CAMDEN TOWN, LONDRES 17 AOUT 1996
CAMDEN TOWN, LONDRES
17 AOUT 1996
Avec Matthew, nous avons déménagé. L’université qui lui louait un logement dans Hamstead Heath, un quartier chic de Londres, a décidé de profiter des vacances pour réaliser des travaux. Le voilà donc, jusqu’à la fin de l’été, relogé dans un grand appartement où vivent d’autres enseignants, en plein cœur de Camden Town. Le secteur est plus populaire, certes moins verdoyant, mais j’adore l’atmosphère joyeuse du marché aux puces, les petites échoppes qui vendent tout et n’importe quoi, les restaurants indiens, mexicains, coréens, les nombreux pubs, la foule bigarrée qu’on y côtoie. Officiellement, je n’existe pas. Matthew n’a pas informé son employeur de ma présence. L’appartement est en grande partie vide et je squatte une des chambres laissée à l’abandon par son précédent locataire, un étudiant qui reviendra certainement à la fin de l’été. Nous ne dormons plus ensemble.
J’ai failli rentrer en France. L’amoureux transi qui, croyant m’aimer, avait tout fait pour me reconquérir, a finalement compris qu’il m’avait bel et bien perdu. Et que les sentiments qu’ils nourrissaient à mon égard s’étaient évaporés longtemps auparavant. Il me laisse squatter l’appartement, je m’occupe des courses, des repas, de lui apporter de quoi soigner sa gueule de bois le matin. Il ne rentre pas toutes les nuits, ne me prévient pas mais cela m’était bien égal. Je ne suis pas à Londres pour lui.
Officiellement, je reste là pour perfectionner mon niveau d’anglais
Officieusement j’attends le retour de Paul. Il m’a promis de tout faire pour revenir dès que possible. Il habite et travaille à Lancaster, dans le nord de l’Angleterre mais ses affaires l’amène souvent à Londres.
Matthew ne sait rien. Quoiqu’il en pense, notre histoire ne le regarde pas.
J’occupe mes journées en me baladant dans le quartier ou en faisant quelques soit-disant recherches pour mes études de l’année prochaine. Ma carte d’étudiante me donne accès à l’exceptionnelle bibliothèque du British Museum et je profite de l’occasion pour étudier des manuscrits que je n’aurai certainement plus jamais la chance de voir dans ma vie.
Le reste du temps, je bouquine, je rêvasse, je somnole.
J’attends.
Je n’ai pas de téléphone. Peu de moyen d’être appelée. J’ai donné à Paul le numéro de la ligne fixe de l’appartement. J’attends ses appels mais je n’ose pas répondre quand Matthew est là.
- Au fait, Paul arrive tout à l’heure m’annonce -t-il un matin, alors qu’il est sur le point de sortir. Il va squatter quelques jours ici lui aussi. Ça lui évitera de payer l’hôtel. Et il part en claquant la porte.
Je suis estomaquée. Il arrive ! Mais quand ? Tout de suite ? Dans une heure. Deux ?
J’appelle son bureau. Personne ; Sans doute est-il déjà en route !
Je file dans la salle de bain, prend une douche, me maquille, me parfume, me change. Pas cette jupe. Aime-t-il le bleu ? Ou un jean ?
Je deviens folle. Je cours partout. Je ne sais pas comment tromper mon attente. Je ne sais même pas combien de temps elle doit durer.
Et si Matthew m’avait menti ? S’il ne venait pas ? Ne pas y penser. Respirer.
Je me change à nouveau. Rouge ou pas la lingerie ? Des talons hauts pour être plus féminine ou mes converses pour affirmer ma vraie personnalité? Et heureusement, je n’ai emmené que peu d’affaire avec moi , le choix est assez réduit!
Le téléphone sonne. Je me précipite. Décroche.
Il vient d’arriver à la gare. Il voulait être sur que Matthew m’avait bien prévenue. Oui, oui, je suis là, je l’attends.
