Svea

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Des glaciers, du silence et du sel. Sur l'horizon, des icebergs suspendus dans des mirages. Au dessus du camp, une petite éminence pour surveiller les alentours. Tout le monde dort, j'ai pris le troisième tour de garde. Il est quatre heures du matin, peut-être. Je suis comme seule au monde, sur ma colline, veillant sur le sommeil de mes douze compagnons. Nous avons abandonné nos montres et nous sommes dépouillés des encombrements de la civilisation: le temps ici échappe à notre contrôle -- le soleil ne se couche jamais, il n'y a pas d'heure, pas de rythme autre que celui des marées et des changements du vent. Les choses se font quand elles sont prêtes, ou bien pas du tout. Nous sommes hors du temps humain. L'océan est calme, son miroir parfois brisé par le plongeon d'une sterne. Quelques blocs de glace sont venus s'échouer sur le sable noir, en contrebas. Un renard argenté curieux tourne autour du matériel. A quelques kilomètres, au fond du fjord, le glacier craque; parfois de grands seracs s'effondrent dans un grondement qui résonne comme un coup de tonnerre entre les montagnes. La houle atteint parfois notre plage. Quelques oiseaux de mer rasent les flots en ponctuant l'air de leurs cris perçants. Les fulmars, curieux oiseaux planeurs ronds comme des avions-cargo, viennent parfois frôler les kayaks lorsque nous naviguons. Hier, un phoque intrigué nous a suivi de loin. Il y a des traces ici, beaucoup d'empreintes de renne, la touche feutrée, presque indécelable, des petits renards qui viennent régulièrement rôder près des stocks de nourriture, et des empreintes d'ours, aussi, un peu à l'écart du tracé de la ronde, une piste assez vieille -- comme fossilisée, les contours estompés par l'alternance de pluie et de sécheresse, le gel et le dégel -- qui mène droit sur ma tente. Je profite du calme des heures solitaires de la ronde pour noter dans mon carnet. "Traces"; "iceberg bleu, glace pure", "vent catabatique". Les noms des oiseaux, labbes, sternes, plongeons. Des plantes: pavot arctique, cassiope, saxifrage.

L'Arctique règne en maître ici, nous sommes sous sa coupe: l'humain semble annihilé, réduit à moins que rien, un organisme vulnérable face à la puissante nature qui l'entoure. Retour à un stade primitif, minimaliste, vulnérable, à l'expérience profonde du présent, de la morsure du froid, de l'inquiétude de croiser l'ours, de l'angoisse sourde qui survient, parfois, face à cet environnement sans merci, à l'idée de rester piégé ici -- une sorte de claustrophobie de l'infiniment grand. Les distances sont trompeuses, les repères fluctuants, les sens faillibles. Hier, le vent s'est levé, en pleine navigation. Le ciel limpide s'est chargé de noir, d'un coup. Le flanc montagne au pied duquel nous campons a disparu sous un nuage bas. Les embruns se sont abattus sur nous, le glacier s'est réveillé, projetant ses tonnes de glaces derrière nous, soulevant les vagues autour de nous. Le groupe s'est délité, les autres kayaks, de couleur vive, ont disparu de notre vue, chaque équipage s'échinant à pagayer en ligne droite pour sortir du coup de vent, vers un vague repère, vers la sécurité toute relative du campement. Ce soir-là, j'ai noté "ai fait l'expérience du Sublime."

Je dois aller réveiller F., le guide, qui prendra le dernier tour de garde. F. a des yeux d'un bleu-vert changeant et un regard perçant, capable de voir un point sur la grève à des distances impossibles. Il parle peu, ses gestes sont précis et efficaces. Il parcourt la moraine avec une vigilance confiante, le visage serein, comme si marcher était une sorte de méditation. Parfois il s'arrête et me fait signe, me signale à voix basse un oiseau, une fleur, une formation géologique avec dans les yeux un émerveillement toujours renouvelé face à cet environnement unique. Parfois deux femmes du groupe, caquetante comme des oies, débarquent bruyamment, faisant fuir l'oiseau local, oubliant les noms des plantes et des roches. Alors F. me jette un regard amusé de conspirateur, comme si nous avions partagé des bribes de connaissances arcanes, avant de se remettre en route. Sous nos pas, la nature s'éclaire de ses explications et de ses anecdotes; l'Arctique nous devient presque compréhensible, familière. C'est un meneur, un compteur né -- il a le don rare de mettre le monde en mots; nous sommes silencieux, attentifs, envoûtés par sa voix chaude et son timbre calme. L'ordre s'impose de lui même, sans qu'il n'ait à nous le rappeler, sans qu'il n'existe de hiérarchie. C'est une personnalité atypique, qui semble rayonner de la confiance de savoir ce qu'il fait et où il va.

F. se réveille dès que j'appelle son nom, à voix basse, auprès de sa tente. Il se lève, ébouriffé, l'air encore endormi, écoute mon compte rendu, hoche la tête, récupère le pistolet d'alerte, les jumelles. Je retourne dormir pour deux heures, jusqu'à la fin de la garde: c'est la dernière, nous partirons ce soir. Sur la plage, alors que nous attendons le zodiac sous le soleil de minuit -- il est 1h38, il a bien fallu réapprendre l'heure, l'avion part à 7h -- l'ambiance est étrange, nous empilons le matériel avant de prendre le temps de dire au revoir à F., que n'avons vraisemblablement que peu de chances de croiser à nouveau.

"J'espère que vous avez trouvé ici ce que vous étiez venus chercher", nous dit-il, en ajoutant un mot pour chacun. Le zodiac est là, nous chargeons tout pour la première rotation. Un autre groupe doit arriver pour nous remplacer, tout va soudain vite, et nous avons oublié comment nous dépêcher. Soudain je suis de retour sur un bateau, il y a de la musique, le bruit des moteurs, et une dizaine de personnes de l'autre groupe, que nous croisons. Ils ont l'air un peu désorientés, fatigués après une longue journée de voyage, encore empêtrés dans les habits de ville. Je vois mon reflet dans la vitre du bateau, les cheveux hirsutes, les yeux rougis par le vent, emmitouflée dans une parka. Que cherchais-je en venant ici? Sur le bateau, je m'endors en cinq minutes, bercée par le ronronnement du moteur et la chaleur de la cabine. Sur la grève, en m'aidant à passer mon gilet de sauvetage, F. m'a dit, d'un air faussement solennel, comme s'il s'agissait d'une cérémonie: "Je te nomme ornithologue en chef de ce groupe! Va, et répands la Connaissance!". Je quitte l'archipel du Svalbard avec son sourire léger dans le cœur, l'indicible grandeur des paysages du Nord et la nostalgie étrange de quitter un foyer jusqu'alors inconnu.

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