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De l'une d'elles, on peut admirer une grande partie de la vallée en contrebas ; et au-delà... un bout du Blayeul, et même de l'Estrop(1). Gilles Genêt aimait beaucoup les regarder. Les bras croisés derrière le dos. Il se sentait alors un peu comme un conquérant. Pour tout dire, à maintes reprises, il avait pris plaisir à imaginer ce que le romain Claudius Posthumus Dardanus (oui oui, tout ça) avait pu ressentir en découvrant pour la première fois cette vaste province montagneuse ; ce qu'elle avait pu lui inspirer pour qu'il décidât d'y fonder après la mythique Théopolis(2). S'était-il senti plus près du Tout-Puissant que ses supérieurs ne pouvaient l'être à Rome ? Avait-il eu l'impression d'avoir retrouvé le jardin d'Éden, d'avoir eu l'insigne honneur d'en fouler le sol, d'en respirer l'air ? Comme lui. Et s'énorgueillissant, le brave maraîcher bombait alors le torse, prenait des airs de figure de proue... Une figure de proue face aux splendeurs de la Nature. En tout cas, c'est ainsi que son fils le « revoit » à chaque fois qu'il entre dans son bureau. L'espace d'une seconde.
Celui-ci n'a jamais touché aux affaires de son père. Il les a gardées en l'état. Par souvenir. À moins que ce ne fut par respect. Ou peut-être par flemme. Mais au fil des ans, il a ajouté sa touche personnelle au décor, transformant ce cabinet de travail... en un presque cabinet de curiosité. En effet, petit à petit, carnets, encyclopédies et atlas paternels ont fait place dans leurs rangs (et même, pour certains, sur leur tranche de tête) à une collection foisonnante de romans, d'ouvrages scientifiques en tous genres, d'artéfacts archéologiques et quantité d'objets hétéroclites, exotiques. Tout un bric-à-brac déniché dans des librairies, des brocantes ou des ventes aux enchères. Maquettes de galions, sculptures, jeux et jouets anciens, casse-têtes (et pas nécessairement chinois), boîtes à musique ou à bijoux raffinées, miniatures indiennes, tableaux de style controversé et herbiers... Des canevas tricotés et offerts par sa sœur cadette, également. Ils ne sont pas tous très réussis, mais il s'en fiche : à ses yeux, ils ont autant de valeur qu'un Rembrandt.
Sa dernière acquisition se trouve encore dans un carton, posé sur une sellette(3). Je puis dire d'avance qu'elle n'y restera pas, car il s'agit d'un renard empaillé. Une magnifique créature qu'un taxidermiste a immortalisée en position assise, mais que lui a bien l'intention d'aller enterrer au plus vite quelque part en pleine nature. Là où est sa vraie place ; n'en déplaise aux chasseurs, et il y en a à La Colle-Codou ! C'est qu'il a toujours adoré les animaux, ce garçon. Bien trop pour souffrir d'en voir exposer de la sorte à la curiosité des hommes et à la poussière. Beaucoup trop pour cautionner ça. Pour lui, un animal, soit on noue amitié avec lui (autrement dit, on l'aime et on prend soin de lui), soit on le mange (pour cela, on le tue vite et bien, on n'y prend pas son plaisir, et on ne gaspille rien – il a horreur du gaspillage), sinon on le laisse tranquille ; dans tous les cas, on le respecte. Même quand il est mort. On n'en fait pas un colifichet. C'est comme ça qu'il voit les choses, et qu'il les a toujours vues. Alors en découvrant le pauvre hère chez un antiquaire arlésien, oh ! malheur ! la moutarde lui était monté au nez. Et son geste lorsqu'il a tendu sa liasse de billets au marchand s'était fait plus tranchant qu'une lame de guillotine.
Mais je reviens sur ce que j'ai dit : par « au plus vite », j'entendais par là qu'il compte réhabiliter cette victime de la cruauté humaine pas plus tard qu'aujourd'hui. Évidemment, chaque chose en son temps. Pour l'heure, le matin prend bien bien ses aises : il illumine le moindre recoin de la ville (enfin... presque), y fait triller ses martinets à cor et à cri, s'activer à tours de bras les travailleurs... Malgré ça, le fils Genêt ne s'est pas encore réveillé. Affalé dans un fauteuil crapaud(4), sa tête penchée en arrière, les bras ballants par-dessus les accotoirs(5) et les jambes tendues sur un tapis arménien, il ronfle comme une forge. Ses lunettes rondes ont glissé de son nez. Quant au traité de géologie qu'il lisait plus tôt à la lueur d'un quinquet(6) (celui-là même qui est placé sur un guéridon chinois, à droite du fauteuil), lui gît pages contre terre à côté de ses pieds ; les plats de la couverture, ainsi écartés, donnent une image de quelque papillon mort. Soigneux comme il l'est, le fils Genêt le ramasserait assurément si, en ce moment, ses narines n'étaient pas en train de battre le rythme avec sa bouche...
Fort heureusement pour ce livre, un peu moins pour le protagoniste de cette histoire, la vie est un long concerto qui tient plus du style d'Antonio Vivaldi que de Frédéric Chopin. Et justement, une deuxième personne ne va pas tarder à en changer le ton ; dans : un, deux, trois...
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(1) Le Blayeul (2 189m) et l'Estrop, ou Tête de l'Estrop (2 961m), sont deux sommets (ce dernier étant le point culminant) du massif des Trois-Évêchés, situé dans les Alpes-de-Haute-Provence.
(2) Dit aussi « La Cité de Dieu », qui se serait trouvé autrefois près de l'actuel Saint-Geniez, un village des Alpes-de-Haute-Provence.
(3) La sellette est un petit meuble de formes diverses (siège, console...) servant à exposer un objet.
(4) Le crapaud (en plus de l'amphibien) désigne également un genre de fauteuil bas et rembourré très prisé au 19e siècle.
(5) Il s'agit d'un synonyme d'« accoudoir », et même son mot d'origine en fait.
(6) L'on doit au pharmacien français Antoine Quinquet cette lampe à huile munie d'un réservoir. Elle fut très utilisée de la fin du 18e siècle à la moitié du 19e siècle.
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