Une rencontre
Je me suis avancée dans l'immense salle de réception, emplie de doutes et d'appréhension. Tous ces gens semblaient m'observer, et je me sentais misérable en conséquence, écrasée du poids de ce monde auquel je n'appartenais pas.
Je me suis malgré moi retrouvée catapultée dans cette fête bourgeoise, mon père y a tenu autant qu'il tenait à ce que je fasse un beau mariage. Le but de la manoeuvre était à peine dissimulé, je devais repartir d'ici avec un ou deux prétendants riches et disposés à me courtiser jusqu'à ce que fiancailles s'ensuivent. Je haïssais cette idée de toutes mes tripes. J'aspirais à plus de liberté, à être autre chose qu'un objet que l'on donne, prends, et dont on dispose.
Mais je n'avais guère eu voix au chapitre, ainsi me voilà trébuchant sur mes angoisses et mes envies de fuir, contrainte au sourire poli et gracieux.
Les murs étaient décorés de tableaux, de candélabres dorés, éblouissants, et de tapisseries luxueuses - il faisait dans cette pièce incroyablement chaud. Je me sentais comprimée dans ma robe de taftas vert foncé. Je haîssais en cet instant celui - car pareille idée n'eut pu qu'être masculine - qui ordonna le corset comme accessoire inévitable pour une femme, élément indissociable de la tenue distinguée et par ailleurs tout à fait détestablement inconfortable dont nous devions nous envelopper afin d'être rendues convenables aux yeux de cette société qui élevait la bienséance au rang de pieuse vertu. Dieu que je haïssais cet objet de torture conventionnelle.
Je suffoquais tandis qu'ils riaient, dansaient, les verres à champagne tintant de ce son cristallin si désagréable à mon oreille. La musique était bonne, pour le peu que je pusse en juger, considérant le bruit assourdissant des voix et des rires. En de rares silences je pu distinguer La Truite de Schubert, un quintette pour piano aux envolées guillerettes, typique des ces musiques qui ravissaient les nantis, auxquelles je préférait de beaucoup les Nocturnes. Intimistes, comme un écho de l'âme, c'était une musique riche et sereine qui semblait me comprendre - tout à l'inverse de cette fausse gaité qui transpirait des doigts du pianiste, écho seulement des menteurs et des hypocrites envahissant l'espace étouffant de cette pharaonique salle de bal.
Sitôt arrivée, je fuyai. Je m'élançai le souffle court jusqu'à un couloir transversal aux tonalités douces et chaleureuses. Le plafond était plus bas mais néanmoins tout aussi lumineux que la salle de réception. Ici des lampes à pétrole aux allures de chandeliers ornaient et illuminaient les murs tapissés de motifs floraux et d'oisaux aux tons ocres sur un fond de bleu pétrole. Lorsque je fus assez éloignée de la foule et me trouvai dans un relatif silence je m'arrêtai un moment pour respirer, les yeux fixés sur le portrait d'un homme richement vêtu de rouge et blanc réhaussé de fils dorés, tenant contre son épaule un fusil, a ses pieds était un cerf abattu, le tout cerné d'un massif cadre doré. L'image me révoltait, mais je ne pus en détacher mes yeux.
Ce fut dans cet instant de lâcheté primale que me surprit une ombre, longue et bleuté, s'invitant sur le portrait du chasseur. Intriguée et pantelante je glissait mon regard vers le nouveau venu.
J'en fut quitte pour ma première surprise: l'ombre que je pensait masculine ne l'était nullement. Je m'excusait intérieurement tandis qu'elle imposait sur moi un regard glacial, ses iris clairs perçant ma chair comme la plus dure des lames. Ses cheveux étaient d'un noir de jais et sa peau d'une pâleur maladive, tranchant sur le gris sombre de son vêtement d'homme - renforçant d'autant la sévérité de ses traits, par ailleurs d'une beauté étourdissante.
"- Vous êtes-vous perdue?" Demanda la femme d'une voix atone, presque pressante.
"- Je... heu... Non. Je me suis soudain sentie faible et ait ressenti le besoin de m'isoler quelques instants."
