Perles écarlates
Assise à la même place qu'hier soir, je frotte vivement le tissu contre la planche de bois, l'eau à peine changée il y a quelques minutes commence déjà à virer au marron, surplombée d'une mousse épaisse. Les draps et vêtements blancs sont étendus par les sœurs du couvent, chacune affairée à sa tâche de la matinée. Le froid et l'eau font rougir mes doigts et la peau de mes mains. Mon nez et mes joues n'y échappent pas malgré mon écharpe bien enroulée et mon énorme manteau. Mon souffle créait une buée écarlate se projetant dans l'air à chacune de mes expirations fugaces, saluant l'effort physique que mon corps produit. Il ne me reste plus beaucoup de temps, mais je pense finir à l'heure. Je vais tout faire pour. Je m'efforce de frotter plus vite tout en faisant ça bien, provocant des regards de compassion à mon égard, certains plus doux que d'autres. Je ne m'en occupe guère et termine mon devoir pile à temps, fière et satisfaite, bien que gelée de la tête aux pieds. La Révérende Mère incite tout le monde à entrer à l'intérieur pour aller déjeuner, ce que nous faisons avec précipitation pour nous réchauffer tant que nous le pouvons. Assise sus un des bancs, je frotte mes mains entre elles afin de les réchauffer, sans grand succès. Une main tenant une tasse fumante se pointe face à mon champ de vision, m'invitant à la prendre pour me réchauffer. Je reconnais la voix de sœur Alètheia et la remercie vivement, encore tremblante par ce froid d'hiver.
- Tu as bien travaillé pour ta première matinée, me dit-elle une main posée sur mon épaule en signe d'encouragement.
Je lui offre un sourire et pose mes mains congelés sur la tasse, créant une réaction entre deux températures opposées que mon cerveau n'apprécie guère sur le coup. Je lui laisse le temps de s'accommoder et me réchauffe enfin, me faisant lâcher un soupir d'apaisement. Je remarque qu'autour de moi, les sœurs font de même et prennent le temps de se reposer dans le calme. Tout est plus physique par ce froid qui s'agrippe à nos peaux. Lorsque la révérende mère se lève, nous faisons de même lorsque le moment de la prière est venu et chacune s'y affaire avec sérénité et dévotion. Elle dure quelques minutes, celle-ci ne change jamais et est assez simple à retenir pour les novices qui sont autour de la table. Nous nous rasseyons et mangeons les légumes cueillis la veille. Le plat est délicieux et revigorant. Pendant que nous dégustons notre due, des petits bruits contre les vitres se font entendre, chacune lève la tête et remarque que la pluie commence à s'abattre en ce début d'après-midi, rendant le linge étendu à l'air libre encore plus mouillé qu'il ne l'était déjà. Nous allons devoir travailler à l'intérieur aujourd'hui, peut-être allons-nous prier dans la salle au fond du couloir, je l'espère en mon fort intérieur.
Une fois que nous avons débarrassé nos assiettes, la révérende mère a demandé à une poignée d'entre nous d'aller récupérer le linge à l'extérieur, sans trop trainer pour ne pas attraper froid. Marcia est à côté de moi et grimace, je crois qu'elle n'apprécie guère vraiment la pluie. Malheureusement, il va falloir s'y faire, au moins pour quelques minutes. La porte menant à la cour est ouverte et nous nous mettons à courir les unes après les autres sous cette pluie battante. Certaines poussent des cris d'inconfort, et d'autres comme moi lâchent des rires d'amusement. Nous enlevons les épingles de bois à toute vitesse et mettons le linge en boule dans les panières calées sous nos bras avant de reprendre nos routes à l'abris. Une fois tout le monde engouffré à l'intérieur du couvent, nous nous regardons toutes, trempées de la tête aux pieds, et laissons échapper des rires face à cette situation plus que comique.
Un raclement de voix nous interrompt dans notre moment d'égarement et nous fait nous redresser tout en cachant nos sourires de nos mains pleines de gouttelettes. Sœur Alètheia se tient face à nous, les bras croisés et les sourcils levés.
- Je vais m'occuper du linge, aller au bain pour vous réchauffer. Elle nous toise tandis qu'aucune de nous n'ose bouger le petit doigt. Aller, plus vite que ça !