Une demi heure. Il sera à l’appartement dans une demi heure. Assez de temps pour reprendre une douche. Me relaver les cheveux. Me changer. Me re changer. Remettre la tenue que j’avais choisi en premier.
Je m’agace moi même. Il faut que je me calme. Je m’interdit de vider à nouveau ma minuscule penderie et de me changer une fois de plus. Je me demande si les garçons traversent les mêmes angoisses vestimentaires. Que peut bien faire un homme quand il attend sa dulcinée ? Celle — ou celui - qui fait battre son cœur ?
Celui que je connais le mieux, François réagit comme moi, panique, s’agite dans tous les sens, tandis que d’autres de mes copines arrivent à conserver un flegme que je leur envie. Même si ça bouillonne à l’intérieur, rien ne transparaît. Il ne semble pas y avoir de règles précises… si ce n’est que plus les sentiments sont violents plus l’attente est difficile.
Enfin. Je respire son odeur le nez enfoui dans le creux de son cou. Je perçois les battements de son cœur à travers ses vêtements. Nous n’avons pas échangé un mot. II a sonné. J’ai ouvert la porte. Il m’a regardé. Je lui ai souris. Il est entré dans l’appartement, m’a ouvert les bras. Je m’y suis précipitée. Tout s’est effacée. Le stress, l’inquiétude, la peur, l’attente, les questions sans fin. Il est là, c’est tout ce qui compte.
Nous nous tenons debout dans l’entrée, heureux d’être de nouveaux réunis. Je pourrais rester là, toujours. Juste là contre lui. Le monde semble enfin tourner rond. Chaque élément est là ou il doit être. Au bon endroit.
Le soulagement de se retrouver s’estompe rapidement, laissant la place à autre chose, qui peu à peu se diffuse dans mon corps, fait bouillonner mon sang. Je perçois en lui le même appétit, la même excitation. Ses baisers deviennent plus voraces, ses mains cherchent ma peau nue. J’ai, moi aussi, besoin de le toucher, pas seulement de sentir sa chaleur. Un besoin animal qui ne passe pas le moins du monde par mon cerveau, comme si ma chair prenait le dessus, dominé par mes sens et cette envie d’être à lui, qu’il soit en moi.
Son corps se tend contre le mien, ses mains se font plus audacieuse, me déshabille. Je l’aide pour gagner du temps. Il retire sa chemise. Enfin.
Un éclair de lucidité m’incite à ne pas rester dans l’entrée. Qui sait qui pourrait arriver. Nous titubons jusqu’à ma chambre. Je verrouille la porte.
Plus rien ne peut se mettre entre nous.
Il s’interrompt une seconde à peine, me regarde. Je lis dans ses yeux une interrogation. Tu veux ? Tu es sûre de vouloir ? Il me laisse la possibilité de dire non, d’en rester là. Je l’aime encore plus pour ce choix qu’il me donne malgré son désir. Je réponds en me collant à lui. Et nous nous laissons emporter.
Nous avons fait l’amour toute la journée et une partie de la nuit. Sans nous lâcher un instant. Entre deux étreintes, nous avons papoté, nous avons ri, nous avons somnolé lovés l’un contre l’autre.
Nous nous sommes racontés l’attente, l’angoisse de ne pas avoir de nouvelle, le manque, l’envie de se voir, de se parler, de se toucher. Le temps qui passe affreusement lentement, le travail qui n’avance pas, les jour qui n’en finissent pas.
Il a décidé de faire le tour de tout mon corps avec le bout de son doigt. J’aime sa douceur, je frissonne sous la caresse. Il part de mon oreille gauche, descend le long de ma clavicule, fait une pause dans le petit creux près de mon cou, effleure la rondeur de mon épaule. Mes mains veulent partir à la découvert de son corps. Il les arrête. Chaque chose en son temps et chacun son tour. Je reste sage et me contente de l’observer pendant qu’il m’explore.
Il se redresse, inquiet.
