Quand le rêve s’invite au coin de la rue

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Je vivais au sein de cette grande ville sinistre appelée Paris. Mon employeur vendait un large éventail de brosses : à cheveux ou à cils, servant à nettoyer : vêtements, chats, chevaux, chaussures… les balais-brosses à destination de l’intérieur ou l’extérieur… jusqu’à la Sainte et Mythique brosse à récurer le fond des toilettes.

La société achetait des marchandises en provenance d’Asie, probablement dans des conditions de travail insoutenables, puis les revendait en France à des consommateurs qui, grâce à la qualité des produits, devraient en racheter d’autres avant peu.

J’exerçais la profession de comptable. Un métier passionnant lorsque l’on aime catégoriser et compter : Investissement ou fonctionnement ? Service des achats ou des ventes ? Crédit ou débit ? Faut-il rembourser ces frais ou non ? Des questions fondamentales au cœur de cette fonction. Mais personnellement elles ne me passionnaient guère.

Comme à chaque soir, je rentrais chez moi après ma journée de labeur. Afin de chasser l’ennui, la fleuriste me vendit un joli bouquet printanier et j’acquis à la pâtisserie un éclair chantilly surmonté de framboises, un délice. À l’intérieur de mon studio parisien, j’avais aménagé un coin cuisine où je trouvai de l’eau pour les fleurs. J’appuyai sur le bouton servant à ranger mon lit, gagnant ainsi un peu de place. Ma nature peu matinale, me conduisait à ne pas le replier au matin. Après cela, je me préparai un repas rapide mais goûteux : petite salade verte avec des tomates, le tout agrémenté de fromage de chèvre.

Après la dégustation de ma création, je rangeai les ustensiles de cuisine, puis j’agençai les fleurs aux couleurs chatoyantes, dont l’odeur venait me chatouiller délicieusement les narines, dans mon joli petit vase. Je le disposai sur la table, lançai ensuite le programme musical de la soirée : Greensleeves et quelques balades irlandaises du même style. Enfin, je plaçai sur le côté ma pâtisserie que je savourerais au fur et à mesure, afin de profiter de chaque cuillerée.

Je pris place devant ma petite table en hêtre, choisie avec soin lors d’une brocante. J’aimais tant le contact de ma main sur son bois légèrement granuleux. J’ouvris le tiroir du dessous, en sortis un paquet de feuillets déjà noircies de mon écriture fine et passionnée, ainsi que quelques pages blanches. Suivirent des images représentant différents personnages imaginaires, que j’installai verticalement de façon à les contempler. Je retirai alors le dernier élément nécessaire à mon activité : ma plume. Le stylographe m’avait coûté cher, mais il m’apportait tant de joie ! Son toucher, sa manière de glisser sur les feuilles transmettaient à mes doigts un véritable plaisir.

Ainsi, lorsque mes collègues, aimables au demeurant, mais dont le propos m’ennuyait à mourir, dormaient paisiblement, je devenais écrivain.

Sous ma plume fantasque, naissait mon rêve, de jour en jour, d’année en années. Mais je ne parvins jamais à faire avaler mes écrits à une maison d’édition. « Trop alambiqué, ça ne se vendra pas, déjà vu, manque de style », j’avais reçu maintes et maintes fois tous les types de commentaires possibles et inimaginables, se redisant parfois, se contredisant souvent. Aussi, avais-je-fini par m’en lasser et avais pris le parti d’écrire pour écrire, simplement pour mon plaisir, pour moi.

Lorsqu’enfin j’étais installé et que la satisfaction comblait tous mes sens, je me laissais porter par les mots et leur musique, mais surtout, je racontais des histoires. Des histoires de chevaliers, de princes et de princesses, de dragons et de fées, d’elfes et de gobelins, de sorcières et de magiciens.

Mes contes prenaient place dans un monde où les princesses faisaient l’amour avec d’aguichantes sorcières ou s’entichaient de chevaliers aventureux, dédaignant ces princes fats, engoncés dans des habits trop étroits et leurs certitudes, à qui on les offrait toutes crues sans leur demander la permission. Dragons et fées, jouaient aux échecs, pendant que des elfes dansaient de folles farandoles entraînant avec eux des humains émerveillés. Les gobelins fabriquaient de fabuleuses machines, les magiciens leur donnaient vie.

Terminer une œuvre, comme je l’avais prévu ce soir-là était en même temps un plaisir, mais aussi un arrache-cœur : un plaisir, car l’aventure trouvait alors sa complétude ; un arrache-cœur, car l’on quittait ces personnages tant aimés.

La soirée fut palpitante, je me couchai tardivement. Exténué, heureux et triste à la fois. Mes rêves s’enrichirent de ce mélange de sensations.