Nous nous échappons de son emprise et partons vers le grand bain, toujours avec des petits rires d'amusement ne pouvant être contenus. Nos vêtements pleins d'eau et lourds tombent un par un au sol, nous entrons tour à tour dans l'énorme bain commun rempli d'une eau bouillante réchauffant vivement nos peaux encore mouillées par le froid. Ici, nous nous occupons de nos sœurs avec bienveillance, et le moment de la toilette en fait partie. Marcia se place dans mon dos et attrape une grosse éponge pleine de savon pour me le frotter.
- Alors, cette première matinée est comme tu l'avais espérée ?
- Je dois t'avouer qu'elle est encore mieux que ça !
Mon sourire se joint au sien à la vue de cette réponse enjouée. C'est la vérité, et je ne pensai pas autant m'amuser dès ma première journée. Le dur épisode de ce matin est déjà un vieux souvenir. Même s'il faut recommencer cet acharnement tous les jours, je suis prête à le faire avec joie. Toutes les discussions se mêlent entre elles et nous commençons doucement à parler toutes ensemble de ce que le couvent nous apporte, que ce soit depuis deux mois ou deux semaines. Je ne peux que les écouter attentivement en hochant la tête pour montrer mon engouement. Le temps file et il nous faut sortir et nous parer de nouveaux vêtements secs pour rejoindre nos sœurs et les aider pour le reste de l'après-midi.
Nous avons pu assister à plusieurs ateliers, si on peut appeler cela comme tel, nous partageant des savoir-faire avec précision. Passant par la cuisine, le façonnage de chapelets, le planning pour les cours donnés par sœur Alètheia ou encore l'apprentissage sur comment choisir un légume ou un fruit pour la création des repas. Cela peut paraitre anodin, mais tout le monde ne connait pas les particularités nécessaires à ce genre de tâches, surtout lorsque l'on est novice. Un groupe de sœurs passe à côté de nous dans le grand couloir, Alètheia en faisant partie. Elle nous arrête pour nous préciser que la salle de cours sera ouverte ce soir à qui souhaite apprendre, créant une hâte en moi, voulant en savoir plus sur ce que nous pouvions apprendre de la religion et de ses secrets.
Contre toute attente, la révérende mère nous propre de venir prier dans la grande salle. Proposition que nous acceptons toutes avec joie, passant d'un tempérament de novice à une concentration à toute épreuve. Nous nous dirigeons en rang vers ce lieu aux étendues sombres et entrons sans un mot. Disposées de part et d'autre sur les bancs en bois massif, nous nous positionnons droites, les pieds joints et les buste remontés. Nos bras pliés et nos mains paume contre paume, prêtes à prier ou à nous confesser pour les esprits les moins bien dressés. Des paroles résonnent dans l'enceinte du bâtiment, les ondes cognant l'air de glace nous entourant, nos voix à l'unisson réchauffant nos cœurs empreints à la froideur du monde. Je ne peux dire combien de temps nos prières ont duré, lorsque nous rouvrons les yeux, le temps est gris et menace à l'extérieur. Plusieurs flammes dansantes à l'horizon parviennent à éclairer nos visions brouillées par le néant. Nous ne nous sommes rendu compte de rien, tout a filé à une vitesse et l'heure du souper pointe le bout de son nez. Encore dans notre torpeur, nous suivons la révérende mère jusqu'à la salle à manger, nous nous asseyons en silence comme si un drame était arrivé, mais il n'en est rien. Les regards sont plantés sur notre petit groupe, toutes les sœurs se mettent à sourire avec compassion, connaissant la sensation de la première prière dans cette énorme salle envoutante. La prière et le repas se font sans bruits intrusifs, dans le plus grand des secret chacune se revoit au pied de ces bancs recouverts de draps blancs, priant de toutes nos forces pour le bien et l'obéissance.