Un clé qui tourne dans une serrure. On entend distinctement la porte de l’appartement s’ouvrir et quelqu’un entrer, enlever ses chaussures en maugréant. Paul me fait signe de ne pas faire de bruit, de ne pas bouger. Nous n’avons pas le droit d’être là. Nous squattons une chambre vide appartenant à l’université pour laquelle travaille Matthew. Et même s’il est peu probable qu’un responsable débarque en plein cours de l’été pour vérifier, nous n’en menons pas large.
- C’est Matthew murmure Paul.
J’ai moi aussi reconnu sa voix. Je lui fais signe d’un mouvement de tête. Oui, c’est lui. On fait quoi ?
Notre petite bulle de bonheur a éclaté. Le monde vient de se rappeler à nous. Nous ne sommes plus seuls. J’ai peur. Instinctivement, je remonte le drap sur moi. La chambre est toujours plongée dans le noir, personne ne peut me voir mais c’est me cacher pour me protéger. La main de Paul se veut rassurante.
Il ne sait pas qu’on est là. Il n’a pas besoin de le savoir. Nous ne bougeons pas. Pas un bruit, pas même un frémissement. Je suis comme figée sur place, nue sous le drap blanc. Nous entendons Matthew qui râle. On ne comprend pas ce qu’il dit, on distingue seulement le nom de Paul.
- Fuck off (va te faire foutre) braille-t-il. Sa voix résonne dans l’appartement vide. Et il rentre dans sa chambre en claquant la porte violemment. Le silence envahit à nouveau l’obscurité. Je soupire de soulagement.
- Pour ce soir c’est réglé me dit Paul en murmurant. Je reste ici et demain matin, avant qu’il se lève, j’arrive. Je lui expliquerai que je n’ai pas pu partir plus tôt..
OK. Mais ensuite ? On fait quoi ?
- Je dors officiellement dans la chambre d’à coté…
Il y a dans cet officiellement la promesse de nuits partagées, d’étreintes torrides, de baisers, de caresses. Je suis pour.
Mais je ne réalise pas, à ce moment là, qu’il y aurait eu une autre solution. Comment mon esprit a-t-il pu à ce point occulter ce que je ne voulais pas voir ? Que rien ne nous contraignait à la clandestinité, si ce n’est la peur que Matthew parle. Et à qui aurait-il bien pu parler, que Paul redoutait tant ? Sa femme évidemment. Je réalise maintenant que à aucun moment de notre histoire je n’ai vraiment considéré qu’il était en couple. Qu’il n’était pas libre. Et je ne peux même pas l’en blâmer. Il ne l’a pas caché, je n’ai juste pas voulu le voir. Il paraît que l’amour rend aveugle ; je dois bien reconnaître qu’il y a hélas du vrai dans ce fameux dicton.
Je n’ai jamais vraiment réfléchi à tout ce que j’avais vécu, refuser d’essayer de comprendre. J’ai tourné la page de notre histoire, refermé le livre de mes sentiments et balancer le tout dans un puits que je voulais sans fond. Je me suis forcée à l’oublier, à ne plus penser à lui. Jamais. Pendant des mois, je me suis interdite à prononcer son nom. J’ai jeté ou caché tout ce qui pouvait l’évoquer. le cheddar, la bière anglais, la jelly, les portraits de la reine. J’ai foncé tête baissée dans le travail, me suit abrutie de tranquillisants pour dormir, de stimulants pour me réveiller - valium la nuit, Guronsan la journée. J’ai fait taire mon chagrin et peu à peu toutes mes émotions se sont apaisées, comme éteintes. Et, je n’ai plus jamais souffert. Jusqu’à cet instant, devant ce passager qui débarque du bateau pour découvrir mon île, j’étais convaincu que c’était pour le mieux. Que j’avais choisi avec sagesse, ma vie, loin des tourments de l’amour, des affres de la passions, de la douleur de l’abandon. Je n’ai gardé que le plaisir de la rencontre, l’excitation de la séduction et la jouissance du sexe.
Et si finalement j’avais eu tort ? Plus de 20 ans après, assise face à la mer, je le regarde qui marche et ma vie, mes choix, tout est remis en cause comme balayée par un vent trop fort.
