Mensonges
— Tu pourras aller chercher Benoît à la gare ?
— Bien sûr.
Benoît est le meilleur ami de Florent. Ils ont passé leur diplôme ensemble et se donnent régulièrement des nouvelles. Christian, lui, a disparu du paysage. Il s'est pourtant installé à paris il y a quelques mois, mais il n'a pas l'air d'avoir envie de nous voir. Il s'est fait de nouveaux amis. Et en éternel célibataire, passer ses soirées avec un couple transis, ça ne l'enchante pas spécialement.
Benoît restera chez nous tout le week-end, et repartira lundi. Florent, malgré ses efforts, n'a pas réussi à se libérer, il travaille. Alors ce sera à moi de lui faire visiter la ville. J'aime bien Benoît. C'est un type simple qui a beaucoup d'humour. Je serai ravie d'être son guide touristique. Ce soir, nous avons réservé dans le restaurant de Florent. Benoît aussi est chef de rang et il affectionne tout particulièrement la gastronomie. Florent est un peu tendu, il a envie d'être à la hauteur. Pour moi, ce sera enfin l'occasion de découvrir les collègues de mon petit ami. J'ai découvert très récemment qu'une des serveuses draguait Florent. C'est une histoire alambiquée. Depuis notre altercation de l'autre soir, Florent était de plus en plus étrange. Au départ, je pensais que c'était ce mauvais coup, involontaire, qui lui minait le moral. Mais en réalité, cet épisode malheureux était déjà oublié, par lui comme par moi. A force de le questionner, j'ai donc fini par apprendre qu'une certaine Leïla lui tournait autour et que cela le mettait mal à l'aise. Elle lui a même mis un mot dans son casier, au travail. Et s'il ne m'en parlait pas, c'était pour ne pas m'alarmer. Pourtant, cet aveu m'a rassurée. S'il m'en parle, c'est que cela ne l'intéresse pas. Je suis néanmoins curieuse de découvrir cette fameuse Leïla. Il dit qu'elle ne lui plaît pas mais...je veille !
Nous venons d'être installés dans la jolie petite salle de la brasserie parisienne. La jeune serveuse, souriante, nous tend les cartes. Je ne résiste pas à la curiosité de lui demander son prénom.
— Leïla.
J'en étais sûre.
— Enchantée ! Je suis Bénédicte, la petite amie de Florent. Dîtes-lui que nous sommes arrivés !
Je vois un trouble passer dans ses yeux. Elle ne doit pas se sentir très à l'aise. Benoît me conseille sur les plats et nous choisissons ensemble un « menu dégustation ». Lorsque Leïla revient, je remarque qu'elle évite mon regard. Benoit n'est au courant de rien. Il me chahute gentiment, comme à son habitude, et je m'esclaffe théâtralement à chacune de ses blagues. J'ai besoin de montrer à cette fille qu'elle ne me fait pas peur. En entrée, nous avons choisi tous les deux une soupe de poisson. Lorsqu'elle nous les apporte, je remarque qu'elle a oublié les couverts. Je jubile.
— Et sinon, on est censée la manger à la fourchette, la soupe ?
Je parle un peu trop fort. Parce que Leïla est jolie. Parce que Leïla est une menace. Et parce que j'ai bu un peu trop de vin. Elle s'excuse et revient quelques minutes plus tard avec une cuillère à soupe. J'essaie d'avoir le triomphe modeste. Tout le long du repas, je détaille ses allers et venues, et je ne manque pas de souligner chacune de ses erreurs. A chaque faux pas, elle s'excuse timidement. Elle peut. Je la catégorise immédiatement dans la catégorie des ravissantes idiotes. Elle a à peine dix-huit ans, une jupe trop courte à mon goût et des yeux de biche. Je la déteste.
— Alors, ça s'est bien passé ?
— Super, répond immédiatement Benoît. C'était délicieux !
— Oui, c'était pas mal, enfin... à part le service. Quelle cruche cette Leïla !
Benoît surenchérit et Florent nous donne raison. Je suis aux anges. Nous faisons quelques pas sur le trottoir, quand tout à coup il fait demi-tour.
