Chapitre 5

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Une nappe de brouillard flotterait bientôt au-dessus du lac. Aleth n’échapperait pas au cauchemar cette fois. Éprouvée par son insomnie de la veille et en pleine descente d’adrénaline, elle avait dû s’assoupir sur l’un des fauteuils de la salle d’attente du médecin. Qu’était-il advenu du soldat ? Elle sonda son esprit, mais cela lui donna la migraine, ce n’était pas là que sa mémoire cherchait à l’amener.

Le nom du cinéma lui était inconnu, de même que sa façade. Elle en était une cliente régulière, à vrai dire la seule, et lorqu’elle se trouvait ainsi dans le fauteuil de velours, c’était toujours à son insu. L’établissement était la propriété d’un cerveau malade. On y jouait uniquement le même drame larmoyant, un chef-d'œuvre surréaliste que le spectateur novice attribuerait à tort à Marcel Carné. Mais comment lui en vouloir ? Le découpage en flashback était identique à Le Jour se Lève et on y trouvait en toile de fond la même dose de fatalisme que dans Quai des Brumes, autrement dit assez pour vous faire perdre la foi.

Avide lecteur de Freud, le père Thomas avait mis un mot là-dessus : compulsion de répétition. Un terme savant pour dire que son esprit en quête d’explications lui faisait revivre le même traumatisme, à la recherche des paroles qu’il aurait fallu prononcer, des actes qu’il aurait fallu entreprendre. Un nouvel épisode de migraine la traversa plus fort que le précédent. Le cerveau malade lui faisait comprendre qu’il abhorrait toute tentative de réflexion.

Les lourds rideaux en velours rouge s’écartèrent et laissèrent place au crépitement du projecteur. Le lac apparut, recouvert par la brume. Puis la caméra se déplaça : gros plan sur l’autre berge, là où une silhouette en soutane noire nouait une étole violette autour de son cou. Le visage du père Thomas n’était pas visible pour la spectatrice. Un effet dramatique qui n’était pas voulu. Elle ne s’en souvenait pas, du moins elle avait choisi de ne pas se souvenir.

Au centre du lac, la brume se dissipa, captant l’attention de la spectatrice dissipée. Là-bas, un enfant apeuré lévitait, ses pieds, quelques centimètres au-dessus de l’eau. Une tâche se répandait sur son short en tweed, celui-là même qu’il portait hiver comme été, une tradition de la noblesse anglaise censée l’endurcir. Au niveau de ses tempes, sa peau blanche, presque diaphane, était encore marquée par les mains qu’on lui avait imposé avec force. Celles du père Thomas d’abord, puis celles d’Aleth, chaque fois sans succès. Tous deux restaient spectateur du drame à venir.

Autour de lui, le lac frémissait et des bulles par dizaines, peut-être par centaines, jaillissaient ici et là. Au contact de l’air, elles prenaient une couleur rouge écarlate avant de venir mourir à la surface de l’eau. La zone autour du garçon se maculait et tandis qu’elle s’élargissait, ce ne furent plus des bulles, mais des corps qui firent surface. Il y en avait cinq : Lord Crowley, Lady Stetton et leurs trois filles, les sœurs aînées d’Henry. Tous réunis à l’initiative d’Aleth qui voyait là l’occasion de mettre un point final à une ennuyeuse affaire d’exorcisme qui n’en était pas une.

Tous morts par ma faute. C’était ce que le cerveau malade voulait entendre. Scène suivante. L’eau se mit à tournoyer, jusqu’à former un siphon. Les dépouilles de la famille Crowley passèrent successivement devant elle, leurs yeux vitreux adressant des reproches silencieux.

Gros plan cette fois sur le visage du garçon qui était déformé par la colère. Les lèvres d’Henry remuèrent. Elle savait par avances ses prochaines paroles, celles-ci hantaient ses nuits depuis maintenant un an.

— Tu m’avais promis. Tu m’avais promis que je ne leur ferais pas de mal.