Doucement, nos esprits reviennent à l'intérieur de nos corps, nous échangeons quelques mots entre nous sur ce que cela a pu nous provoquer. Certaines sont encore sous l'emprise de la prière et se rendent au dortoir sans demander leur reste, ce que je peux comprendre au vu de l'épuisement du groupe. Je me fais violence et décide de tout de même suivre le cours de sœur Alètheia. J'admets avoir sommeil, mais mon envie d'apprendre est bien plus grande. Je propose à Marcia de m'accompagner, surprise qu'elle accepte, je lui offre un sourire radieux comme à mon habitude. Cacher mes émotions n'est pas quelque chose que je sais faire comme la plupart des gens. Je trouve que cela nous rend faux, et le mensonge n'est que péché.
C'est en petit groupe de cinq que nous nous dirigeons à l'étage en empruntant l'escalier de pierre. La porte de la salle entrouverte laisse une fine lumière s'en échapper, nous invitant à frapper à la porte pour annoncer notre présence. Sœur Alètheia ouvre en grand tout en ayant l'air surprise de nous voir ici. Elle pensait qu'aucune de nous ne viendrait après cette longue prière qui nous a toutes épuisées cette après-midi. Pourtant nous sommes là, au pied de la salle, en attente d'approbation pour entrer. Nous prenons place comme bon nous semble, toutes sur les deux premiers rangs, telles les bonnes élèves que nous sommes face à Dieu. Notre sœur nous dépose des petits livres à chacune, nous nous empressons de regarder de quoi il s'agit tout en écoutant les consignes d'Alètheia sur ce que nous allons voir ce soir.
- Je vous propose d'aller directement à la page douze, ce sont des choses que vous avez sans doute déjà apprises lors de votre noviciat, mais c'est un passage obligatoire.
En effet, nous l'avons déjà toutes apprise, mais nous ne sommes pas contre des rappels qui sont utiles en religion. Il y a beaucoup de règles et de choses à apprendre, même si nous avons tout le temps de le faire. Rester assidus est une des principales qualités à détenir. Malgré notre fatigue intense, nous restons concentrées sur les paroles et l'apprentissage de sœur Alètheia, mémorisant le plus de paroles possible. La leçon dure une quarantaine de minutes avant qu'elle ne s'arrête au milieu d'un paragraphe, son regard doux posé sur nous.
- Je pense qu'il est l'heure pour vous d'aller vous coucher. Vous avez enduré beaucoup d'émotions aujourd'hui et je ne souhaite pas vous voir avec des cernes au réveil.
Tout le monde referme son livre en clignant des yeux rapidement. La fatigue est en train de nous rattraper, heureusement qu'elle s'en est rendue compte à notre place, nous évitant de nous assoupir sur nos bureaux et de nous sentir honteuses. Nos corps arrivent à se mouvoir lentement et nous sortons en file indienne hors de la pièce éclairée faiblement. Je suis sur le pas de la porte quand je sens un bâillement se profiler et me retourne vivement pour le cacher à mes camarades, la main devant la bouche je le laisse s'échapper dos aux autres filles. Les yeux humides, je remarque sœur Alètheia m'observer avec un petit rictus. Je m'excuse auprès d'elle sentant le rouge me monter aux joues avant qu'elle ne m'arrête pour me dire d'aller me coucher, ce que je fais sans attendre au vu de ma fatigue prenant possession de mon être entier. Un bâillement n'est pas un péché, me dis-je intérieurement, mais c'est assez déplacé devant une sœur, je dois l'admettre. Bien que l'envie de me coucher sans attendre soit forte, j'attrape mon chapelet pour une prière courte face à mon lit, et étonnamment, le reste du groupe fait de même. Cela ne dure que quelques minutes à peine et en silence, mais c'est suffisant pour témoigner de notre attention au Seigneur pour cette fin de soirée. C'est dans un dernier mot d'excuse pour mon geste devant sœur Alètheia que je pars me coucher, la conscience tranquille et le corps léger.
Pour cette nouvelle matinée, je me suis décidé à gouter le café, et à ma grande surprise, ce n'est ni bon ni mauvais lorsque l'on y plonge trois ou quatre sucres. Les filles rigolent de moi, ce qui nous plonge dans une ambiance chaleureuse à peine le jour levé. Nous mangeons quelques viennoiseries encore chaudes pour prendre des forces, c'est une matinée bien chargée qui nous attend, d'après les paroles de la révérende mère. Une trentaine de minutes plus tard, nous voilà sorties de table, prêtes à affronter les températures négatives du monde extérieur à la couverture de gèle. En pensant que nous allions travailler dehors, nous commencions à mettre nos manteaux, nos écharpes et nos gants en laine.