— J'ai oublié mon portefeuille !
Sans se concerter, Benoît et moi revenons nous aussi sur nos pas.
— Non, allez-y, je vous rattrape !
Florent donne ses clefs à Benoît et m'embrasse sur les lèvres avant de repartir en courant vers le restaurant. Benoit et moi rejoignons ensemble la voiture de Florent, en riant. J'ai trop bu, lui aussi. Nous flânons, le nez au vent. Florent a vite fait de revenir vers nous et nous reprenons la route de l'appartement où nous descendons quelques bières avant de nous coucher. Je m'endors comme un bébé : je n'ai rien à craindre de cette fille.
La sonnerie des messages vient de retentir. Au début, je crois qu'il s'agit de mon téléphone. Florent et moi avons acheté deux modèles identiques, et il m'arrive parfois de me tromper. Mais c'est bien le sien qui clignote sur le plan de travail. Il est sous la douche. Benoît, assis devant la télé, ne semble même pas avoir entendu sonner. Je fais quelques pas pour m'asseoir à ses côtés, puis je me ravise. Je ne réponds jamais à ses appels. Je ne regarde jamais ses messages. Pourtant, subitement, j'ai envie de le faire. Benoît est obnubilé par l'écran. L'eau coule toujours dans la douche. D'une main tremblante, je déverrouille le mobile.
« A tout à l'heure mon petit chéri. Bisous »
Je le relis plusieurs fois, hébétée. Stéphanie. A la hâte, je note le numéro de téléphone dans un coin de ma tête, puis je repose l'appareil. Je vais m'asseoir près de Benoît.
— On y va ?
Florent est prêt, douché, habillé, parfumé. Il va travailler. Son copain et moi faisons le trajet avec lui, puis nous irons nous promener dans Paris avant qu'il ne reprenne son train. Je me lève, sonnée, et suit le mouvement. Dans la voiture, Benoît s'assied à l'avant, près de Florent. Les garçons discutent de tout et de rien, je fais semblant d'être fatiguée et appuie ma tête contre la vitre. Discrètement, je subtilise le téléphone de Florent, dans la poche de sa veste en jean. Je lis et relis le message, encore, et grave le numéro dans ma mémoire. Stéphanie. Une autre serveuse, qui travaille elle aussi avec Florent. Lorsque nous arrivons à Bastille, il propose de nous déposer sur l'avenue.
— Non, on va venir avec toi, ce sera plus simple pour le sac de Benoît !
Florent fronce les sourcils, mais ne proteste pas. Il se gare à plusieurs rues du restaurant. Je propose de l'accompagner. Cette fois, il n'est pas d'accord :
— C'est idiot, vous allez de l'autre côté ! Je ne vais pas me perdre.
Benoît rit. Moi, j'ai envie de mourir.
Nous nous embrassons sur le trottoir et je tente malgré tout de faire bonne figure tout le reste de l'après-midi. Lorsque Benoît monte dans le train du retour, sur le quai de la gare, je laisse enfin couler mes larmes.
— Quinze jours ?
Il vient de rentrer, et je lui ai tout dit. Il a essayé de nier. Il m'a dit que c'était une blague. Que c'était un autre cuisinier qui avait envoyé le message du téléphone de Stéphanie, pour rigoler. Il m'a dit qu'elle le draguait mais qu'elle ne l'intéressait pas. Il m'a dit qu'il ne se passait rien entre eux. Il a dit tout et son contraire. J'ai crié, hurlé, frappé.
Finalement, il vient de m'avouer que depuis quinze jours, ils se voient régulièrement. Mais il continue à jurer qu'ils n'ont pas couché ensemble et ne se sont jamais embrassé. Bizarrement, j'ai du mal à le croire.
Dans un élan d'orgueil, j'attrape sa valise et jette ses vêtements à l'intérieur.
— C'est fini.
Il pleure, supplie, implore.
— Je ne veux plus te voir, casse-toi.
Il essaie de m'empêcher d'accéder à l'armoire. Je joue des coudes. Les fringues volent à travers la pièce. C'est le chaos.
— Calme-toi, je te jure qu'il ne s'est rien passé.