Je retrouve dans ma mémoire les moindres détails de cette première nuit ensemble, de cet instant, comme suspendu dans le temps, lorsque la porte de l’appartement s’est ouverte. Moi qui pensait avoir chassé jusqu’au souvenir de son nom, je suis abasourdie. Tout est là. L’obscurité de la chambre, seulement troublée par le rai de lumière qui filtre sous la porte, le petit lit aux draps blancs un peu rugueux, l’odeur de nos corps en sueur, les battements affolés du cœur de Paul, ses mains qui me caressent pour conjurer la peur, l’envie plus forte que tout d’être avec lui. Et l’amour. Ce sentiment si vaste qui m’emplis entièrement, qui dilate mon âme jusqu’à l’infini et que je n’ai plus jamais ressenti.
Nous restons collés l’un contre l’autre à écouter le silence. Matthew a très certainement bu, comme tous les soirs et il ne ressortira de sa chambre que tardivement demain.
La nuit est à nouveau à nous. Je ne veux penser à rien d’autre qu’à Paul. Ma main effleure la rondeur de ses fesses. Il frémit sous mes caresses.
- Tomorrow is another day
- Demain est un autre jour.
Nous reprenons nos ébats, là ou nous les avions interrompu. Le doigt de Paul poursuit son exploration. L’arrondi de mon ventre, mon nombril, ma cuisse. Il évite mon sexe et continue son voyage. Je ferme les paupières pour écouter mon corps frémir sous ses caresses. La nuit est à nous. Rien ni personne ne peut nous la prendre.
Lorsque Matthew se lève le lendemain matin, les cheveux en bataille, l’haleine chargée et les yeux rougis, ils nous trouvent sagement attablés dans la cuisine devant un café.
Je lui en sers un pendant qu’il demande des explication à Paul. Comme convenu, il lui explique qu’il vient d’arriver, que je lui ai ouvert la porte et que nous l’attendions. Il semble gober l’excuse, plus pressé de faire passer sa gueule de bois que de s’interroger sur ce qui pourrait exister entre nous.
Avant qu’il entre, nous avons décidé que Matthew ne doit pas savoir pour nous. Que notre histoire ne le concerne pas. Que nous l’en informerons en temps voulu.
Tout en buvant son café, il nous prévient qu’il a un rendez-vous à l’université de Londres aujourd’hui, qu’il ne sera donc pas là cet après midi. Et vous ? Quoi de prévu ? Son regard va de Paul à moi. On sent quand même une certaine méfiance, comme un doute. Il n’a pas tout à fait oublier le tour pendable qu’il nous accuse de lui avoir joué.
Paul répond qu’il doit rencontrer un collègue pour un futur projet et commence à nous détailler l’article qu’il compte écrire. Il en fait trop mais je n’ose pas l’interrompre. Matthew lui pose quelques questions. La conversation s’engage. J’en profite pour m'éclipser, non sans leur avoir annoncé que je comptais pour ma part faire un peu de tourisme.
Passe une bonne journée me disent-ils en cœur.
J’ai habité une année à Londres et je n’ai jamais eu l’occasion de jouer les touristes. Je n’ai visité que des bibliothèques, des salles de cours et un nombre incalculables de pubs. Et cet été je n’ai fait que traîner dans le quartier. Il est grand temps de combler cette lacune impardonnable. Direction la tour de Londres !
J’ai mis une pellicule dans mon appareil photo – personne n’imagine encore qu’un jour il suffira de sortir son téléphone pour mitrailler à l’infini tout ce qu’on voit – chaussée mes baskets et en route !