Une promesse bien creuse dont elle n’avait pas souvenir. Elle avait haï ce gamin à qui la fortune souriait et elle avait ri de ses malheurs. Pour elle, l’explication était toute simple : le garçon feignait d’être possédé pour attirer l’attention de ses parents absents. Ses accès de rages et ses gestes obscènes n’avaient en eux-mêmes rien d’extraordinaire pour un garçon de son âge. Il y avait certainement de quoi choquer des aristos et un prêtre, mais pas le citoyen lambda . Pensaient-ils réellement que le personnel du manoir gardait en permanence la langue chaste ? Le garçon qu’on disait prompt à l’exploration n’avait-il pas tout simplement assisté discrètement aux ébats de deux servants se croyant à l’abri des regards ? Tout lui avait paru d’une plate évidence et elle en était devenue aveugle à la souffrance du garçon dont les abysses plongeaient bien des mètres sous leurs pieds.

Il aurait fallu creuser les propos incohérents du garçon. Ils l’étaient certes, mais parce que le cerveau d’un enfant qui n’avait même pas atteint l’âge de raison ne pouvait concevoir des choses telles que le viol. Pas plus qu’il ne pouvait expliquer la forte affection qu’il éprouvait à l’égard de l’une de ses sœurs, celle qui se trouvait être sa véritable mère et la première victime de la perversion de Lord Crowley. Il était une tare aux yeux de ses deux mères : le rappel quotidien d’une enfance qu’on lui avait à jamais dérobée pour l’une, l’aveu malsain d’une beauté usée par le temps pour l’autre. Ne lui restait comme source d’affection que l’amour déviant de son père qui venait parfois se glisser dans ses draps. Le garçon avait eu mal. Assez pour vouloir infliger la souffrance à autrui, sans distinction.

— À ton tour d’avoir mal, lui dit-il

La caméra revint sur l’autre rive et on vit les pieds du prêtre décoller du sol. L’étiole autour de son cou se tendit, comme une corde et tandis qu’il commençait à suffoquer, elle hurla.

— Crève ! Crève ! martelait le garçon.

Et elle qui l’implorait d’arrêter. Qu’était-il advenu du prêtre ? La spectatrice ne le saurait pas, un incident technique interrompit la diffusion. Quelque chose dans l’air changea et elle sentit qu’elle quittait le fauteuil de velours. Elle cligna des paupières, ou du moins eut la sensation de le faire. Elle était cette fois dans les bois près du château, le prêtre pendu avait fait place à un soldat. Elle retrouva le chemin de sa mémoire immédiate puis ses sensations. Une main secouait son épaule, une voix l’appelait doucement.

Elle émergea la tête penchée et le cou endolori. Le front en nage, elle s’essuya d’un revers de manche avant de reporter son attention sur le docteur Patry, véritable pur produit de la région. Ses sourcils broussailleux s’étaient froncés et l’espace d’un instant, elle sentit le regard inquisiteur du médecin se poser sur elle, comme s’il cherchait à l’ausculter à distance. Le diagnostic mental qu’il établit fut tout aussi rapide: cas classique de parasomnie, rien d’inhabituel si l’on considérait le contexte. Les traits de son visage se relâchèrent et il arbora le visage serein de ceux qui annoncent les bonnes nouvelles.

— Votre homme est hors de danger. Un véritable miracle si vous voulez mon avis.

Il savait de quoi il parlait. Accroché au mur, emprisonné dans une vitre, un brassard en tissu blanc orné d’une croix rouge. Un souvenir de la Grande Guerre. Dans les avant-postes, il avait connu, sûrement pratiqué, le grand tri à la fin des batailles. Quand les blessés affluaient par centaines, l’urgence triomphait de la compassion: un simple hochement de tête suffisait à renvoyer au désespoir les camarades de ceux qui avaient déjà un pied dans la tombe. Un unique geste pour dire à ceux qui s’étaient relayés à la tâche du brancard, avaient traversé les boyaux étroits et boueux de l’arrière, le tout sous le feu de l’artillerie ennemie, “Navré, nous ne pouvons rien pour lui”. Les réactions étaient certainement variées, de la simple acceptation mutique aux véhémentes reproches, mais pas le temps de s’y attarder, ceux qui pouvaient encore être sauvés attendaient leur amputation. Les blessés par obus et les infectés des tranchées étaient logés à la même enseigne, pas de pénicilline (elle avait lu qu’on ne l’avait découvert qu’en 1928), ni d’anesthésie, on y allait à la scie à métaux. Des miracles, il avait dû en connaître, mais, parce que son prestige en dépendait, il lui fallait livrer à la jeune femme une explication à même de rejeter ce terme absent des dictionnaires de médecine.

