Chapitre 19
L'appréhension se saisissait d'Aodhan alors que l'embarcation fendait les flots. À mesure qu'ils progressaient dans le sud, les vagues se faisaient plus agitées, plus hautes et traîtres. Le jeune homme s'agrippait sur le bastingage, sa peur de la mer manquant de reprendre le dessus.
En le voyant, Roderick émit un petit rire et s'approcha de lui. Durant leurs deux jours de voyage, ses cheveux étaient devenus plus grisonnants encore et son dos commençait à se voûter. L'âge le rattrapait dangereusement. Malgré tout, lorsqu'il s'agissait de diriger le navire, il faisait preuve de la force d'un homme de vingt ans.
- Ne t'en fais pas, Aodhan. Regarde, l'île approche. Lorsque Yohamitään me reconnaîtra, elle apaisera les vagues pour nous laisser passer entre les récifs.
En plissant des yeux, Aodhan aperçut en effet la silhouette d'une île surmontée d'une haute montagne. Plus les minutes passaient, plus il commençait à douter de l'affirmation de Roderick. Il aurait mieux fait de rester sur la terre ferme. Mais avant qu'il puisse penser à Arendelle, autre chose chassa ses pensées.
La mer se fit de plus en plus calme. Les vagues disparurent et la météo se fit plus clémente, jusqu'à les faire naviguer sur une mer plate. Seul le vent soufflait encore en bourrasque et gonflait leur voile en direction de l'île. Celle-ci était entourée de récifs hauts et acérés, mais Roderick manœuvrait avec suffisamment d'habileté pour les esquiver.
Bientôt, ils atteignirent le rivage.
Aodhan s'attendait à ressentir du soulagement, mais dès qu'il posa un pied sur le sable fin, un poids alourdit son cœur. Une présence malfaisante se trouvait ici, il ressentait son regard sur ses épaules, laissant un frisson parcourir son échine. Yohamitään les guettait.
Au lieu du sel marin, une odeur de brûlé envahissait ses narines, laissant une traînée âcre et désagréable au fond de sa gorge.
Face à eux, une masse sombre attira immédiatement son attention, arrondissant ses yeux lorsqu'il la reconnut.
- Est-ce que c'est... ? commença-t-il.
- En effet, confirma Roderick en avançant à côté de lui. Telle qu'elle est dans mes souvenirs. Je me suis servi des ténèbres de Yohamitään pour la faire.
Malgré le ressentiment qu'il ressentait pour cet homme, et l'appréhension que lui inspirait cette île, il devait reconnaître qu'il était impressionné par la dédication de Roderick.
- Mais nous n'allons pas là-bas, reprit ce dernier. Pas tout de suite, en tout cas. Si nous voulons atteindre Yohamitään, ce sera par ici.
Il pointa du doigt le sommet de la montagne qui surplombait la masse sombre. L'ascension s'annonçait longue et laborieuse. Aodhan jeta un regard au vieil homme.
- Vous êtes sûr d'y arriver ?
L'homme se tourna vers lui, les sourcils haussés et un sourire amusé sur le visage.
- As-tu peur de te faire dépasser par un vieillard ? ricana-t-il. Dépêchons-nous. Une fois au sommet, neutraliser Yohamitään sera ma rédemption avant que l'âge ne me rattrape...
Il soupira en contemplant ses mains ridées et frêles. Aodhan lui donna une tape sur l'épaule pour l'encourager, et ils se dirigèrent ensemble vers la montagne.
Les deux hommes gravissaient la montagne avec difficulté, son sentier dégagé s'était rapidement changé en pentes escarpées. Aodhan, légèrement essoufflé, avançait malgré tout d'un bon pas. Quant à Roderick, il semblait affaibli par le poids des années qui le rattrapaient.
Ses mains tremblantes, aux doigts squelettiques, s'accrochaient aux rochers tandis que ses jambes peinaient de plus en plus à trouver la force nécessaire à chaque pas.
Ses doigts dérapèrent sur la surface lisse et acérée d'un rocher. Il bascula dangereusement en arrière.
- Attention ! s'écria Aodhan en se précipitant.
Il attrapa le vieil homme par le bras, lui évitant de justesse de dévaler la montagne et se briser le dos. Il remit Roderick sur pied, ce dernier lui tapota l'épaule d'un geste reconnaissant.
- Merci, Aodhan, souffla-t-il en essayant de se remettre de ses émotions. Merci de m'aider malgré tout ce que j'ai fait...
- Nous devons mettre nos différends de côté pour le moment, répondit le jeune homme. Le destin d'Arendelle en dépend.
Il lui jeta un regard en coin pendant que Roderick hochait lentement la tête.
- Et comme vous l'avez dit, vaincre Yohamitään est le seul moyen de vous racheter avant que vous mourriez.
Roderick se raidit, les yeux exorbités, en entendant ses paroles. Aodhan avait parlé d'un ton plus ferme que ce dont il avait l'habitude, et pendant un instant, il crut que le vieillard allait se jeter sur lui. Mais il se contenta de hocher de nouveau la tête en fermant les yeux.
- Tu as raison. En attendant, j'ai besoin de toi pour gravir la montagne, j'ai bien peur de m'effondrer à chaque pas.
- Appuyez-vous contre moi, répondit Aodhan, mais vous avez intérêt à avancer à bonne allure.
Roderick s'appuya sur l'épaule du jeune homme, et ils reprirent leur ascension de la montagne. Malgré l'effort intense et la fatigue qu'ils ressentaient, ni l'un ni l'autre ne s'autorisa à céder à l'épuisement.
