Dans ton regard
Une semaine a passé sans que je ne m'en rende compte, trop occupée à réaliser ce qui me tourmente jour et nuit. Être en présence de sœur Alètheia devient de plus en plus difficile, j'ose à peine croiser son regard ou lui adresser la parole, ayant peur que cette boule qui grandit en moi n'explose d'un seul coup sans crier garde. Les couloirs du couvent me paraissent bien plus étroits, m'empêchant parfois de respirer pleinement. Plus je pense, plus je prie, ravalant mes péchés qui me brûlent de l'intérieur. Je passe le plus clair de mon temps à aider les autres sœurs et à participer au quotidien à l'intérieur du bâtiment de pierre.
J'ai appris de nouvelles choses durant cette longue semaine, comme tisser des bobines de soies ou encore fabriquer du vin pour le couvent. Des activités qui prennent énormément de temps, c'est tout ce dont j'ai secrètement besoin pour ne penser à rien. J'avais automatiquement pris mes distances avec sœur Alètheia et avec sœur Serina, de peur que l'une ou l'autre découvre ce que je m'efforce de cacher. Je m'autorise à être moi-même qu'avec Marcia, à rire et à discuter de tout, ou presque, et cela me fait un bien fou et me permet d'oublier les démons qui grandissent en moi.
Et parfois, au détour d'un couloir, je peux l'observer de longues minutes qui me paraissent pourtant bien trop courtes. C'est dans ces moments-là que je me demande à moi-même ce que j'éprouve, comme si la réponse pouvait être là, sous mon nez. Est-ce que je la contemple vraiment ? Ou bien est-ce de l'admiration sans rien de plus profond que ça ? Je suis incertaine, et me questionner sans cesse sans trouver de réponse commence à me rendre folle. J'ai beau parcourir des centaines de pages ou réciter tout un tas de paroles faisant sens à ma foi, il ne se passe rien de plus que ce que je ressens déjà.
- Bonjour sœur Eve, vous ne m'avez pas l'air en forme ces temps-ci, que vous arrive-t-il ?
- Sœur Serina, bonjour. Je crois que je suis juste un peu fatiguée avec tout ce qu'il y a à apprendre, sans compter les activités les après-midi...
J'observe les alentours du couvent tout en lui donnant une réponse qui parait être assez plausible, évitant son regard pour finir par en trouver un autre, qui lui est bien plus perturbant pour ma personne. J'ai l'envie de fuir et de rester, deux choses totalement contradictoires que je ne souhaite pas chercher à comprendre. Je préfère bafouiller rapidement une excuse pour m'éclipser dans la salle à manger afin de rejoindre Marcia et les autres, déjà prêtes pour la prière qui n'attend que les retardataires.
Lors de ma prière, je souffle des mots au seigneur afin qu'il puisse me montrer le chemin, m'aidant à m'extirper de cette emprise. Au fond, je sais que c'est à moi d'assumer mes pensées et mes envies, mais je sais aussi que dieu est toujours auprès de moi lorsque j'ai besoin de lui. Nous entamons le repas préparé avec agilité, toutes en train de savourer notre plat en discutant de nos activités de cette après-midi. J'ai décidé d'aller travailler dans la salle d'artisanat réservée à la création de chapelet, n'ayant pas eu l'occasion d'en faire à nouveau un de moi-même depuis notre apprentissage. Mon esprit divague sur mes souvenirs, ceux où Sœur Alètheia m'avait aidée à réaliser mon premier chapelet alors que j'étais la seule sans binôme. J'ai fait le rapprochement il y a peu, mais la couleur des perles que j'avais choisies rappelle vaguement la couleur de ses yeux. L'envie de regarder derrière mon épaule pour l'observer est plus forte que moi, je cède à la tentation et fait tomber mon regard sur elle, non sans le cœur qui se met à battre un peu plus rapidement. Elle est en train de rire doucement avec d'autres sœurs, l'air autour d'elle semble si léger et apaisant. Plus les jours passent et plus j'essaye de rassembler les moments où j'ai commencé à la voir autrement, je me dis qu'avec cette méthode je pourrais trouver la solution à mon problème, même si ce n'en est pas vraiment un.
- Tu vas attraper un torticolis à force de rester comme ça, tu es au courant ? Me chuchote Marcia avec un petit sourire en coin, comme si elle savait.
J'essaye de me détendre et de paraitre la plus naturelle possible face aux autres, mais parfois quelque chose de plus fort prend le dessus sans que je me rende compte de mon attitude. Je reprends contenance et me replace droite jusqu'à la fin du repas, non sans l'envie de tourner la tête à nouveau.