— Il faut remercier nos amis les asticots : ce n’est pas très ragoûtant, je vous l’accorde, mais il n’y a pas mieux pour vous nettoyer une plaie. Leur truc à eux c’est les tissus nécrotiques et le reste, ce qui est sain, ils y toucheraient pour rien au monde.

Elle acquiesça de la tête et formula aussitôt la question qui lui brûlait les lèvres.

— Puis-je lui parler ?

Le médecin secoua la tête en signe de négation.

— Pas dans l’immédiat. Peut-être dans une heure ou deux mais si vous voulez mon avis, vous n’en tirerez pas grand-chose. Il a fallu un sacré temps avant que l’anesthésie agisse et ses propos étaient pour ainsi dire… incohérents.

Il eut du mal à accoucher de ce dernier mot. C’était le médecin vétéran qui lui parlait, celui qui avait été aux chevets de patients en état d’alerte constant. On appelait cela l’obusite, c’était la conjonction des deux grandes peurs : celle d’être pulvérisée par un obus, celle d’être engloutie sous les gravats. Même dans le lit d’un hôpital de campagne, le cerveau ne quittait pas le champ de bataille. Un simple claquement de porte déclenchait la réponse post-traumatique et il fallait se plaquer au sol, les mains collés sur les oreilles, en attendant que l’ennemi invisible ne cesse son assaut. Mais pour le cas du soldat Braun son ennemi était certes invisible mais bien réel et ce que le médecin attribuerait à des hallucinations n’étaient rien d’autres que le reflet d’une réalité qui était difficile à concevoir pour l’esprit rationnel. Ces choses-là, elle voulait les entendre, mais elle ne pouvait l’avouer au médecin qui ne s’était jamais départi de ses suspicions. Et justement, il formula à son tour la question qui lui brûlait les lèvres.

— Que lui est-il arrivé ?

Elle avait pu s’en défausser à l’arrivée étant donné l’urgence, mais elle savait qu’elle n’y échapperait pas. En fait, elle comptait surtout sur Hoffmann: elle l’imaginait douée pour ces choses-là et puis s’il ne voulait pas répondre, le médecin n’insisterait pas plus. Mais l’officier de l’Orstkommandatur avait regagné son bureau aussitôt l’opération commencée, la laissant seule pour l’interrogatoire. Peu créative, elle se remémora les paroles de Richter lors de la découverte du corps.

— Une attaque de loups, peut-être d’ours.

Il éclata de rire bruyamment, ce qui la fit sursauter.

— Sacrés bestiaux alors. C’était peut-être même la grand’bet !

Un nouvel éclat de rire résonna, amorçant un début de soulagement pour la jeune femme : la conversation semblait glisser sur le terrain de l'humour. Sûrement était-ce seulement pour baisser sa garde, mais elle choisit de s’y engouffrer pour une raison tout autre. Quelque chose s'était allumé dans son esprit, comme si un fil venait de lui être tendu. Il lui suffisait de le saisir, et il la conduirait vers ce qu'elle cherchait.

— Pardon ?

— La grand-bête, la bête blanche, ce que vous voulez. C’est une légende d’ici : une espèce de chien ou de loup, aussi gros qu’une génisse, et qui s’attaque au bétail. Allez du côté de la gare si ça vous intéresse, le rebouteux connaît mieux ces histoires-là.

Elle alla donc côté de la gare. Après avoir remercié le docteur, elle lui indiqua revenir dans deux heures et quitta son cabinet l’esprit empli d’interrogations sur cette “grand-bête”. Le médecin semblait y voir là un simple conte pour enfants. Mais dans le rapport de l’archevêque, n’était-il pas question d’un autre mythe, celui de cadavres animés par la magie noire ? Comment pourrait-elle qualifier autrement ce qu’elle avait combattu là-bas dans les bois ? Un loup blanc, de la taille d’un taureau, cela expliquait parfaitement les lacérations qu’on disait venir d’un ours. Elle en était persuadée, le soldat Braun lui donnerait la confirmation qu’elle attendait.