La femme se contenta de me regarder comme si je n'eusse été guère plus qu'une soubrette désobéissante, prise sur le fait. Elle semblait si lointaine, et pourtant terriblement proche. Je me sentai comme prise dans une bulle, dans l'étau de ses yeux, comme figée sur place. Je me sentai petite. Si petite. J'aurai voulu pouvoir stoper la course du temps afin de pouvoir l'observer plus longuement.
"- Ai-je commis un impair?" demandai-je, de défi plus que d'inquiétude, mais feignant l'affliction courroucé d'une gentille dame.
Je n'eut pour toute réponse qu'un long soupir suivit d'un "non" succint mais tranchant. Elle avait l'air lasse - d'une lassitude si poignante qu'elle en devenait hostile pour quiconque osait s'en approcher. Néanmoins - m'aperçu-je - cette hostilité ne m'éffrayait pas. Elle m'invitait au contraire. J'étais fascinée, comme sous l'emprise d'un sortilège.
Je me rendit compte au bout d'un instant que je la dévisageait sans bouger - que je devais paraître abrutie!
"- Vous ne souhaitez pas participer aux réjouissances, n'est-ce pas?"
Je sursautai à sa voix douce et chaude comme du miel, légèrement et agréablement rauque. Elle affirmait plus qu'elle ne questionnait, aussi me contentai-je d'acquiesser d'un sourire. Son visage sembla se radoucir un peu. Ou peut-être ne la percevai-je tout simplement pas autrement. Aussi étrange qu'elle fut, son aura me rassurait.
"- C'est si évident que cela?"
"- Tout en vous le hurle, j'en ai peur." Je ne sentait dans sa voix ni amusement ni dédain, bien qu'elle eut prononcé ces mots de ce même ton monocorde et las.
Après un instant de silence pendant lequel elle sembla me jauger - c'en était presque terrifiant - elle ajouta:
"- Je suis en mesure de vous proposer une échappatoire. Je suis ici en ma demeure, et je partage avec vous la haine du faste et du bruyant."
Sans attendre de réponse elle m'invita à la suivre au bout du couloir où nous nous tenions. Elle ouvrit une porte sur la gauche, m'entraina sur quelque autre couloir sinueux avant d'ouvrir une porte à double battants qui ouvrait sur un salon richement orné, chaleureux comme ne l'était pas la clinquante salle de réception. Cette pièce était largement plus petite, et n'offrait au regard nulle dorure extravagante, seulement la simplicité d'une bibliothèque bien remplie, d'un âtre crépitant et de tableaux de paysages sylvestres - sur l'un d'eux je reconnu les landes rocheuses du Dartmoor dont la sérénité était trompeuse, ses habitants le savaient. Il y avait de part et d'autre de la cheminée deux fauteuils acceuillants sur l'un desquels elle me fit asseoir d'un geste gracieux de la main, qu'elle avait gracile, au doigt orné d'une opale bleue. Un bouquet d'oeillets verts et blancs et de violettes trônait au centre de la table basse qui séparait les deux fauteuils, aux côtés d'un plateau contenant un service à thé. Elle m'en proposa une tasse que j'acceptai avec gratitude.
Elle s'assit sur le second fauteuil, croisant ses longues jambes, les mains reposant sur les accoudoirs. Son visage légèrement tourné vers le feu était illuminé d'un éclat orangé tranchant sur le violet de l'ombre qui naissait de cet éclairage sur sa peau. Sous cette subtile clarté elle me paraissait plus surnaturelle qu'elle ne l'avait été plus tôt. Le jeu d'ombres et de lumières accentuait ses hautes pomettes et donnait à ses yeux une couleur tirant sur un vert mousse aux éclats mordorés. Il était alors difficile de se rapeller qu'ils étaient en réalité bleus.
Je me ravissais dans le silence qu'elle m'offrit alors, et ne put m'empêcher de me questionner sur ce personnage si étrange et pourtant si familier, tant il me paraissait semblable à moi-même, dans ce qu'elle avait de silencieuse et "hors du monde".
