t-elle avec prudence. Je n’ai pas l’expérience des éminents membres du Conseil dans la conduite des affaires politiques, mais je souhaite plus que tout restaurer la paix et l’harmonie à Ramah. Rendre aux Royaumes Réunis leur grandeur et leur unité… »

Elle balaya du regard la table circulaire, dont seule la moitié des sièges étaient occupés.

« J’aspire simplement à vous aider, enchaîna-t-elle en fixant à nouveau Sujat Kor, à trouver des solutions aux problèmes ayant amené une partie de la population à se désolidariser de la patrie qui l’a élevée et nourrie. La répression et la lutte armée ne peuvent pas tout résoudre ; vous le savez puisque vous m’avez fait venir ici aujourd’hui. Vous estimez qu’il est peut-être temps d’explorer d’autres pistes et je crois que vous avez raison. »

Autour de la table, plusieurs des souverains hochèrent la tête avec emphase, contrastant avec l’agitation contrariée des militaires dans leur dos. Qui détenait le véritable pouvoir à Ramah ? Mahaut l’ignorait, mais devait continuer à compter sur l’aura qui lui avait été conférée.

« Je vous propose dès lors de décréter un cessez-le-feu immédiat, tant sur Maïdokh que vis-à-vis des rebelles de l’est de Ramah. Je peux, à l’instant si vous me restituez ma radio, demander à mes contacts dans les deux camps de faire de même. Cette trêve nous permettra de considérer ensemble les voies possibles pour retrouver la prospérité et la sécurité dont les Royaumes ont joui pendant des siècles. Les Ramahènes, et les soldats en particulier, consentent à de grands sacrifices pour le bien commun et l’honneur de leur nation. Cet engagement admirable devrait à présent être mis au service des solutions les plus susceptibles d’apporter à tous leurs concitoyens une vie confortable et sûre. »

Ces termes étaient-ils acceptables pour les responsables de l’armée ? Probablement pas, mais la reine fit cesser le brouhaha derrière elle d’un bref mouvement de la main.

« Les difficultés que Ramah a rencontrées semblent essentiellement provenir de défauts d’approvisionnement, poursuivit Mahaut en choisissant ses mots avec soin. Il est temps d’étudier comment répondre aux besoins de la population par des moyens différents, comment mieux utiliser les ressources naturelles pour ne pas être condamné à une perpétuelle fuite en avant vers d’autres territoires. Cette partie du message d’Opthéo Tsong a visiblement été occultée au fil des époques. Si le Conseil suprême en convient, je m’efforcerai de vous assister dans l’élaboration de nouveaux modes de production et d’échange des biens, capables de garantir l’équilibre de la société ramahène dans la durée. »

Elle redressa la tête, toisant du regard les chefs de guerre à l’arrière-plan. Ils paraissaient prêts à intervenir, à venir taper du poing sur la table d'apparat et exiger que cette traîtresse maïdokhie soit remise à sa place ; toutefois ils n’en firent rien. Comptaient-ils user de leur influence par des voies détournées ? Mahaut se demanda si elle avait envie de passer ses nuits à lutter contre les manœuvres de personnes armées jusqu’aux dents, refusant d’abandonner la moindre parcelle de leur pouvoir. Pouvait-elle encore prendre ses jambes à son cou et laisser les Ramahènes gérer eux-mêmes les conséquences de leurs choix mal avisés ?

« Mao Dècham, je vous remercie, reprit Sujat Kor avec l’ombre d’un sourire. Nous allons examiner vos propositions avec toute l’attention que requiert la gravité des enjeux auxquels nous sommes confrontés. Dans l’attente de notre décision, vous séjournerez au palais, où vous serez traitée avec tous les égards dus à votre statut ; j’y veillerai personnellement. »

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