Une petite balade en métro et me voilà en plein cœur de la ville. Je découvre la tour de la terreur où tant de condamnés ont passé leurs dernières heures. Je me souviens d’Anne Boleyn, la femme d’Henri VIII, mais surtout de Jane Grey, « the 9 days queen », dont la triste histoire m’a toujours fascinée. Héritière de la couronne à la mort d’Edward VI, elle n’a régné que 9 jours avant d’être exécuté par sa terrible cousine, la reine Bloody Mary - Marie la sanglante. Tout en pensant à son destin tragique, je me promène au pied du château et j’observe, étonnée les corbeaux. Que leur ait-il arrivé ? La légende raconte que s’ils venaient à disparaître, alors la tour puis tout le royaume s’effondreraient m’explique un guide. Donc, pour plus de sécurité, on leur rogne leurs ailes. Je reconnais bien là le pragmatisme anglais !
Je continue ma visite : la tour blanche, les bijoux de la couronne. Je fais un petit arrêt à la boutique pour acheter quelques babioles. Je me sens bien, je suis libre. Paul ne quitte pas mes pensées mais je sais que je le revois dans quelques heures à peine. Qu’il n’a pas le temps de me manquer, et j’arrive enfin à profiter de la vie. C’est la première fois depuis que je le connais que j’ai l’impression de me retrouver. Comme avant. Sans stress, sans l’angoisse de l’attendre, l’envie impossible à satisfaire de le voir. Le manque. Là rien. Juste la satisfaction de me promener au soleil, de savourer la vue et les petites plaisanteries du guide qui nous fait la visite.
La matinée passe assez vite et je me promet de renouveler l’expérience avant de rentrer à Paris.
Mais avant de poursuivre ma découverte des merveilles de Londres, j’ai bien plus urgent à faire. Paul m’attend. Je retourne à la maison.
A peine ai-je franchi la porte, qu’il me plaque contre le mur, m’embrasse à pleine bouche, déboutonne mon pantalon. Visiblement il m’attend depuis un moment. Il ne savait pas à quelle heure je revenais Je lui ai manqué. Beaucoup. Il était impatient de me retrouver. Vraiment. Il en a oublié son rendez-vous mais lorsque je m’en inquiète, lève les yeux au ciel. On a mieux à faire non ?
Nous faisons l’amour debout dans l’entrée. Je n’ai même pas le temps d’enlever mes chaussures ou de poser mon sac. Il me veut, là, maintenant, tout de suite. Je réponds aussitôt, gagnée à mon tour par sa fièvre. J’aime quand il m’aime. La jouissance arrive. Vite. Elle m’emporte.
L’amour se fait tout l’après midi. Nous quittons l’entrée pour la cuisine. Le temps de boire un café. Et de tester le plan de travail.
- Cela va être compliqué de déjeuner sur cette table demain sans penser à ton cul me dit il alors que nous sommes encore nus et essoufflés.
- Comme ça tu penseras à moi...
- Je n’ai pas besoin de ça pour penser à toi me répond-il en m’embrassant avec une certaine tendresse.
Nous regagnons la chambre après un détour par la salle de bain. Le rideau de douche n’a pas survécu à notre passage.
Je m’occupe de le réparer m’annonce Paul alors que je suis toujours par terre, enroulée dans le dit rideau qui est tombé, nous entraînant dans sa chute.
Nous finissons notre périple dans mon petit lit. L’amour se fait en douceur, sans se quitter des yeux, comme pour s’y noyer.
Je m’endors un instant, épuisée.
Lorsque je me réveille, il fait nuit. La chambre est à nouveau plongée dans le noir. Paul dort, tout contre moi. Je sens son souffle régulier et calme. Combien de temps ai-je donc somnolé ?
Au loin, j’entends des voix. Il y a du monde dans l’appartement. Je n’ose pas bouger. Paul ouvre les yeux, réveillé par le bruit.
- Ce n’est rien, juste un des colocataires qui est passé récupérer quelques affaires m’explique Paul qui a perçu mon inquiétude. Matthew n’est pas rentré. J’ai laissé un mot pour lui souhaiter bonne nuit et j’ai fermé à clé la porte de ma chambre. Et celle là aussi me dit il en montrant la mienne, qu’on ne devine que par le filet de lumière qui filtre du couloir.
