OXFORD, jeudi 1ER MAI 1997
OXFORD
jeudi 1ER MAI 1997
Six heure. Le réveil sonne. J’ai décidé de lui faire une surprise et de l’accompagner pour son footing matinal. Il sait à quel point je déteste courir et plus encore tôt le matin. Mais j’ai envie de faire cet effort, lui prouver ainsi que je l’aime.
Je le vois se lever discrètement pour ne pas me réveiller ce qui lorsqu’on dort à deux dans un lit une place relève de l’exploit. Il s’assoit un peu plus loin, sur une chaise pour enfiler ses baskets. Je me lève à mon tour. Il me regarde, étonné. Il ne semble pas comprendre ce que je compte faire.
- Je viens courir avec toi !
Je lui annonce fièrement ma décision. Depuis plusieurs mois je m’entraîne en secret et je devrais, cette fois, le suivre avec moins de difficulté. J’imagine déjà son air surpris par mes progrès, ses encouragement à persévérer, à me dépasser. Je me prépare à des applaudissements et du soutien. Au contraire. Il m’observe avec un semblant d’incompréhension et de colère dans les yeux. Je ne comprends pas. Je m’empresse de finir de m’habiller. Il n’a pas décroché un mot. Je ne dis rien non plus. A 6 heure, même amoureuse, je ne suis guère loquace.
Nous nous retrouvons côte à côte dans l’air frais du matin. Oxford semble noyée dans la brume. Quelques échauffements et il s’élance. En trois quatre foulées il me sème. il se met à courir sur place pour m’attendre. Je sens son impatience. J’accélère pour le rattraper. Il repart. S’éloigne à nouveau. Malgré mes efforts je ne peux pas le suivre. Très vite, le souffle coupé, je suis contrainte de m’arrêter. Sans un mot, il me fait un signe de la main et poursuit son chemin. Blessée, je retourne vers notre chambre, le pas lent et le cœur lourd. Moi qui espérait lui faire plaisir.
Lorsqu’il rentre enfin j’ai pris ma douche, mon petit déjeuner et je me suis recouchée. J’ai mes feuilles de cours devant moi et je fais mine de les lire, stylo à la main. Je ne veux pas qu’il voit ma peine et mes larmes.
Il a le souffle court. Il a dû forcer plus que d’habitude. Assis sur le bout du lit, sans lever les yeux sur moi, il se décide enfin à me parler. Il ne m’a jamais demandé de changer pour lui. S’aimer ce n’est pas devenir l’autre. Ce n’est pas non plus se contraindre à faire ce qu’on n’aime pas. C’est accepter l’autre tel qu’il est.
- Je préfère te retrouver après plutôt que de savoir que tu t’obliges à faire des trucs que tu détestes pour moi.
Et il se relève pour aller prendre sa douche. Je ne dis rien. Je n’ai pas le cœur de lui rappeler qu’il n’y a pas si longtemps, c’est lui qui avait demandé à ce que je vienne avec lui, heureux de partager chaque moment avec moi. Je ne raconte pas les efforts de ces derniers mois, les heures à m’entraîner, ma fierté. Je garde ma peine pour moi, et c’est sans doute ce qui fait mal. Ne plus pouvoir partager avec lui mes chagrins et mes joies. Je suis seule. Mes vacances s’annoncent difficile.
Je suis à Oxford pour quelques jours. Matthew m’a proposé de venir lui rendre visite et je n’ai pas trouvé de raison valable pour refuser. Je profité des ponts du mois de mai et me voilà à nouveau de l’autre côté de la Manche. François a râlé parce que, une fois encore, je l’abandonne mais je ne connais pas Oxford, c’est l’occasion de découvrir la ville. A aucun moment, il n’a été question de Paul, et même si François n’y croit pas, je n’ai rien demandé, rien avoué. Je ne sais pas où nous en sommes lui et moi. Je n’ai qu’une seule certitude : je l’aime et j’étouffe loin de lui. Depuis un mois, 42 jours exactement, ma vie semble avoir un goût de cendre. Je n’ai envie de rien mais j’ose à peine espérer le croiser. Que pourrions nous nous dire que nous ne nous sommes pas déjà dit ?