Mes doigts sont afférés à lisser les petites perles contre les fins grains de la roue dans l'atelier. C'est une tâche délicate et ma concentration est au rendez-vous cette après-midi, laissant à ma tête un moment de répit très appréciable. Pour ce chapelet-ci, je me suis penchée sur une couleur grisâtre et nacrée. Une fois les petites perles polies par le papier grain, celles-ci laissent entrevoir une magnifique teinte ornée de petits reflets de plusieurs couleurs, toujours avec ce gris rappelant le mauvais temps. En levant la tête, je remarque qu'il pleut, le printemps pointe le bout de son nez petit à petit et le temps permet aux fleurs de pousser, même si celui-ci rend la plupart des gens maussades. J'aime ce gris, ainsi que les gouttes qui transpercent le ciel et viennent s'abattre sous nos yeux sans que nous ne puissions les arrêter sur leur chemin. Le bruit de la lourde porte m'extirpe de mes pensées et me fait tourner la tête, l'élément perturbateur n'est autre que sœur Serina avec un tas de papiers dans les mains.
- C'est ici que tu te caches Eve ! Je n'ai pas beaucoup de temps devant moi, mais peux-tu venir me voir après le repas de ce soir à la bibliothèque, s'il te plait ?
J'ai à peine le temps de répondre positivement qu'elle est déjà en dehors de la pièce, c'est ce qui s'appelle passer en coup de vent. Sans me poser trop de questions, je reprends mon affaire et continue à lisser les perles avec délicatesse.
*
Je penche la tête légèrement à droite, puis à gauche. Une fois toutes les perles alignées sur l'alliage, le chapelet prend une toute autre dimension avec les couleurs qu'il dégage à la lumière du jour. Il peut paraitre assez terne vu de loin, mais les petits cristaux de nacres font toute la différence. Sur ce coup-là, je suis assez fière du résultat. Je le mets dans une de mes poches après l'avoir observé plusieurs minutes et me décide enfin à quitter la pièce après y avoir passé toute mon après-midi. Ce moment de solitude enfermée dans ma bulle m'a fait un bien fou, apaisant avec légèreté les questions qui venaient me tirailler l'esprit chaque minute. D'un pas léger, je me dirige vers l'escalier en pierre afin de rejoindre le rez-de-chaussée pour préparer le dîner de ce soir. C'est sans compter sur la porte de la salle de cours qui s'ouvre en grand et me coupe la route, à deux doigts de me la prendre en plein visage. Je recule de quelques pas et me retrouve nez à nez avec Alètheia, une mine inquiète accrochée à son visage.
- Eve, est-ce que ça va ? La porte ne t'a pas touchée, j'espère ?
- Ce n'est rien, je vais bien, dis-je d'une petite voix pratiquement inaudible.
La regarder droit dans les yeux m'est impossible, à chaque coup d'œil, je peux sentir un battement de mon cœur qui fait rage dans ma poitrine, accélérant de plus en plus vite.
- Tu passes beaucoup de tes après-midis seul en ce moment. Tu es très assidue, mais n'oublie pas de profiter un peu avec tes amies, d'accord ? Sa voix est douce, m'aidant à me détendre légèrement.
- Bien sûr, oui. Merci pour vos conseils, sœur Alètheia.
Mes jambes se mettent en marche toutes seules, prenant la fuite ordonnée par mon cerveau lui-même. Un dernier coup d'œil envers la raison de mon stress, un nouveau battement de cœur qui flanche, mais celui-ci est différent. Cet air scotché sur son visage, inquiet, voire triste, va me tourmenter bien plus que mes doutes. Le chemin jusqu'à la petite cuisine se fait rapidement, je dirais même qu'il défile devant mes yeux sans que je ne m'en rende compte. Mes pensées sont à nouveau toutes tournées vers Alètheia, je décortique chaque geste et chaque sensation, comme si tout cela pouvait être une énigme créée de toute pièce par ma propre personne. Est-ce que je culpabilise ? Je ne sais plus vraiment ce que je ressens, et je n'arrive pas à lui parler normalement de peur de découvrir des choses en moi dont je ne connais pas encore l'existence.
