Chapitre 2

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Sans un mouvement, Lowen scruta les alentours mais ne vit rien bouger. Son cheval ne montrait aucun signe de nervosité. Dans la pénombre autour de son feu mourant, il ne décela aucune anomalie qui eût pu le réveiller. Cependant, l’inquiétude pointue qui l’étreignait ne disparaissait pas. Il porta son regard vers l’obscurité de la forêt ; la lune incomplète peinait à dissiper les ombres dans le dense entrelacs de branches.

Rien.

Il dressa l’oreille. Outre la respiration profonde de son cheval et ses propres battements de cœur, il lui semblait entendre quelque chose d'anormal s’élever des profondeurs de la forêt. Lowen connaissait ce milieu, il ne comptait plus les nuits passées sous les arbres. Le bruissement des feuilles, le hululement d’une chouette, les stridulations des insectes nocturnes, le piétinement léger d’un rongeur dans le sous-bois : rien de tout cela n’avait pu insinuer cette anxiété aiguë en lui. Il ferma les yeux, occulter sa vue pour aiguiser son ouïe, et écouta plus fort. Il y avait bien quelque chose. Un chant, dont le son était si ténu qu’il ne distinguait pas la mélodie.

Il sentit les poils de ses bras pâles se hérisser, tandis que la lame acérée de la peur lui vrillait l’estomac. Mais Lowen n’était pas homme à attendre passivement le danger ; il lui fallait éclaircir le mystère. Fuir n’était pas une option : la nuit était trop sombre pour repartir à cheval, il ne prendrait pas le risque de blesser sa monture. Il lui faudrait se guider à l’oreille, la mince lueur de la lune devrait lui suffire pour avancer : une torche ne ferait que l’éblouir et épaissir la noirceur de la forêt. Derrière le raisonnement rationnel perçait également une réelle envie d’aller voir.

Le colporteur se leva prestement, secoua ses membres engourdis, repoussa sa capuche en arrière, vérifia la présence de ses couteaux dans les replis de sa tunique. Sans être une fine lame, le voyageur solitaire avait néanmoins appris avec le temps à se défendre efficacement. Ce faisant, il se sentit à nouveau gagné par le découragement : rassembler son énergie pour se déplacer lui demanda un effort. Il secoua la tête avec une pointe d’incompréhension, puis se mit péniblement en route.

Lowen avançait lentement, s’immobilisant régulièrement pour tendre l’oreille et choisir où poser les pieds pour se faire discret. La litanie s’amplifiait à mesure qu’il s’en approchait, il hésitait de moins en moins sur le chemin à suivre, mais sa progression ne s’en trouva pas facilitée, car la lassitude croissait d’autant. Lui qui honnissait la faiblesse se trouva profondément irrité par ce sentiment inhabituel.

La mélodie était bien audible désormais, même s’il ne discernait pas les paroles ; les voix étaient claires et se mêlaient à une musique profonde. Il marcha pendant ce qui lui parut des heures avant d’enfin déceler une lueur entre les arbres, et il dut lutter contre une envie irrépressible de se rouler en boule pour finir sa nuit : la forêt semblait littéralement vouloir le freiner. Ou bien était-ce la musique qui lui ôtait tout courage ? Elle l’attirait pourtant comme le chant d’une sirène.

La végétation devenait moins dense à l’approche de sa destination ; quand il fut tout près, il s’accroupit et écarta les fougères pour découvrir ce qu’elles dissimulaient.

Des errantes.

Jamais il n’aurait imaginé qu’elles existaient encore, et certainement pas en si grand nombre.

Ces femmes vêtues de blanc, furtives, que l’on pouvait apercevoir au détour d’une rue ou d’un chemin, sans jamais pouvoir s’en approcher. Ces femmes insaisissables qui semblaient vous attirer à elles, sans se laisser atteindre, puis disparaissaient en vous laissant pantelant, l’esprit embrouillé. Ces ombres claires qui s’emparaient de vos pensées, vous endormaient en imprimant un sillon flou et bienheureux dans votre mémoire. Dans son enfance déjà, voir une errante était si rare, qu’on le considérait comme un gage de bonne fortune. Mais les derniers anciens qui prétendaient en avoir croisé étaient morts depuis longtemps, et il ne restait personne pour attester qu’elles avaient même un jour existé. La mémoire collective véhiculait nombre de légendes à leur sujet, mais les écrits avaient disparu, si bien que les détails de leur nature se perdaient dans l’oubli à mesure que le temps passait. Si elles avaient réellement vécu, leur espèce s’était éteinte comme toute trace de magie.

Le même destin attendait vraisemblablement les membres de sa caste : les colporteurs étaient désormais si peu nombreux que Lowen rencontrait rarement ses pairs, et ceux qui avaient croisé sa route ces dernières décennies étaient tous des hommes. Le cavalier avait pourtant un mode vie qui lui permettait d’augmenter ses chances de les rencontrer. Les femmes, et a fortiori les enfants, avaient peut-être déjà disparu ; leur peuple était sur le déclin depuis trop longtemps. Les mélanges entre castes étaient interdits, cependant les autres peuples avaient mieux su s’en accommoder et avaient parfois pu habilement déroger à la règle. Mais les siens portaient leur condition de manière bien trop visible : cette peau pâle aux rainures argentées n’aurait su être dissimulée pour échapper à la loi. La disparition des colporteurs paraissait inéluctable, sans que cela n’émeuve le reste du monde.

Médusé, Lowen observa la danse des petites femmes blanches. Des dizaines d’errantes évoluaient dans la clairière faiblement éclairée par la lune, selon une chorégraphie qu’il ne comprenait pas. Leurs mouvements étaient fluides, elles semblaient à peine toucher le sol. Elles étaient à quelques mètres de lui, et pourtant il ne distinguait pas leurs visages, ne parvenait pas à fixer son regard sur elles.

Leur chant paraissait toujours venir de loin, les paroles lui échappaient encore ; si les mots avaient un sens, il ne le connaissait pas. Les battements de son cœur battaient la mesure, ou bien était-ce le son étouffé de tambours ? Ses paupières s’alourdissaient au rythme lancinant de la rengaine, il allait sombrer quand il remarqua les scintillements de sa peau se réveiller et émettre une pâle lueur. Il regardait ses mains comme s’il ne les avait jamais vues : les zébrures argentées réfléchissaient la lumière habituellement, comme chez tous ceux de sa caste, mais jamais elles n’avaient émis la moindre luisance. Ce fut la dernière chose qu’il vit avant que ses forces ne lui échappent totalement et qu’il ne s’effondre dans un sommeil plus proche du coma que du repos compensateur.

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