Et pourtant. A mon arrivée, il est là, à m’attendre. Je ne sais pas comment réagir. Me jeter dans ses bras ? Le snober ? Remonter dans le bus qui vient juste de me déposer ? Matthew toujours aussi diplomate, m’enlace et m’explique que Paul étant, comme moi, de passage, il l’a installé dans la chambre d’amis. Mais qu’il ne faut pas que je m’inquiète, il y a une place pour moi son lit à lui. Je ne peux m’empêcher de ricaner bêtement pour lui montrer que je trouve sa remarque minable. Que sait-il de mon séjour à Lancaster ? Qu’est que Paul a bien pu lui raconter ?
Hésitante, je pénètre dans ce qui devait être ma chambre, où les affaires de Paul sont déjà posées. Lui seul me suit, heureusement. Le silence entre nous est pesant . Nous ne savons pas vraiment quoi dire. Je n’aime pas ça. Nous agissons comme deux étrangers, très mal à l’aise.
- On fait comment ?
Paul me regarde. Il ne dit rien. Ses yeux m’interrogent mais lui reste silencieux. Son mutisme me blesse. Je sens de la colère monter en moi. J’ai envie de le faire réagir, de le voir sortir de ses gonds. Je veux qu’il se batte pour moi, qu’il me montre qu’il m’aime encore. Que je sache enfin.
- Si tu préfères, je peux accepter la proposition de Matthew…
C’est violent. Et méchant. Parce que c’est possible et que nous le savons tous les deux. Ami ou pas, Matthew se ferait un malin plaisir à m’accueillir et à tout mettre en œuvre pour qu’on entende le résultat de mon choix.
Le regard de Paul devient dur. Un instant je regrette ce que j’ai dit mais c’est trop tard. J’ai soudain peur qu’il parte mais je ne sais pas quoi dire.
Il s’approche de moi. Je ne bouge pas, figée.
Il me prends contre lui et à la seconde où ses bras m’entourent je fonds en larmes. Il me serre, s’accroche à moi avec force, me faisant presque mal et pourtant c’est si bon. Nous restons enlacés un long moment, le temps de nous retrouver, de faire la paix, de tirer un trait sur ce qui nous a séparé.
Comme pour répondre à ma question, toujours enlacés nous nous allongeons sur le petit lit.
- je crois qu’il y a de la place pour nous deux, me murmure-t-il à l’oreille.
- Sinon j’irai dormir sous un pont, ne t’inquiète pas…
La paix est signée. Je ne coucherai pas avec Matthew, nous voilà tous les deux soulagés.
Nous ne faisons pas l’amour. Nous restons collés l’un à l’autre sur le petit lit. Je n’ai pas envie de parler, juste besoin d’être là, tout contre lui, à sentir sa chaleur se diffuser en moi. Nos mains se caressent, doucement, doigt après doigt comme pour se redécouvrir, s’apprivoiser à nouveau. Nous aurions pu rester ainsi des heures, à écouter nos cœurs battre à l’unisson, mais Matthew nous appelle. Paul le premier se lève, je le suis.
- vous êtes réconciliés, allons fêter çà, constate-t-il en prenant la direction du pub le plus proche. Nous lui emboîtons le pas. Je n’arrive pas à deviner si, selon lui, il s’agit d’une bonne ou d’une mauvaise nouvelle.
Le pub est bondé, dedans et dehors. Les gens se pressent au comptoir pour commander puis ressortent profiter de la douceur de l’air. Nous trouvons finalement un coin libre, une table basse entourée de trois vieux tabourets bancals. Paul part chercher à boire, la première tournée est pour lui, la suivante sera pour moi. Matthew nous loge, nous lui devons bien ça.
L’atmosphère est enfumée, l’alcool coule à flot. Après les deux premières tournées, Paul en a payé une troisième, puis moi, puis à nouveau lui. J’ai arrêté de compter. Et de me saouler. Ma dernière pinte réchauffe devant moi, j’ai déjà trop bu et je me sens flotter au dessus de la salle. Je refuse d’ être malade, je veux en profiter. Les gars eux sont ivres, penchés l’un vers l’autre, ils échangent des confidences que je n’écoute pas vraiment. La jambe de Paul est collée contre la mienne, sa main caresse doucement ma cuisse. Je me laisse bercée par l’alcool qui coule dans mes veines. Je suis bien, je plane.
Janet. Ce nom me sort de ma torpeur. Les gars sont en train de parler d’elle. Je ne veux rien savoir, ça ne m’intéresse pas. Pas du tout. Je tends l’oreille.