Il a tout prévu et répond aux questions que je ne me suis pas encore posée. Rassurée, bien au chaud contre lui, je me rendors. C’est la première fois que nous passons une nuit ensemble. A dormir. Le lit est étroit mais, même s’il était immense nous serions restés collés l’un à l’autre. J’ai du mal à trouver le sommeil, troublé par sa présence à laquelle je ne suis pas habituée.
Le reste de la semaine, nous jouons au chat et à la souris. Quand Matthew est là, nous nous faisons discrets, chacun notre tour. Ne surtout pas lui laisser penser qu’il y a quelque chose entre nous. Quand Paul discute avec lui, je reste dans ma chambre, et lorsque je le rejoins dans la pièce commune pour échanger quelques mots, Paul en profite pour travailler dans la cuisine. Mais dès qu’il a le dos tourné ou qu’il s’absente un instant, nous nous retrouvons collés l’un à l’autre comme deux aimants qui, irrémédiablement, s’attirent. Le frustration de se contrôler et parfois s’éviter rend chaque contact encore plus intense. J’ai l’impression de ne penser qu’à ça. Qu’au moment où il aura ses mains sur moi, son sexe en moi, sa peau contre la mienne. Dès qu’il m'effleure, je suis au bord de l’orgasme. J’ai la sensation que mon corps tout entier s’enflamme dès qu’il me touche. Et cette folie est partagé, je le lis dans son regard égrillard et je le vois quand, à bout de frustration, il se jette sur moi avec voracité.
Le feu au cul aurait dit Mamé Je n’avais pas vraiment saisi le sens de cette expression. Cet été là à Londres, avec Paul près de moi, accessible par moment, intouchable le reste du temps, j’ai compris. Je brûle de désir. Je ne pense qu’à l’instant où il pourra me toucher, me caresser, m’embrasser, me prendre. Je ne savais pas que je pouvais vouloir quelque chose ou quelqu’un avec une telle intensité.
J’ai le souvenir que nous avons fait l’amour à peu près dans tous les endroits ou deux humains peuvent se sauter dessus, en préservant un dernier semblant de décence. Et quand nous nous endormons, épuisés, l’un contre l’autre, une partie de moi reste en alerte, consciente de ses moindres mouvements.
- Aujourd’hui, je t’emmène découvrir Westminster m’annonce Paul quelques jours plus tard alors que nous nous installons devant un copieux petit déjeuner. Tu ne peux pas prétendre avoir vécu à Londres sinon !
- C’est un peu comme habiter à Paris et ne pas aller voir la Tour Eiffel s’exclame Matthew qui entre à ce moment là dans la cuisine, je viens avec vous !
- Avec plaisir ! Plus on est de fou, plus on rit.
Paul lui a répondu avec un grand sourire et j’admire son flegme. Pour ma part, j’aurai préféré une journée en amoureux. Mais comment lui annoncer que nous ne voulons pas de lui. C’est l’ami d’enfance de Paul, quelqu’un pour qui j’ai encore de l’affection malgré ses défauts. Mais qui n’en a pas ?
Me voilà donc devant Big Ben, appareil photo dans une main, guide touristique dans l’autre. Dans le tumulte de la rue, je cherche la meilleure prise de vue. Une petite dame propose de prendre la photo. Nous posons tous les trois, Paul à ma droite, Matthew à ma gauche.
C’est l’unique cliché qui existe de nous, le seul souvenir tangible de cet été là.
Les garçons s’amusent, complices. Ils sont contents de se retrouver. Je les écoute d’une oreille distraite, admirative des merveilles architecturales que je découvre enfin. Nous déambulons dans le cloître de l’abbaye de Westminster. Dans le coin des poètes, j’en profite pour me recueillir un instant sur la tombe de Shakespeare, une de mes idoles. Lui qui parle si bien d’amour, je lui demande de veiller sur Paul et sur moi, de nous protéger. Nous poursuivons notre visite. Le lieu est spectaculaire, tellement imposant qu’il en est intimidant.
- 35 monarques ont été couronnés ici même m’explique Paul.