C'est en silence que je m'installe à table après avoir prononcé la prière à l'unisson avec mes sœurs. Je suis assise en face de Marcia ce soir, qui essaye tant bien que mal de garder mon attention et me faire cracher le morceau sur ce qui m'étouffe. Je ne peux pas lui en parler, je ne pourrais jamais. Mes yeux font des vas et viens entre mon plat et le fond de la grande pièce, se posant une fraction de seconde à chaque fois sur ce qui me tiraille tant. Ce petit manège dure plusieurs minutes avant que je croise ses yeux grisâtres, qui eux me regardent sans faillir, contrairement aux miens. Ma main tenant ma fourchette ne bouge plus, ma respiration se contient à l'intérieur de mes poumons, et mon cœur, lui, pompe le sang de mes veines avec ardeur. Je soutiens son regard, les sensations sont exquises et douloureuses à la fois, et cette envie de disparaitre cogne contre mes tempes.
Une main sur la mienne m'extirpe de ma contemplation, celle de Marcia, qui me ramène à la réalité et me fait respirer à nouveau. Je cligne des yeux plusieurs fois pour reprendre constance et essaye tant bien que mal de récupérer un rythme de battements supportable. Je sais qu'Alètheia m'observe parfois, d'une autre façon dont j'ai l'habitude de le faire, c'est évident. Mais ce regard qui perce le mien me fait l'envier toujours un peu plus.
Comme nous sommes libres de faire ce que bon nous semble pour cette soirée, avec Marcia nous décidons d'aller nous promener dehors et de faire le tour du grand bâtiment. Je pense qu'aucune de nous n'a pris le temps de le faire depuis notre arrivée, pourtant l'extérieur est assez vaste et silencieux. Nous sortons par la petite cour où nous avons l'habitude de cultiver les légumes et d'étendre le linge juste en face. Marcia décide de contourner par la droite, me laissant la suivre en silence le temps d'observer cet environnement plaisant. Les rayons dorés du soleil rasent l'herbe ruisselante jonchant le sol, faisant luire les fines gouttes d'eau tombées dans l'après-midi lors de l'averse. La vue est imprenable sur l'horizon, nous obligeant à nous arrêter quelques minutes pour profiter du spectacle qui s'offre à nous. Nous continuons notre marche en zigzagant entre les quelques arbres nous surplombant, leur feuillage reprenant vie à la fin de ce rude hiver. Je pensais que nous allions discuter ou qu'elle avait des questions qui lui brûlaient les lèvres, mais le silence est d'or et nous profitons simplement de ce moment de tranquillité.
Sur le chemin du retour, je remarque plusieurs fleurs différentes qui poussent contre la pierre. Les couleurs se mélangent et donnent vie à l'arrière du couvent avec une douce odeur qui vient nous chatouiller les narines. Lorsque nous nous engouffrons par la grande porte d'entrée, j'interpelle Marcia pour lui dire que sœur Serina m'attend pour discuter, celle-ci me regarde perplexe mais n'essaye pas d'n savoir plus. Sur ces paroles, nous nous séparons avec un petit signe de la main et deux larges sourires.
Je me dirige lentement vers la pièce remplie de livres et pousse la porte en bois avec appréhension, ne sachant pas les mots qui m'attendent derrière cette discussion. Sœur Serina est en train de parcourir un livre, assise autour de la grande table au milieu de la pièce qui y prend toute la place.
- Eve, je n'étais pas sure de te voir ce soir. Viens t'assoir ici, m'invite-t-elle en tapotant sur la chaise à ses côtés.
Je m'exécute en l'observant attentivement, essayant de déchiffrer son expression joviale et amicale. Sœur Serina referme son livre en prenant le soin d'y laisser un marque-page là où sa lecture venait de se stopper.
- J'espère que je ne te dérange pas durant ta soirée libre ?
- Ce n'est pas le cas, je n'avais pas grand-chose de prévu en réalité, soufflais-je avec un sourire crispé.
- Bien ! Dit-elle en se redressent sur ces deux pieds ancrés au sol.
Son corps se déplace jusqu'à l'une des bibliothèques sans se presser, tandis que ses yeux sont à la recherche d'une embouchure pour y déposer son livre entre les milliers d'autres. C'est avec interrogation que je l'observe continuer sa marche sereinement, laissant glisser le bout de ses doigts sur les tranches âgées des écrits et leurs secrets. Ses pas sont silencieux contre la pierre froide sur le sol, et son regard se pose tantôt sur le bois foncé des bibliothèques, tantôt sur le papier jaune et poussiéreux.
- Tu dois te demander la raison de ta venue et de cette discussion, ai-je raison ?
Ma tête se secoue lentement de haut en bas pour affirmer ses dires. Sa voix continue à résonner dans la pièce tandis que son corps quitte petit à petit mon champ de vision, se retrouvant derrière moi.