Elle arrêta un temps ses réflexions pour s’imprégner de l’ambiance du village. Castavel-sur-Cher avait pour particularité d’être une promenade bucolique le long du fleuve qui lui donnait son nom. Des deux côtés de l’interminable sentier pavé s’alignaient des maisons en pierre rouge et aux toits pointus. Celles à gauche avaient les pieds dans l’eau, des balcons en bois qui surplombaient le fleuve et parfois de petits moulins en bois. Celles à droite étaient d’architecture médiévale et entrelacées de ruelles en pente. Les bâtiments les plus imposants étaient regroupés au terme de la promenade qu’elle atteint avec la rapidité d’un local qui ne sentait pas le besoin de s’arrêter pour contempler.

Le décor invitait certes à la flânerie, mais le claquement de bottes omniprésent des soldats sonnait comme un rappel constant à la réalité. Depuis le cabinet du médecin, elle avait croisé pas moins de vingt patrouilles de soldats différents et au moins autant d’habitants à la mine abattue. Pour un village qu’elle estimait de deux mille âmes, cela faisait beaucoup d’hommes en uniforme. La raison tenait à la présence de deux forces distinctes au sein de la localité : d’un côté la Waffen SS au service de Richter et reconnaissables à son uniforme noir, de l’autre l’armée régulière, la Wermacht, arborant les couleurs du vert-de-gris et avec à sa tête le commandant Hoffman. Cette dernière avait pour mission de garantir l’ordre dans le village, notamment en procédant aux arrestations, voire exécutions de résistants. La première, avait elle des motivations plus obscures liées à l’Ahnenerbe, l’institut de recherche de Heinrich Himmler.

Elle passa justement devant le bureau de la Kommandatur, un hôtel réaffecté situé non loin de l’aqueduc qui constituait le seul axe reliant le village à la route. Hoffman se trouvait près de la devanture, écrasant sa cigarette au sol. D’un geste de la tête, il la salua, mais après qu’elle le lui ait rendu, elle sentit son regard soupçonneux la scruter tandis qu’elle se dirigeait vers la place centrale. L’homme au ventre proéminent n’avait posé aucune question lorsque la Peugeot de son supérieur débarqua en trombe avec la jeune femme au volant et un soldat blessé sur la banquette arrière. Averti par Elise, il se chargea lui-même de transporter le soldat au cabinet du docteur Patry. En voyant les lacérations parcourant le corps de Braun, il jura en allemand et tout le long du trajet, il avait secoué la tête en signe de désaccord. C’était pour Aleth le signe que les expériences des officiers n’étaient pas au goût de tous. Mais il ne le ferait pas remonter à Richter, son grade ne l’autorisait pas et Richter avait l’autorisation implicite de Himmler, donc celle du régime.

Une longue file s’était formée devant la mairie. Beaucoup avaient leurs cartes de rationnement à la main et attendaient de pouvoir les échanger contre leur portion de pain, d’œufs, de volaille et de lait. Tous étaient creusés par la faim, jusqu’à avoir les os saillants. Et pour cause : les parts étaient bien maigres, le gros des quantités était réservé aux allemands en priorité puis aux habitants des grandes villes. En principe, le monde rural avait le système D : échanger ses récoltes contre le bétail du voisin ou son gibier contre du lait. Mais si ce n’est le champ foisonnant de la ferme de Darnot, elle n’avait rencontré que des cultures pourrissantes et des pâturages quasi dénués de bêtes. Fallait-il encore y voir un lien avec l’affaire sur laquelle elle enquêtait ? Sans doute, mais cela faisait beaucoup de questions et peu de réponses. Elle espérait justement en trouver du côté de la gare.