- Vous n'avez nul besoin de vous habiller chaudement, mesdemoiselles, ce matin vous allez toutes rester à l'intérieur pour apprendre à confectionner votre propre chapelet.
Les yeux écarquillés, nous nous découvrons de nos vêtements chauds et nous mettons en rang afin de suivre la révérende mère. Moi qui pensais qu'il fallait attendre plusieurs mois avant de pouvoir créer notre propre chapelet forgé de nos mains. Après coup, je me souviens que la plupart sont ici depuis plus longtemps que moi, ce qui est tout à fait logique en y pensant sérieusement. L'atelier se trouve à l'étage, nous montons les marches une par une en silence, contenant notre hâte avec sagesse face à la révérende mère parée d'un calme naturel. Je me suis mise toute à la fin de la file, connaissant mon manque cruel de discernement pour cacher mes émotions. Je triture mes doigts pour m'aider à rester de marbre face à la situation. Dès que je franchis la dernière marche, je suis absorbée par cet endroit aux multiples portes fermées. Je ne devrais pas être autant curieuse, mais parfois cela l'emporte sur ma raison. Le petit groupe continue sa marche au fond à droite du petit couloir, je calque les pas de Marcia avant que mon regard ne se pose sur la salle de cours à la porte grande ouverte, laissant entrevoir sœur Alètheia plongée dans un livre religieux, je crois d'ailleurs reconnaitre celui que nous avons étudié hier au soir. Sans que je le remarque, mes pieds s'encrent au sol et je l'observe, je la trouve très studieuse. J'aimerais tellement devenir une sœur aussi sérieuse qu'elle, je l'admire pour son travail et son apprentissage, à ne pas en douter.
- Sœur Eve, pardonner-moi de vous tirer de votre contemplation, mais il est l'heure d'y aller.
Les mots prononcés par la révérende mère me tirent de ma rêverie, me faisant enclencher à nouveau le pas et rejoindre le petit groupe rapidement tout en m'excusant d'une petite voix incertaine.
Nous entrons une à une dans la grande pièce aux poutres de bois apparentes, lui donnant un effet ouvert et ancien. Un homme, sûrement un prêtre, est parmi nous. Celui-ci prend la parole pour nous expliquer les fondements de la création du chapelet, ses apparitions, les dates les plus importantes et la meilleure manière de faire. Il nous propose de nous placer par deux sur les petits ateliers. C'est sans une once de doute qu'avec Marcia nous nous dirigeons vers une des petites tables libres vers le fond gauche de la pièce, proche d'une minuscule fenêtre filtrant le mauvais temps. Une agitation se crée à l'entrée de la pièce, une des filles se retrouve seule au côté de la révérende mère, ne sachant pas où se placer au vu des tables au minuscule gabarit, déjà à peine assez grandes pour accueillir deux personnes. Un élan d'assurance se pointa au creux de mon estomac, me chuchotant que c'est la bonne chose à faire.
- Je peux le faire seule, Marcia peut se mettre en binôme avec toi si cela te convient ?