Finalement, après un long quart d'heure de marche, ils arrivèrent au sommet de la montagne. Le panorama qui s'offrait à eux aurait pu être magnifique dans d'autres circonstances : tout autour d'eux, la mer cerclait l'île et se poursuivait jusqu'à l'horizon. Mais la présence des ténèbres alourdissait l'atmosphère.
Le vent balayait les vagues et le visage des deux compères, les vagues reflétaient le gris du ciel, et en-dessous d'eux, la masse noire de ténèbres s'étendait jusque dans l'océan, où elle progressait comme une maladie, une marque qui contaminait les flots et le sol sous-marin, s'étirant comme des tentacules maléfiques. Aodhan n'eût aucun mal à deviner l'endroit qu'ils voulaient atteindre. Arendelle.
- Et maintenant, que faisons-nous ? demanda-t-il en tournant le dos à cette vision.
- Prends la corne, lui expliqua Roderick. Depuis ce point culminant, sa lumière atteindra toute l'île et dissipera Yohamitään.
Tout en parlant, l'homme regardait tout autour de lui, visiblement nerveux. Il se tordait les mains, visiblement à deux doigts de se ronger les sangs. Aodhan comprenait son inquiétude, mais il trouvait tout de même qu'il exagérait.
- Ce n'est pas à vous de le faire ? demanda-t-il en lui tendant la corne. Je croyais que cela devait être votre rédemption.
Roderick posa les yeux sur la corne et recula d'un pas en hochant négativement la tête.
- Je me sens trop faible pour l'utiliser, soupira-t-il. Je crains de ne pas avoir assez de force pour activer son pouvoir.
- Je vois.
Aodhan ramena la corne contre lui et avança sur le bord de la montagne. L'anxiété de Roderick commençait à le gagner, il sentait son cœur s'accélérer alors qu'il balayait du regard l'île en contrebas.
Il leva finalement la corne au-dessus de sa tête et ferma les yeux en se concentrant pour invoquer son pouvoir. « Pour Arendelle », pensa-t-il. « C'est notre chance - ma chance - de sauver le royaume une bonne fois pour toutes, de prouver ma valeur. De sauver Elsa... »
L'image de la jeune femme flotta devant ses yeux clos, et une douleur transperça son cœur. Plus il pensait à elle, et plus la douleur lui coupait le souffle. Lorsqu'il revit son visage proche du sien, lorsqu'elle l'avait attrapé par le col le soir de son départ, il eût l'impression qu'une lame invisible lui lacérait le cœur.
La corne resta froide et terne.
Aodhan rouvrit les yeux en ramenant l'objet devant son visage. Une vague de panique le submergea alors qu'il sentait le poids de l'échec peser sur ses épaules et son cœur. L'amour qu'il ressentait pour Elsa ne suffisait plus, il n'était plus assez fort pour la corne. Ses sentiments étaient dévorés par la culpabilité.
Une bourrasque balaya le sommet de la montagne où ils se trouvaient, alors que tout devint noir. Les nuages s'épaississaient et engloutissaient maintenant la lumière du soleil. Le cœur du jeune homme rata un battement, un long frisson lui parcourut l'échine. Il ressentait sa présence. Yohamitään était là.
Une sphère sombre se forma face à eux, flottant dans les airs, entourée par des panaches de fumée et des ténèbres tentaculaires qui semblaient vouloir s'enrouler autour de leur cou. Aodhan fit un pas en arrière, horrifié, la corne retombant le long de son corps. Il était incapable de détacher son regard de l'entité qui se formait face à eux. Il pouvait ressentir toute la malveillance qui en émanait, une aura agressive et dangereuse qui enveloppait l'air.
A contrario, Roderick s'avança, écartant les bras, un sourire vainqueur sur son visage ridé.
- Yohamitään ! Je suis revenu à toi ! s'exclama-t-il. Et comme tu l'as vu, la corne est neutralisée, son pouvoir a disparu. Confie-moi une nouvelle fois tes pouvoirs, et désormais plus rien ne pourra se dresser sur notre chemin !
Un grognement rauque s'éleva tout autour d'eux, semblant provenir de la montagne elle-même. Un nuage de ténèbres se détacha de Yohamitään et entoura Roderick. Les rides de son visage s'effacèrent, son dos voûté se redressa, ses cheveux retrouvèrent leur noir de jais, et une lueur sinistre éclaira de nouveau ses yeux sombres. Roderick avait retrouvé sa prestance, sa menace, ses pouvoirs. Il se tourna vers Aodhan, un sourire carnassier aux lèvres.
- Je ne t'ai pas oublié, Aodhan. Merci pour ton aide.
Il tendit la main vers le jeune homme. De nouveau, des ténèbres se détachèrent et se dirigèrent vers lui. Aodhan voulut s'enfuir, mais son corps ne répondait plus. Le nuage de ténèbres se referma autour de ses bras, ses jambes, en l'immobilisant complètement.
Dans un dernier effort désespéré, il tenta d'invoquer la lumière de la corne dans sa main tremblante. Mais son esprit était rongé par la peur et la honte d'avoir échoué. La corne demeura muette. Elle semblait presque se moquer de lui alors que les ténèbres s'insinuaient en lui.
Il pouvait les sentir s'approcher de son cœur, le manipuler, lui faire découvrir la puissance de ses sombres pouvoirs.
« Pardonne-moi, Elsa » pensa-t-il, avant que tout ne devienne noir.
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