Dans la façade couleur beige du bâtiment était découpée trois arches. Par pure superstition, elle emprunta celle de droite. Sur les quais elle ne trouva pas le rebouteux, simplement d’autres soldats en patrouille. En y repensant savait-elle seulement ce qu’elle devait chercher ? Le terme de rebouteux lui était parfaitement inconnu et elle n’avait pas pris le temps de demander plus d’indications au médecin, toujours par peur qu’il ne s’interroge davantage. Il était évident qu’elle manquait de tout : de temps, de préparation et sûrement même de direction. Ces choses-là n’arrivaient jamais quand elle était avec le père Thomas. Sa formation n’était pas achevée et un cas aussi complexe que celui de Rose Darnot ne lui aurait jamais été confié en temps normal. Mais comme à son habitude, elle avait fermé ses oreilles aux voix de la raison, elle que l’on qualifiait de débrouillarde. Pourtant, elle devait le reconnaître, la situation lui échappait. Elle avait visé trop gros et ce péché d’orgueil risquait de lui faire tout perdre.

Ce sentiment d’abattement ne lui apporterait rien. Tentant de le ravaler, elle regarda au loin, là où des hommes s’affairaient au chargement de wagons sous la surveillance de gardes au fusil. Des prisonniers de guerre réquisitionnés, devina-t-elle. Elle pensa subitement à Alexandre et une idée jaillit dans son esprit. N’était-il pas possible de demander à Richter un transfert ? Son cœur s’emballa rapidement dans sa poitrine. Oui, l’officier n’avait aucune raison de refuser: il serait plus facile pour lui de surveiller son otage. Quant à elle, la proximité avec son frère faisait naître la perspective de visites, qu’elle savait d’avance qu’on lui accorderait pour la motiver. Mais peu lui importait la raison, elle voulait voir son frère, ne plus être seule ici.

Mais cela voudrait dire qu’il saurait. La voix était revenue, la même que le matin au réveil. C’était celle de la raison, peut être celle de la culpabilité, mais cela importait peu, car elle était dans le vrai. Alexandre Caspari était l’incarnation de la vertu, l’exact opposé de la jeune femme. C’est lui qui était parti travailler en Allemagne, le sourire aux lèvres, en affirmant qu’il donnerait à sa sœur les moyens de subsister en ces temps difficiles. Il n’accepterait jamais que le prix de sa libération soit de soumettre une petite fille innocente aux expérimentations nazies. Non, il ne lui pardonnerait pas. Elle garderait le silence sur ce qu’elle avait fait, elle ne lui parlerait pas de ce qu’elle était.

Un sifflement perçant se fit entendre au loin, annonçant l’entrée en gare d’une locomotive. Soudain, elle sentit ses mains se porter au niveau de son cou par réflexe. Une brûlure soudaine se propagea dans sa gorge et ses yeux, comme si chaque inspiration enflammait son système respiratoire. Elle n’était plus dans la gare, mais dans une pièce lugubre aux murs de bétons. Aaron raclait la paroi grise de ses ongles, là où des traces suggéraient que les précédents occupants de la “chambre” en avaient fait de même. Ils étaient partis à jamais, comme les Finkel avant eux et comme elle et son frère bientôt. Qui était Aaron ? Qui étaient les Finkel ? L’esprit d’Aleth résistait difficilement face à la violence de l’intrusion. La conscience qui lui était projetée était celle d’une enfant, une grande sœur tout comme elle, qui avait lancé un appel à l’aide désespéré à qui voudrait bien l’entendre. Le “don” d’Aleth (c’était en ce moment même un fardeau) agissait comme un récepteur, sans pour autant qu’elle connaisse l’origine du signal. Pour ce qu’elle en savait, l’évènement se déroulait peut-être à des centaines de kilomètres d’ici,

Ce fut cette fois sa peau qu’elle sentit brûler, comme si des milliers d’aiguilles la transperçait. Ce n’était plus une mais des dizaines de voix qui entrèrent dans sa tête pour l’implorer. Achève-moi. Venge-moi. Fais-leur du mal. Protège-les. Les injonctions étaient multiples, parfois contradictoires et faisaient naître une myriade infinie d’émotions en elle. Le fardeau était trop grand : ses jambes se dérobèrent et ses genoux vinrent toucher les rebords du quai. Le cliquetis des roues sur les rails se faisait de plus en plus audible. Elle allait tomber. Elle allait mourir, pour de vrai. Elle chuta finalement et son cœur s’arrêta l’espace d’un instant. Quelqu’un l’empoigna par le col et la pompe repartit de plus belle. Les yeux encore larmoyants, elle sentit qu’on la conduisait quelque part. Des paroles furent prononcées, mais elles se perdirent dans les voix de terreur qui perçaient son crâne.