Les deux jeunes filles acceptent, Marcia m'offre un sourire compatissant et me quitte pour rejoindre la novice, auparavant seule. La révérende mère me remercie à son tour et m'offre elle aussi un sourire, à croire que c'est la marque de fabrique ici au couvent. Bien que cela m'encourage profondément, je ne peux le nier. Le prêtre reprend ses explications et nous montre comment faire pour illustrer ces propos. Il faut être très minutieux pour ne pas casser les perles qui vont orner notre chapelet. La croix, elle, doit être polie avec délicatesse et concentration pour ne pas y laisser quelconques rayures. Il nous propose d'aller choisir la couleur de nos perles. Celles-ci sont toutes disposées dans des bacs transparents, disposés convenablement sur de petites étagères de bois. Le choix est extrêmement large, beaucoup ont du mal à choisir et hésitent entre telle et telle couleur, tandis que de mon côté, je sais déjà exactement ce que je souhaite. J'observe les boites une par une et tombe sur un bleu très clair tirant sur des reflets nacrés. Je plonge ma petite boite et la remplis de perles, satisfaite de mon choix, je retourne à mon minuscule atelier de confection. Après cinq bonnes minutes, chacune de nous est prête à l'emploi, presque trop heureuse pour se concentrer comme il se doit. Le prêtre nous donne l'autorisation de commencer à polir nos perles contre une petite roue à grain doux, ce qui permet de ne pas les abimer et pire, de les fissurer. Je m'attèle à la tâche, déposant une perle sur l'engin tournant sur lui-même et créant une friction parfaite contre la perle, celle-ci devenant de plus en plus éclatante et lisible. Il n'est que neuf heures et le travail risque d'être long. Malgré cela, nos sourires ne peuvent quitter nos visages en prenant conscience de l'objet qui nous attend à la fin. Je continue pour chaque perle, prenant du retard sur les autres, s'attelant à la tâche à deux, sans pour autant être découragée ou envieuse.
- C'est un très beau choix de perles que tu as là.
Une voix féminine me tire de ma torpeur. Mon regard se soulève sur sœur Alètheia, et je suis apparemment la seule à ne pas l'avoir remarquée entrer et prendre place face à moi. Mon air interrogateur lui extirpe un léger sourire, ce qui ne suffit pas à répondre aux questions que je me pose sur le moment.
- La révérende mère m'a parlé de l'atelier et du fait qu'une novice devait s'y atteler seule, je suis donc venue t'aider à sa demande.
Je la remercie tout sourire, délivrant un stress dont je n'avais pas pris conscience jusqu'à maintenant. Je ne me plains pas d'être seule, en réalité j'apprécie cela, mais je ne voulais pénaliser personne avec mon retard. Je replonge mes yeux sur les perles et continue à polir les quelques petites boules restantes. Les mains de sœur Alètheia se joignent à moi sur la roue tournante, il ne lui faut pas longtemps avant d'être concentrée à la tâche.
- J'espère que cela ne vous embête pas, j'ai pu observer que vous étiez occupée à lire plus tôt dans la matinée, dis-je sans me rendre compte de ce que cela pouvait signifier.
- C'est donc toi qui t'ai fait réprimander tout à l'heure par la Révérende mère. Sur le moment, je n'ai pas vu ton visage, mais je m'en suis quelque peu doutée au vu de ton sens de l'observation distrayant.
Mon regard se détourne à l'entente de cette phrase. Prise sur le fait, je ne peux nier que j'ai tendance à me laisser distraire facilement par mon environnement. Elle m'explique que ce n'est pas forcément perçu comme un défaut si celui-ci n'interfère pas avec les activités et les tâches du couvent, ce qui intérieurement me rassure sans que je ne l'explique.
- Et donc, pourquoi m'observais-tu au point d'en oublier ton devoir ?
La question me prend de court, m'obligeant à m'arrêter dans mon travail afin que je puisse y réfléchir avec les bons mots.
- J'admire votre sérénité. Et aussi le fait que vous puissiez être aussi sérieuse, ce que je n'arrive visiblement pas à faire ...
Ma réponse lui arrache un petit rire presque inaudible que seul moi peut entendre. Elle me fait part du fait qu'elle aussi était très dissipée lors de son arrivée au couvent il y a quelques années, et que cela finira par s'affaiblir avec le temps. Il faut savoir prier et accepter ses défauts pour que ceux-ci laissent place à un tempérament mesuré. J'encre ces paroles et la remercie, recevoir les conseils d'une sœur est précieux pour n'importe qui ici, et je ne pourrais jamais m'en plaindre. Sœur Alètheia termine la dernière perle et la dépose sur le petit chiffon disposé sur le bois. Je suis rassurée de voir que nous avons toutes fini à peu près en même temps. Nous pouvons maintenant passer à l'assemblage en respectant bien l'ordre et le nombre de perles entre chaque séparation du chapelet. J'ai décidé de choisir un assemblage en argent faisant ressortir l'ensemble bleu ciel, le tout orné d'une croix faite du même alliage. C'est ici que se joue la partie la plus compliquée du montage, il faut pouvoir insérer chaque perle et fermer l'assemblage pour créer des espaces entre chaque groupe, ayant tous une représentation différente. Je commence le travail à la fermeture de la chaine, tandis que sœur Alètheia s'attaque au polissage de la croix d'argent, la rendant brillante et lisse sur tous ces angles. Le début est assez simple, mais lorsque vient le moment de fermer sous une perle, je n'arrive pas à replier le bout d'alliage, pourtant fin et malléable. La femme face à moi le remarque et décide de venir m'aider en se plaçant à mes côté pour que la tâche soit plus aisée.