- Je te trouve très bizarre en ce moment, que ce soit envers moi ou envers sœur Alètheia. Vois-tu, j'ai pris le temps d'y réfléchir pour savoir ce qui a pu te rendre si distante du jour au lendemain, et je pense en avoir trouvé la raison.
Je n'ose rien répondre, elle a l'air d'être sure d'elle sur le fait que quelque chose ne va pas, et je ne peux plus mentir à cet instant précis. Mon corps refuse de se retourner, mais je ne l'entends plus bouger depuis la fin de sa phrase.
- J'ai réussi à lier plusieurs éléments entre eux. Après de longs questionnements, j'en ai conclu que ce qui s'est passé dans cette bibliothèque, un soir, est sans aucun doute la raison de ton mutisme depuis.
Je déglutis avec difficulté face à cette vérité si dérangeante. Mes doigts se crispent et serrent mon habit immaculé de blanc, faisant ressortir mes phalanges. C'est uniquement lorsque je sens son souffle proche de mon oreille que le mien s'arrête et se coince dans mes poumons.
- Je me trompe, Eve ?
Je mets plusieurs secondes qui me paraissent être une éternité, avant de bondir de ma chaise et de m'adosser à la table ronde, lui faisant face. Mes joues ont une teinte rosée qui traduit ma gêne face à son sourire carnassier, inquiétant.
- Je ne dirais rien, balbutiai-je en agrippant de mes mains le rebord en bois du mobilier et en rivant mes yeux au sol.
- Ça je n'en doute pas, souffla-t-elle en laissant échapper un petit rire à travers la pièce, me crispant encore un peu plus.
D'un pas certain, son corps s'approche du mien, ne me laissant aucune échappatoire tellement il me surplombe de sa gigantesque ombre.
- J'ai une autre question pour toi, ma sœur. Son ton devient de plus en plus grave, et ses yeux luisent d'une chose qui m'est encore inconnue à ce moment précis. Que ressens-tu pour sœur Alètheia ?
Le silence. Sa question m'écrase telle une ancre venant se jeter sur une fine couche d'eau recouvrant de profondes abysses, coulant de son poids jusqu'au tréfonds de mon âme. Je ne sais pas quoi lui répondre, et tout simplement, je ne peux pas lui répondre.
- Pas de réponse, comme c'est évident, cracha-t-elle en riant encore un peu plus. Sœur Alètheia ne voudra jamais de toi, Eve, tandis que je suis prête à t'offrir ce que tu recherches.
Après cette question déstabilisante, sa réponse l'est encore plus. J'ai un doute sur ce qu'elle insinue, pourtant c'est clair comme de l'eau de roche.
- Ne sois pas si offusquée. Après ce que tu as vu sans en parler à la révérende mère, je ne peux que me poser des questions sur ce que tu désires.
Je ne m'étais pas aperçue que son corps se retenait à l'aide d'une de ses mains aplatie contre la table en bois, lui permettant tout un tas de gestes libres envers moi. Son autre main, attendant de pouvoir se délecter de mes peurs, se pose juste au-dessus d'un de mes genoux, me procurant un frisson d'insécurité intense. Doucement, ses doigts remontent sur ma fine peau, faisant battre mon cœur de plus en plus fort jusque dans mes tympans.
- Je ne peux pas faire ça, vous n'êtes pas... ce n'est pas ce que je veux.
Mon manque d'assurance lui arrache un sourire, ce qui ne l'arrête pas pour autant. Lorsque je sens le bout de ses ongles s'approcher dangereusement d'un point de non-retour, ma main agrippe son poignet avec force pour l'arrêter net. Mes yeux sont à présent scotchés au sien, reflétant l'énervement qui monte en moi petit à petit.
- Oh, c'est donc ça. Si à ma place se dressait sœur Alètheia, la laisserais-tu assouvir tes péchés ?
Elle sait jouer sur les mots et la persuasion, et mon cœur en continuel questionnement est bien trop influençable et instable pour lui donner tort.
- Tu te détournerai de dieu avec un unique touché de sa part, tu le sais autant que moi, Eve.
Mes yeux commencent à se remplir de larmes, je sais qu'elle a raison et que je ne peux lutter plus longtemps contre ce qui me ronge. Mes doigts se desserrent sous son influence, ma tête trop occupée à accepter les péchés mortels qui l'habitent, le tout laissant un chemin tout tracé à mon bourreau, sa lame pointant le ciel prête à s'abattre sur mon être.
Annotations
Versions