Elle ne saurait dire combien de temps était passé avant que l’écho ne disparaisse. Ses oreilles avaient retrouvé le sifflement de la locomotive. Le son lui apparut plus distinctement, mais il était trop aigu et monotone. Ce n’était pas un train. Une bouilloire peut-être ? Lorsqu’elle émergea une paire de yeux verts cernés de suie étaient penchée sur elle. Elle eut un mouvement de recul et cogna l’arrière de sa tête contre ce qui devait être la tête de lit. L’enfant avait poussé un cri de surprise et était parti se réfugier derrière une table. Elle balaya du regard la pièce. Ce n’était ni les quais, ni la pièce lugubre qui lui était apparu : cela ressemblait au sous-sol d’une habitation. Des paillasses et des couvertures usées, une table en bois sur laquelle reposait une lampe à huile, une étagère avec quelques provisions : l’aménagement était sommaire, mais suffisant pour y vivre à l’abri de regards indiscrets.

Une trappe s’ouvrit au-dessus d’elle, laissant pénétrer un rayon de lumière vacillant. Une silhouette se détacha dans la clarté et lui apparut progressivement à mesure qu’elle descendait l’échelle. C’était un métissé aux cheveux crépus, assez grand, bien bâti. Aleth redressa son buste, mais l’homme l’arrêta d’un geste de la main:

— Doucement, hein. Votre faute si j’ai gagné un saisissement sur le quai.

“Gagner un saisissement”, une association de mots qui ne lui étaient pas familiers. Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas entendu de créole. Et encore, il faisait l’effort pour elle et lui avait épargné les pronoms et accords si singuliers au métissage des îles.

— C’est pas souvent qu’on voit une bonne sœur se jeter sous les roues d’un train.

— Quoi ? Non c’est…

— Les voix, termina-t-il.

Devant son air ébahi, il ajouta:

— Moi aussi, je les entends et pour les enfants, c'est pire je crois.

Comme pour lui répondre, plusieurs silhouettes frêles sortirent de la pénombre pour l’examiner avec curiosité. Leurs vêtements étaient froissés et trop grands, délavés par la peur et l'incertitude des jours à venir. Là encore, il devança ses interrogations :

— Je les ai récupérés à Montluçon. Là-bas, la police parque tous les juifs dans des trains vers Drancy. Le lieutenant dit qu’après, ils repartent vers l’Allemagne, mais personne sait ce qu’il s’y passe.

— Vous êtes de la résistance, dit-elle sur un ton qui appelait à l’évidence.

— Bénédicte, dit-il en lui tendant une main chaleureuse.

— Inutile de me présenter je suppose, dit-elle en lui rendant son geste.

Un sourire parcourut les lèvres du créole.

— Effectivement ma sœur.

— Aleth suffira. Ce sont les voix qui vous font penser au pire ?

Il acquiesça de la tête.

— On dirait que les rails nous parlent. Des mauvaises choses se passent là-bas.

— Ce que j’en ai vu est suffisant pour donner la nausée…

Il ne put masquer son étonnement. Elle lui raconta ses visions en détail.

— Mon Dieu Seigneur… dit-il finalement en s’affalant sur la table qui lui servait de bureau.

La petite fille aux yeux verts quitta aussitôt sa cachette de fortune pour s’enquérir du créole, mais son regard restait prudemment fixé sur Aleth. Bénédicte posa affectueusement sa main sur le crâne de la petite fille. « Inquiète pas Esther, bientôt nous partons ». Comme pour illustrer ses propos, il tendit à Aleth un dessin cartographiant de manière sommaire le village. Des flèches rouges indiquaient les itinéraires des patrouilles, des annotations leurs horaires.