- Le premier a été Guillaume le Conquérant en 1066 complète Matthew. Et chacun de me raconter les exploits des grands rois anglais, de renchérir sur leurs faits d’armes, de les comparer et de s’engueuler pour savoir qui est le plus vicieux d’entre eux.
Je les observe et comprends un peu mieux le lien qui les unit. Comme deux frères complices qui s’aiment mais se jalousent, se soutiennent mais veulent malgré cela être celui qui domine, et systématiquement convoitent ce que l’autre a. Ou croit avoir.
Nous passons une excellente après midi tous les trois. Je ne regrette finalement pas que Matthew soit venu avec nous. Paul a l’air heureux et je le suis aussi. Et puis c’est la première journée que nous passons ensemble, Paul et moi, sans se toucher.
Dès la porte de la chambre refermée, Paul m’embrasse. Sa retenue contraste avec sa fouge habituel. Je m’étonne.
- Je vais lui parler me dit il. Cela ne peut plus durer.
Il m’embrasse à nouveau, rendant toute réponse impossible. Parler oui, mais à qui?
Nous nous promenons main dans la main dans Regent Park. L’atmosphère est lourde et triste malgré le ciel bleu et la beauté de ce qui nous entoure. Dans une heure il sera reparti et ces derniers moments sont gâchés par la souffrance de notre prochaine séparation. L’été touche à sa fin. Nous revoir bientôt risque d’être compliqué. Nous le savons, à quoi bon se l’avouer ? Je lis le chagrin sur son visage, il devine ma peine. A Matthew il a raconté qu’il quittait Londres ce matin. Pour que nous ayons un peu de temps juste tous les deux.
- J’ai parlé avec Janet.
Il me faut un instant pour me rappeler de qui il s’agit. Celle dont on ne doit pas prononcer le nom. Sa femme.
- Tu lui as dit pour nous ?
- Je lui ai dit que j’avais rencontré quelqu’un…
Il reste évasif. Il hésite.
- Elle s’en doutait. Entre nous c’est…
Il ne trouve pas ses mots. Je ne peux que le laisser chercher. Je ne sais pas ce qui se passe entre eux. Si je pouvais je compléterai la phrase : c’est fini, c’est terminé, c’est de l’histoire ancienne. Mais je me tais.
- entre nous c’est compliqué.
- Et ?
Comment a-t-elle réagit ? Que lui a-t-elle dit ? Je m’attends à tout sauf à la réponse qu’il me fait.
- elle m’a répondu qu’elle voulait que je sois heureux. Que c’était pour elle la seule chose qui compte.
Je suis éberluée. Quelle femme accepte d’être trompée pour que son mari soit heureux ? Comment peut-elle tolérer qu’il en aime une autre sans protester ? Qu’il couche avec elle ? Qu’il rit avec elle ? Qu’il dorme avec elle ? Je ne comprends pas. Pas du tout.
- je te l’ai dit. Entre nous c’est … pas pareil. Elle ne demande qu’une chose.
Ah nous y voilà ! Je me doutais bien qu’il y aurait une contre partie. Personne n’accepte avec un sourire bienveillant d’être cocue.
- Elle voudrait qu’on prenne notre temps. Elle ne veut pas qu’on casse tout avant que je sois sûr de moi. On va faire une pose. Faire le point chacun de notre côté.
Il peine à m’expliquer. J’ai du mal à comprendre. En sommes nous déjà là ? D’un coup tout me semble aller trop vite. Suis je prête à m’engager ?
- Je n’ai pas de doute sur mes sentiments, ni que je veux être avec toi, mais je ne peux pas lui dire non.
Je ne comprends pas vraiment mais j’accepte aussitôt. Tout plutôt que de le perdre. Et je ne suis pas prête moi non plus à m’engager.
Il reste très flou sur la situation. Sont-ils séparés ? Partagent-ils toujours le même toit ? Compte-t-il vivre ailleurs ? Et moi dans tout ça ? Je suis quoi ? Je vais où ? Il ne me dit rien et je préfère ne pas demander. Elle désire seulement du temps. Cela me semble facile, trop facile même.