Ils se racontent leur jeunesse, leur rencontre dans la cour de la très chic middle school où leurs parents les avaient inscrits. Les trois nouveaux qui dès le premier jour, sont devenus inséparables. Leurs faits d’armes. La voiture du père de Paul empruntée pour aller à une fête quand ils avaient 14 ans, les bouteilles d’alcool vidés et complétées avec de l’eau. Le chien repeint en rose. J’écoute d’une oreille, amusée par leurs frasques.
Ils parlent anglais et leur diction est brouillée par la quantité phénoménal de bière ingurgité.
- You slept with her, guy… (tu as couché avec elle, mec)
Quoi ?
- don't think I forgot. I forgave you but I haven't forgotten (ne crois pas que j’ai oublié. Je vous ai pardonné mais je n’ai pas oublié.)
De quoi parlent-ils ? J’ai l’impression d’avoir dessoûlée d’un seul coup. Ils en étaient à raconter leurs folles jeunesse et là, Paul accuse Matthew d’avoir couché avec. Avec qui ? Non ! Elle ? Pas possible.
- You slept with her and I forgave you répète Paul en dodelinant de la tête.
- You slept with her and I forgave you répète Matthew en articulant exagérément et en me désignant d’un doigt rageur.
- Not true répond Paul.
Comment ça pas vrai ? Qu’est ce qui n’est pas vrai ?
- Twice and twice you won, poursuit Matthew. Not fair, not fair at all (deux fois et deux fois c’est toi qui a gagné , ce n’est pas juste, pas juste du tout).
Je ne veux pas comprendre. Un parpaing de plusieurs tonnes vient de me tomber sur la tête. Qu’est-il en train de se passer ? Les informations se diffusent péniblement dans mon esprit. Comment est-ce possible ? Et je suis quoi moi là dedans ?
Les gars n’ont rien remarqué, ils sont bien trop ivres. Je leur fait signe, me lève, j’ai besoin d’air. Je sors.
Quelques pas plus loin, courbée en deux, la tête dans le caniveau, je vomis. Le trop plein de bière, la nouvelle que je viens d’apprendre. J’ai toujours su que Paul et Matthew entretenaient une relation particulière, deux frères, inséparables, complices mais jaloux l’un de l’autre à un point que je ne pouvais, jusque là, pas imaginer. Et si mon histoire avec Paul n’était pour lui qu’un moyen de faire payer Matthew ? Rien que de penser au jour de notre rencontre, je sens la bile qui remonte vers ma bouche. Je vomis à nouveau. Cette fois mon chagrin, ma peine. J’ai mal.
Je rentre me coucher. Je dois oublier cette information. Elle me fait l’effet d’une bombe, qui en explosant détruira tout ce qui l’entoure. Je l’enfouis bien profond, noyée dans les vapeurs d’alcool. Ils n’ont rien dit. Je n’ai rien compris.
Lorsque je me réveille, il fait grand soleil. Allongé contre moi, les bras enroulés autour de ma taille, encore habillé, Paul ronfle. Il a le teint gris de ceux qui ont abusé. Je ne sais plus ce que je dois faire. J’ai le sentiment d’être ballotté par des flots enragés, tenter de surnager, et doucement mais sûrement, me noyer.
Je pose délicatement ma main sur sa joue. Je le vois sourire dans son sommeil. A quoi rêve-il ? A qui rêve-il ? La lumière qui pénètre par la fenêtre de la chambre me fait mal aux yeux. La gueule de bois, ça ne pardonne pas. Il faudrait que je me lève pour fermer les rideaux, pour nous plonger dans une douce obscurité. Mais Paul, accroché à moi, refuse de me lâcher. Je l’entends ronchonner dans son sommeil lorsque je tente de m’écarter. Je n’arrive pas à bouger mais en ai-je vraiment envie ? Je reste allongée, les yeux mi clos. Est ce à cela que se résume ma vie ? Attendre son bon vouloir? Souffrir ? Espérer ? Jusqu’à quel extrême suis-je prête à aller pour lui? Je n’en sais vraiment rien et cela m’angoisse. Comment percevoir le moment où je vais me perdre ? Jusqu’où doit-on aller par amour ? Quand foncer tête baisser ? Quand se retenir, attendre et réfléchir ? Partir ? Rester ? Le cerveau ou le cœur ? Je n’ai que des questions et aucune réponse. On ne devrait jamais cogiter avec un tel mal au crane.