— Nous partons dans quatre jours, dit-il en posant le doigt sur une ligne en pointillée et qui traversait les bois et des champs.

— Pourquoi vous me dites tout ça ?

Elle avait presque crié. Pour la jeune femme, dévoiler ses plans à une parfaite inconnue relevait de la pure folie. À chaque instant l’homme risquait sa vie et celle des enfants: attrapés par les allemands, ses origines ne lui feraient pas faveur et tous subiraient le même sort funeste. Qu’importait s'il avait entendu parler d’une sœur de l’église venue de Paris. À sa place, la femme en face d’elle pourrait être la Sainte Vierge elle-même qu’elle ne lui soufflerait pas mot de ses projets. Et pour cause, on pouvait avoir toute la bonne volonté du monde, rien ne permettait d’affirmer qu’on ne dirait rien une fois interrogée, menacée ou torturée. Comme pour répondre aux tribulations de son esprit, il ajouta:

— Mon informateur m’a dit que je pouvais avoir confiance en vous.

Elle s’abstint de tout commentaire et ne pas lever les yeux au ciel se fit au prix d’un effort conséquent. Mais plus elle y réfléchissait, plus elle s’interrogait sur l’identité de cet informateur. Plus que la présence de la jeune exorciste, l’itinéraire complet des patrouilles n’était pas à la portée de tous. S’agissait-il d’une personne importante ? Un traître au sein de la police, voire de l’armée allemande ?

Une petite main s’approcha d’elle et s’ouvrit lui présentant une sorte de gri-gri en bois. La dénommée Esther qui ne devait pas avoir plus de huit ans, semblait attendre qu’elle se saisisse de son cadeau.

— C’est une Hamsa, une amulette contre le mauvais oeil. Acceptez là, hein. J’en ai assez pour dix ans de malheur.

Il retroussa sa manche, dévoilant une dizaine de bracelets similaires. Aleth accepta l’objet, gratifiant la petite fille d’un sourire reconnaissant. Le geste ravit cette dernière qui s’empressa de rejoindre les autres enfants. Ils s’avancèrent d’un même geste, serrés les uns contre les autres.

— Je peux vous demander un service Aleth ?

C’était injuste, il lui suffisait de regarder le groupe d’enfant aux joues émaciées par la faim pour se dire qu’elle ne pouvait rien lui refuser.

— Bien sûr.

— Pourriez-vous vous joindre à nous pour la prière ?

Aleth accepta. S’il fallait faire revivre “Sœur Caspari” pour donner de l’espoir à ces enfants, elle le pouvait, elle le devait. Peut-être était-ce seulement là un acte hypocrite pour atténuer la culpabilité de son rôle d’assistante de Richter. Mais là-bas, dans les bois, quand elle avait fait face à la créature, elle avait trouvé en elle un courage qu’elle n’aurait jamais soupçonné. Celui-là même que le père Thomas affirmait avoir décelé dès leur première rencontre. Cette Aleth là était naïve et peu prompte à la survie, mais elle lui plaisait pourtant.

Elle n’était pas versée corps et âme dans l’étude des textes et elle pouvait compter les prières qu’elle connaissait par cœur sur les doigts d’une main. Mais le cercle autour d’elle lui transmirent de leurs mains jointes les mots.

Au jour de la détresse, je cherche le Seigneur ; la nuit, je tends les mains sans relâche, mon âme refuse le réconfort.

Le visage d’Henri lui apparut, mais elle le chassa.

Le Seigneur ne fera-t-il que rejeter, ne sera-t-il jamais plus favorable ? Dieu oublierait-il d'avoir pitié, dans sa colère a-t-il fermé ses entrailles ?

La petite main d’Esther se resserra dans la sienne. Elle aussi partageait ses doutes, eux aussi avaient peur pour l’avenir.

Reste avec moi, Seigneur, je ne te demande pas de consolations divines parce que je ne les mérite pas, mais le don de ta présence, oh ! Oui, je te le demande.

Les yeux résolument clos, Aleth ne le remarqua pas, mais la lumière de la lampe à huile grésilla. Quelqu’un était bien présent pour elle.

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