- Tu dois pincer à cet endroit avec le bout de ton instrument, tu tournes pour faire le nœud et avoir une boucle parfaite.
Ses doigts manient les outils avec une précision rare, me permettant de pouvoir continuer à enfiler d'autres perles sur le chapelet prenant forme.
- Merci. Vous avez l'air de vous y connaitre en confection de chapelets, combien en avez-vous fait ?
- Depuis que je suis ici, je pense en avoir créé une dizaine. Peut-être un peu plus, mais je ne me souviens pas exactement. C'est un exercice que j'apprécie et qui a façonné ma concentration.
Je comprends mieux pourquoi elle me parait si calme, je dois admettre qu'il faut être patient pour créer ses propres chapelets, encore plus si nous sommes seuls face à toutes ces étapes. C'est avec excitation que je referme le dernier nœud de cet objet sacré avant de l'enrouler autour de ma main pour l'observer dans son entièreté. Ne pouvant contenir ma fierté face à ce travail acharné, je souris naturellement et le tends vers sœur Alètheia pour qu'elle puisse elle aussi le contempler.
- C'est un très beau chapelet, tu peux être fière de ton travail, sœur Eve, me dit-elle en me rendant mon sourire satisfait.
- C'est en grande partie grâce à vous, sœur Alètheia, merci !
Le petit groupe se rejoint pour se montrer les chapelets à tour de rôle, lâchant des réactions de stupéfactions et d'adorations. Nous sommes toutes fières de notre travail et recevons les félicitations du père pour ce premier essai réalisé avec brio. Il est temps de ranger la salle et de nettoyer ce que nous avons laissé derrière nous. Je me retourne vers le plan de travail et remarque que sœur Alètheia n'est plus là. Je fais le tour de la pièce, mais elle n'est pas ici. Elle a sûrement d'autres choses bien plus importantes à faire, Eve, que crois-tu.
Midi est arrivé doucement tandis que nous quittons la pièce de confection, nos chapelets tenus fermement entre nos doigts. Nous tentons tant bien que mal de rester silencieuses, mais de petites discussions s'échappent dans l'air avec finesse. Marcia est en train de me montrer son chapelet orné de perles violettes foncées, m'expliquant le choix de cette couleur peu commune. Nous tombons nez à nez avec la révérende mère en descendant les marches de pierres, celle-ci accueillant les sœurs pour le déjeuner qui est en train d'être préparé avec minutie. Elle nous invite à entrer et à lui montrer nos chapelets chacune notre tour, toujours avec le sourire aux lèvres et la sympathie dont elle fait part à chaque personne ici. Elle félicite chaque fille avec tendresse et observe avec fierté chaque création unique et colorée.
- Sœur Eve, c'est un choix de couleur particulièrement singulier et assez rare pour un chapelet. J'espère que vous avez remercié comme il se doit sœur Alètheia pour l'aide qu'elle a pu vous apporter.
J'hoche la tête pour affirmer ses dires, même si je ne l'ai remercié que durant le processus, n'ayant pas eu le temps de le faire avant qu'elle ne disparaisse de la pièce. Je sais que je vais finir par la croiser dans la journée et trouver un moment pour la remercier de vive voix. Je rejoins ma compère qui m'a gardé une place libre à côté d'elle. Nous nous tenons toutes debout devant cette table devenue notre point de repère pour manger matin, midi et soir, créant rapidement cette habitude on ne peut plus agréable. Comme à chaque repas, il est maintenant l'heure de prier, et ce midi nous agrémentons nos mots de nos chapelets encore éclatants malgré le gris trônant le ciel.
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