"- Posez-donc vos questions, que nous puissions en finir avec ça au plus tôt."
"- Comment avez-vous su..."
"- Comme j'ai su tout à l'heure que vous souhaitiez être seule. Votre corps entier me parle aussi clairement que s'il se fut agit de mots flottants autour de votre tête. Vous me dévisagez. Vous avez certainement au moins une question qui vous brûle les lèvres."
"- C'est que je m'attendais à plus de conventions."
"- C'est de bonne guerre... Vous ne pouvez vous attendre à autre chose." De nouveau un soupir de lassitude fendit l'air. "Soit. Désirez-vous que nous nous présentions l'une à l'autre?"
"- Ma foi, je serai contente de connaitre au moins votre nom."
"- Samarra Edwins. J'aime à me faire appeller Sam. Le nom que mes parents ont choisit pour moi m'est par trop pompeux. J'ai bon espoir que vous saurez m'accorder la modestie à laquelle j'aspire. Vous?"
"- Je suis Judith. Judith Lockwood."
"- Un prénom ravissant. Etes-vous la fille du renommé Edward Lockwood?"
"- C'est exact. Vous le connaissez?"
"- Mon père, oui. Moi, je n'ai que faire de connaitre les gens."
"- Je me sens honnorée de l'attention que vous me portez, en ce cas."
"- Ne le soyez pas."
Elle soutint mon regard un instant avant de se perdre de nouveau dans la contemplation du feu. Je fus piquée dans mon orgueil par cette remarque déplaisante. Néanmoins, je comprenais - du moins le croyais-je jusqu'à ce qu'elle ajouta:
"- Vous ne devriez jamais vous sentir honnorée que l'on vous porte une quelconque attention, vous valez plus que cela."
"- J'avoue qu'il m'est un peu difficile de le croire," dis-je comme pour moi-même. "Parfois cela me semble même totalement improbable."
"- Vous m'en voyez profondément navrée. Toutefois vous ne faites que me conforter dans mon idée."
"- Vous vous moquez de moi..." Je riais presque à cette pensée. Je me senti ridicule.
"- Les seules personnes dont j'oserai me moquer sont ces espèces de pantomimes absurdes qui trémoussent leur cul publiquement en faisant leur pathétiques courbettes, là au beau milieu de ce qu'ils osent appeller "le beau monde", et dont ils osent prétendre être les membres. Ces gens-là ne valent rien, ils sont la gerbe de l'humanité, les déchets puants du monde. Je n'oserai pas un instant me moquer de quelqu'un qui n'a pas hésité à suivre une étrangère pour un peu de calme et de vérité, quelqu'un qui n'a pas la prétention même d'accepter un compliment vrai. Vous n'êtes pas comme eux. (elle prononça ce dernier mot avec dégoût, le ponctuant d'un geste vague de la main en direction de la porte). Ils sont plus attachés aux normes et aux conventions qu'à tout le reste."
Sa franchise me désarçonna, j'en restai coite un long moment. Des larmes me montèrent aux yeux. Jamais personne ne m'avait tenu ce discours auparavant. J'avais fini par me sentir seule, unique dans mon dégoût du monde. Brutalement je découvrais que je ne l'étais pas, c'était une délivrance à laquelle je m'abandonnais presque, retenue seulement par quelques lambeaux de bienséance et d'orgueil. Je senti une chaleur monter du creux de mes entrailles, une gratitude qui me poussa presque à me lever pour joindre mes mains aux siennes.
Je n'en fis rien. Ce fut elle qui se leva - non point pour s'approcher de moi, mais au contraire elle s'éloigna, tirant un rideau qui dévoila une fenêtre à laquelle je n'avais pas prêté attention jusque là. Sans mot dire elle ouvrit la fenêtre et sorti par une terrasse qui donnait sur le jardin plongé dans l'obscurité. Je restai là sans savoir que faire quand de dehors j'entendis sa voix qui m'invitait à la suivre.
Je répondit à cette invitation comme à un instinct, ne me tournant que pour m'assurer que la pièce dont je sortait existait bel et bien.
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