- Bien sûr ! C’est tout à fait normal.
- Tu veux bien m’attendre ? Être un peu patiente ?
- Patience, c’est mon deuxième prénom !
Je suis heureuse, très heureuse qu’il lui ai parlé. Je veux bien attendre, je veux bien tout ce qu’elle veut tant qu’elle me laisse l’aimer.
Je n’ai pas vu le piège tendu. Lui non plus.
Si Janet est au courant, il n’y a plus aucune raison que nous nous cachions. Et pourtant. Sans même nous concerter, l’un comme l’autre rechignions à en parler à Matthew. Que va-t-il dire ? Comment va-t-il réagir ? Sans vraiment me l’avouer j’ai peur. Il est capable de salir notre histoire, de nous mettre à la porte. Paul me rassure. Dans ce cas là, nous nous installerons à l’hôtel. Son bureau peut lui trouver une chambre à n’importe quel moment. Ce n’est pas un problème. Et s’ils se brouillaient tous les deux ?
De toute façon c’est trop tard. A semer le vent on récolte la tempête. Si je ne voulais pas risquer qu’ils se fâchent, j’aurai mieux fait de m’abstenir de coucher avec deux amis. Même si j’ai du mal à admettre que mon histoire avec Paul puisse n’être qu’une simple coucherie.
Reste à lui annoncer. Mais comment ? Je n’ai jamais apprécié les moments solennels, les annonces qui se veulent bouleversantes mais qui ne le sont généralement que pour celui qui la fait.
Paul, lui ne s’inquiète pas. Cela se fera naturellement, sans que nous ayons à en parler. Il va bien finir par s’en rendre compte. Je lui en veux un peu de ne pas s’inquiéter. J’aurai aimé sans doute qu’il s’angoisse avec moi, pour moi. Mais je n’ai rien d’autre à penser que notre histoire, lui travaille et doit gagner sa vie. Pendant que je cogite et que je m’inquiète, assis sur le bout de mon lit, il écrit un article. J’aime le voir ainsi concentré, plongé dans son travail. Il fronce légèrement les sourcils, ce qui lui donne un air un peu sévère. J’oublie parfois qu’il n’est plus étudiant, qu’il a des responsabilités, un crédit à rembourser, des factures, des gens qui comptent sur lui. Je n’ai pris conscience de cette différence entre nous bien des années plus tard. Mes parents me versaient chaque mois de quoi payer mon loyer, les frais du quotidien et je travaillais juste pour financer mes sorties, mes voyages. Je n’avais jamais manqué ni eu peur de me retrouver à la rue par manque d’argent. Et cet été là je n’avais finalement que peu de dépenses : Matthew me logeait et Paul réglait les autres factures. J’avais mis un peu d’argent de côté si besoin et, comme à chaque fois que je partais en voyage, j’avais acheté dès mon arrivée mon billet de retour. Juste au cas où.
Il n’y eut pas d’annonce. Un matin, alors que Matthew et moi étions installée dans la cuisine, Paul est arrivé, s’est penché sur moi et m’a embrassée. Puis s’est servi un café et s’est assis près de moi. Matthew n’a rien dit. Moi non plus. Il a gardé le regard baissé et je n’ai pas deviner ce qu’il en pensait. Mon petit déjeuner terminé, je me suis levée, comme si de rien n’était et je suis partie prendre ma douche. Je ne sais pas trop ce qu’ils se sont dit, mais le soir même les affaires de Paul étaient dans ma chambre. Lui aussi.
Savoir Matthew à côté me mettait mal à l’aise mais qu’y faire ?
Il n’a pas dit un mot, pas fait le moindre commentaire. J’aurai finalement préféré qu’il s’énerve, qu’il parle plutôt que ce silence glacial. Je n’ai pas deviné à l’époque ce que n’était pas de moi qu’il était jaloux, que ce n’est pas les sentiments qu’il n’éprouvaient plus pour moi qui le faisait souffrir. Il se sentait trahi par celui qu’il était pour lui comme un frère. Et qui lui avait piqué son jouet.
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