Il me jurait quelques minutes plus tôt qu'il s'agissait d'une blague.
— Dégage.
— Je t'en supplie !
Je prends une pile de linge et la jette par la fenêtre ouverte. Il n'en revient pas.
— Dégage, ou je te jure que je balance toutes tes affaires par la fenêtre. Une par une.
Le désespoir m'a donné une voix froide et assurée. Le coup de couteau qu'il vient de me porter m'a complètement transformée. Je ne le lui pardonnerai jamais. Je repense aux soirées passées à l'attendre et aux jours de repos où il était avec elle. Je repense à la pauvre Leïla que j'ai passé ma soirée à humilier. Je repense à ces mots d'amour qu'il me disait, sans honte, hier encore avant de m'endormir. Je ne peux pas pardonner.
Il attrape la poignée de sa valise marron.
— Alors, c'est fini ?
— Oui, t'as tout gâché.
Il a ce visage qui me touche tellement. Celui de l'enfant perdu à qui on a cassé son jouet. Sauf que le jouet c'est moi. Et qu'il vient de me réduire en miettes.
Je prends mon paquet de cigarettes et en allume une autre. Je les enchaîne depuis le début de la soirée, comme si cela pouvait me donner du courage. Et sans doute aussi parce que je sais qu'il a horreur de ça. Il approche doucement ses mains de mon visage.
— Je t'en prie...
Je recule. Il est trop tard.
Lorsque la porte se referme derrière lui, j'écoute, aux aguets, ses bruits de pas dans les escaliers, puis le moteur de la voiture qui démarre. Je suis vidée, comme si on venait subitement de m'enlever toutes mes forces. J'ai encore du mal à comprendre ce qui vient de ses passer. Florent me trompe. Florent me ment. Florent n'est pas l'homme de ma vie. C'est trop d'informations. Je n'arrive pas à les analyser. Je fais quelques pas flageolants vers le frigo. Il y a une bouteille de vin rosé que j'ouvre difficilement. Je n'ouvrais jamais les bouteilles, avant. Je bois directement au goulot. Le liquide, frais, coule dans ma gorge et me procure un peu de réconfort. Je prends une nouvelle gorgée, puis j'appelle Manu.
— Mais tu es sûre ?
— Certaine. J'ai lu le message. Et il a avoué.
Elle non plus, elle n'y croit pas. Le sage et raisonnable Florent, qui travaille quarante-deux heures par semaine, adore sa famille et vient de s'installer au bout du monde avec sa petite amie, par amour. Qui aurait pu croire ça de lui ?
— Et tu l'as foutu dehors ?
— Ouais.
Je ne suis pas peu fière. Pour une fois, je n'ai pas cédé.
— Et du coup, il dort où ?
Cette phrase me fait l'effet d'une douche froide. Je réponds que je n'en sais rien, et je continue à insulter Florent tout en buvant du vin au goulot. Dans ma tête, une pensée très précise fait son chemin. Lorsque Manu raccroche, elle a pris toute la place. Et si je venais de le pousser dans ses bras ? Si, véritablement, il ne s'était encore rien passé et que je venais de précipiter le pire ? Je ne peux pas croire que j'ai été aussi idiote. Je regarde la pendule. Il est parti depuis une heure et demie. S'il est chez elle, ils sont peut-être déjà en pleins ébats. Je décide de l'appeler.
— Oui ?
— Tu dors où ?
Sa voix est brisée, à peine audible.
— Je ne sais pas, pour le moment je roule... Je vais chercher un hôtel.
J'entends le bruit du moteur qui ronronne. Il n'est pas chez elle.
— Pourquoi ?
L'espoir pointe dans sa voix. Je ne sais pas quoi répondre. A part que je l'aime et que sans lui ma vie ne vaut pas la peine d'être vécue. A part que je n'arrive pas à imaginer l'appartement sans lui, sans nous. A part que nous deux, c'est ce que j'ai toujours voulu. Que j'ai pleuré son absence pendant des mois, qu'il m'a tellement manqué. Je ne peux pas être celle qui le fera disparaître. Jamais.
— Rentre, s'il-te-plaît. On doit parler.
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