C’est alors que dans mon esprit embrumé, j’entends la voix de ma mère, le dernier conseil qu’elle m’a donné. Tu n’as qu’à tomber enceinte, c’est le meilleur moyen pour le forcer à rester. Soudain, en un éclair, je comprends. C’est ce qu’elle a fait. Et ça a marché. Mon père est là, à ses côtés. Il est malheureux, elle aussi, mais qu’importe. Inconsciemment il m’a fait payé ce piège qu’elle lui a tendu. Je ne suis pas une enfant de l’amour mais des conventions sociales. Ma mère a grandit sans père, ma grand-mère sans mari. Elle a voulu briser la malédiction. J’ai un père, elle a un mari. L’a-t-elle un jour aimé comme j’aime Paul ? Est-ce pour cela qu’elle a tout fait pour le garder ? Quand je les vois aujourd’hui on a du mal à imaginer qu’un jour la moindre fièvre amoureuse ait pu les dévaster. Mais qui connaît vraiment la vie de ses parents ?
J’observe Paul dans son sommeil. Je sais qu’il rêve d’être père, nous en avons déjà parlé mais je n’utiliserai pas cette arme ultime contre lui. C’est trop cruel. Malgré la passion qui me dévore, il me reste un peu de lucidité pour ne pas tomber dans ce piège. En espérant que grâce à cela je ne le perdrais pas.
Les jours suivants nous retrouvons une sorte d’équilibre, bancal mais l’atmosphère entre nous semble, malgré tout, s’apaiser. Nous nous levons pour partager le petit déjeuner avec Matthew qui part ensuite travailler. Paul en profite pour me fait visiter la ville. Après tout, c’est la raison officielle de mon séjour ici. Il m’emmène voir l’université, les grandes serres du jardin botanique, le château. Comme à chaque fois, je l’écoute me conter l’histoire des lieux, je m’étonne des anecdotes qu’il connaît, je ris à ses blagues les plus croustillantes, je suis toujours stupéfaite par cette façon qu’il a de faire parler les gens. La dame de la cafétéria, le gardien du donjon, le jardinier qui ratisse l’allée.
Le soir nous nous retrouvons dans un pub, chaque fois un nouveau. Matthew nous présente ses collègues, nous refaisons le monde en buvant des pintes de bière, toujours différente. Et à 23 heure, quand sonne le dernier service, nous rentrons sagement nous coucher, Matthew dans sa chambre, nous dans la notre. Nous faisons l’amour avec retenu, sans bruit. Et nous nous endormons serrés l’un contre l’autre jusqu’à petit matin.
Je ne veux penser qu’à l’instant présent, me soumettre à son bon plaisir, le suivre là ou il ira, quel qu’en soit un jour le prix. Il ne me ment pas mais je connais ses silences. L’ombre de Janet, de leur vie commune flotte autour de nous. Dans son regard je lis parfois comme une mélancolie, une réminiscence de ce qu’ils ont partagé à l’endroit précis où nous nous trouvons, lui et moi. Le savoir ailleurs en pensée avec elle, me ronge. Son mutisme aussi. Et si j’avais parlé ? Posé des questions. Si lui avait osé évoqué à voix haute ces souvenirs, l’auraient ils moins hanté ? Aurait-il alors pu tourner la page et construire un présent avec moi ? Le fantôme de Janet l’aurait sans doute laissé tranquille s’il avait pu s’incarner dans des anecdotes aussi réelles et drôles que toutes celles qu’il me racontaient sur les profs d’Oxford ou sur les rois d’Angleterre. Mais il a préféré se taire pour ne pas me blesser et je n’ai rien osé dire, certaine alors que le mutisme était ma meilleure arme. Comme j’ai eu tort. J’aurai du le placer face à ses propres contradictions, l’obliger à avancer mais, convaincue que j’étais plus attachée à lui qu’il ne l’était à moi, je n’ai rien dit. Toujours cette peur viscérale de le perdre. Je ne ferai rien qui me fasse courir le moindre risque de le voir partir. Alors je me tais. Et lui aussi.
Et ce silence peu à peu détruit notre amour comme la marée, jour après jour ronge la falaise la plus solide, qui s’écroule finalement au moment où personne ne semble plus s’y attendre.
Nous allons patienter un peu avant de nous installer ensemble. J’essaye de ne pas pleurer en le quittant : nous devons nous retrouver bientôt.
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