§

Le lendemain matin, je me levai à l’heure habituelle, j’enfilai un de mes nombreux costumes gris, chaussai mes petites lunettes carrées puis montai dans mon fauteuil roulant électrique. Je sortis de mon immeuble comme tous les jours, comme toute ma vie, grise et ennuyeuse, alors j’avançai lentement, le long des rues en direction du métro.

Avez-vous déjà pris le métro en fauteuil roulant ? Je ne vous le souhaite pas ! Les gens vous bousculent souvent, mais ne s’excusent pas, certains vous regardent de travers, d’autres vous toisent. Rares sont ceux qui engagent la conversation avec vous, en général, ce sont des touristes. Je ne jette la pierre à personne, les gens doivent faire à mon instar, chaque jour le même voyage dans cette grise et triste ville. Je roulais donc en direction du métro, lorsque je tournai au coin de la rue…

… Là, se dressait majestueusement, au centre de la rue bordée par des immeubles Haussmanniens, un dragon de plusieurs mètres de haut. Ses écailles, miroirs d’un brun-rouille, rutilaient de mille feux au soleil. Il atterrissait probablement à l’instant où je le vis, en attestaient ses ailes qui se repliaient. Sa tête aussi grande qu’une voiture se tourna vers moi.

Les gens dans la rue hurlaient. Certains, placés stratégiquement à une distance raisonnable, avaient sorti leurs téléphones de manière à le filmer sans danger. Pêle-mêle, automobilistes et piétons tentaient de s’échapper au milieu d’un chaos sans nom. Au milieu de cette confusion, il y avait moi. Moi que l’être gigantesque regardait, moi qui n’avais pas peur.

Je poussai mon fauteuil dans sa direction, il me suivait du regard. J’aurais certainement dû fuir, mais une sérénité profonde s’était emparée de moi. Incapable de me l’expliquer, j’avais pourtant la certitude absolue de sa bienveillance.

Des sirènes de police et de pompiers retentirent, des gyrophares éclairèrent la route de leurs lumières agressives. Leurs véhicules se plantèrent au beau milieu de la chaussée, empêchant tout passage. Heureusement, mon approche de l’animal fabuleux s’avérait suffisante, les forces de l’ordre n’entravaient pas ma progression. J’entendais crier derrière moi : les policiers me demandaient de revenir en arrière. Sans tenir compte de leurs hurlements, je continuai mon chemin.

— Viens à moi mon frère, je suis venu te chercher.

La voix puissante et caverneuse n’exprimait ni colère ni agressivité. Je me levai et marchai vers lui. Myopathe, j’avais encore l’usage de mes bras, mais mes jambes ne me portaient plus depuis de nombreuses années, les muscles avaient fondu. Cette action relevait d’une prouesse, ou d’un miracle, mais je marchais sans éprouver aucune difficulté.

— Suis-moi, maintenant, si tu le souhaites.

Sa proposition de quitter cette vie abhorrée, coincé dans cette ville terne, dans ce travail sans intérêt, dans ce fauteuil maudit, dans ce corps handicapé, me séduisit immédiatement.

Maintenant redressé, il déploya ses grandes ailes qui dépassèrent allègrement les plus hauts immeubles.

— Mais… comment…

La police approchait, je distinguai, jetant un œil sur le côté, des escouades munies de boucliers en plexiglas et de fusils d’assaut avançant prudemment vers leur cible.

— Ouvre tes ailes et envole-toi ! me conseilla la créature échappée de mes rêves.

Quelques tirs fusèrent en sa direction.

— Mais… ceux-là ? dis-je en désignant la police.

— Ils ne sont rien.

S’élançant d’un bond, il décolla, révélant son impressionnante musculature. Ouvrant alors mes ailes, je le suivis en direction du zénith. La sensation de liberté fut immédiate ! Je volais avec une facilité déconcertante, comme si cette faculté avait toujours été mienne. J’effectuai quelques cabrioles en plein ciel, brisant définitivement ces chaînes qui me retenaient à cet ancien monde. La tête en bas, regardant vers le sol, je jetai un dernier regard à cette ville de pacotille, ces immeubles en carton, ces voitures en plastiques, ces fourmis. Reprenant mon vol à l’endroit, je rejoignis le dragon.

Il m’entraîna dans un monde où les princesses faisaient l’amour avec d’aguichantes sorcières ou s’entichaient de chevaliers aventureux, dédaignant ces princes fats, engoncés dans des habits trop étroits et leurs certitudes, à qui on les offrait toutes crues sans leur demander la permission. Dragons et fées, jouaient aux échecs, pendant que des elfes dansaient de folles farandoles entraînant avec eux des humains émerveillés. Les gobelins fabriquaient de fabuleuses machines, les magiciens leur donnaient vie.

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